39e Bougie : Douce amertume
Le sommeil. La conscience de dormir entrecoupé de brefs réveils sans oser ouvrir les yeux.
La fatigue. Le sentiment de n'avoir jamais assez de temps pour récupérer.
L'angoisse. La traque d'une bête féroce en pleine nuit.
Lola se sentit émerger par à coups plusieurs fois avant de parvenir à réussir vraiment. Ses iris dilatés s'accrochèrent à l'unique source de lumière ; une veilleuse aromatique. Un léger parfum de résine et de bois s'élevait dans l'air, mêlé à un parfum moins naturel, plus proche d'un après-rasage. Elle connaissait cette odeur.
Les sensations de son corps revenaient peu à peu. La douceur du drap sous elle, celui de la couette aérienne, puis la fraîcheur d'un souffle. Une grande main qui entourait la sienne. Elle connaissait cette peau.
Les souvenirs, enfin, tel un tsunami furieux qui l'engloutit pour l'échouer plusieurs minutes plus tard, pantelante, sur le rivage désolé de sa conscience épuisée. Elle avait réussi... Mais à quel prix ?
– S...
Ses lèvres parcheminées et sa gorge sèche se brisèrent à prononcer son nom. Lola décida plutôt de serrer ses doigts à plusieurs reprises. Il sursauta presque aussitôt et se pencha sur elle dans une caresse tendre. Elle ne voyait rien, il lui cachait le peu de lumière de la pièce, mais elle sentit ses larmes sur ses joues et entendit ses sanglots dans sa voix.
– Lola ! Dieu soit loué...
Les lèvres de Sébastien se posèrent sur son front. Elle le laissa évacuer son soulagement un long moment, indécise. Se sentait-il soulagé de ne pas l'avoir perdue ? Ou de n'avoir pas perdu son emploi ? A moins que...
– S...
Une lueur déchira le noir de la chambre : l'écran d'un portable.
– Ici Sébastien, Messiah est réveillée. Je répète : Messiah est réveillée. Fais circuler l'info, Mike, et ramène le médecin !
Lola entendit une première clameur au loin, puis une seconde, avant de percevoir l'écho incroyable de hurlements de joie plus bas. Elle se sentit sourire malgré elle, alors qu'elle serrait plus étroitement la main d'Oster.
– Soif !
Pourquoi se mit-il à rire ? Elle s'en fichait. Pour le moment, elle désirait surtout boire. Les autres problèmes, elle verrait à s'en occuper plus tard.
La télévision grésillait à chaque changement de chaîne. Ils ne parlaient que d'elle et Lola commençait à en être fatiguée. Lovée dans le canapé de sa grande salle à manger, emmitouflée dans une couverture en polaire, un lapin en peluche géant entre ses bras, elle ne ressemblait pas à l'héroïne incroyable décrite partout. La jeune fille laissa sa main plonger dans le grand bol de bonbons posé au sol et en sortit une sucette à la cerise qu'elle engloutit avec délice dans sa bouche.
Demain, cela ferait un mois depuis l'accident de l'hôpital. Et le bâtiment, presque terminé d'être rénové, ouvrirait à nouveau bientôt ses portes. Contrairement à elle, il se portait donc fort bien. Lola soupira avant de zapper encore une fois. Cette fois, il s'agissait d'une émission sérieuse sur les conséquences de sa présence dans la société. D'abord décriée, puis remise en question, l'incident avait produit un effet imprévisible à propos d'elle : une folie mondiale. Et sa présence sur presque toutes les chaînes télévisées n'en était qu'une conséquence mineure.
– Lola ? Vous désirez manger quoi ce midi ?
Sébastien venait d'entrer dans son costume impeccable et bien repassé. Lola le contempla en silence plusieurs secondes avant de laisser sa tête reposer sur celle du lapin moelleux entre ses bras.
– Pas faim, marmonna sa voix toujours rauque.
Si la population mondiale l'avait hissé sur une piédestal, elle demeurait sur le plancher des vaches. Sa voix demeurait celle d'une grand-mère, parler lui était aussi difficile que n'importe quoi d'autre. Le pire restait ses jambes qui ne la portait pas. Elle dépendait de Maria et Sébastien toute la journée pour chaque tache de sa vie quotidienne.
– Vous comptez carburer aux bonbons chimiques toute la journée ? Ce n'est pas sain, vous savez !
Il se rapprocha du canapé et récupéra le saladier vidé de moitié d'une grimace désespérée. Pour unique réponse, Lola lui offrit son sourire le plus innocent et charmant ; bingo. D'un geste vaincu, il reposa l'objet à sa place avant de s'asseoir à ses côtés.
– Vous ne préféreriez pas jouer un peu à l'ordinateur, plutôt que de vous abrutir devant la télé ?
Ses iris brunes se fixèrent dans celles vert forêt de Sébastien. Elle connaissait si bien ce regard... Pourquoi avait-elle cette impression d'être face à une vérité qu'elle ne comprenait pas ? Sa mère lui avait révélé, avant son départ de la demeure des Markford, que Sébastien avait été envoyé par son père pour l'aider. Qu'il l'avait guidé vers elle, forcé à la protéger, inciter à s'occuper d'elle... Son ingérence dans sa vie l'agaçait, au début. Puis elle y avait trouvé un soutien précieux. Il avait pris la place de son père absent. Et maintenant ? Voilà bien longtemps qu'elle le considérait comme un allié. Seulement ? Il renfermait en lui une réponse. Depuis son retour de l'Emeth, elle en était sûre.
– Lola ? Vous allez bien ?
Rha ! Sa manie de la vouvoyer ! Elle lui tira la langue avant de se pivoter pour faire passer sa tête du lapin à son épaule. La jeune femme le sentit s'agiter de soubresauts avant de se laisser faire, comme d'habitude. Il ne fallut que quelques instants pour que sa main chaude vînt caresser ses cheveux avec douceur.
– Seb...
– Hmm ?
Elle adorait ces instants de flottement remplis de bonheur et de simplicité. Il n'existait plus qu'eux au monde. Ils se retrouvaient dans une bulle de douceur bienfaisante.
– Mon père... Il...
Lui faire confiance. Lola sentait qu'il devait savoir. Tout savoir. Elle s'enfonça un peu plus entre ses bras et commença à lui raconter l'histoire de Yann Becquerel*. Malgré la souffrance qu'elle éprouvait à devoir parler, surtout aussi longtemps, elle ne fit aucune pause. Pendant plus d'une heure, elle raconta les aléas de celui qui était devenu le Passeur de Mondes. Mais aussi, elle lui révéla ses origines, celle d'Eola, l'une des deux premières âmes de l'univers, ainsi que la présence de son jumeau, Aloé. Enfin, Lola termina par lui révéler avoir été désignée Gardienne du Destin malgré son statut d'âme incarnée dans un corps...
Durant tout son exposé, Sébastien continuait de lui caresser la tête en silence. Il espérait des révélations depuis des mois, mais il avait presque oublié la possibilité de les obtenir, au final. Il se demandait encore pour quelles raisons elle avait décidé de tout lui révéler, qu'elle s'arrêtait de parler, aphone. L'homme se pencha vers la table basse pour récupérer le verre d'eau dessus et l'inciter à boire. Il songeait déjà à sa réponse...
– Vous...
Lola le pinça. Il savait bien qu'elle détestait d'être vouvoyée, mais s'il décidait de la croire du début jusqu'à la fin, il trouvait cela fort à propos.
– Vous manipulez donc le Destin ?
Elle répondit d'un hochement de tête non sans se blottir à nouveau contre lui. Elle ressemblait à une gamine avec son vieux pyjama, sa couverture et son lapin en peluche... Mais il sentait qu'il ne devait pas s'y tromper.
– Et les autres Gardiens ?
– Mélanna détient la Mémoire. L'Espace et le Temps étaient fusionnés avec papa pour se remettre, je n'en sais pas plus, chevrota sa voix.
– Est-ce que... Vous êtes... La première ?
Le regard dubitatif de Lola se porta sur lui. Elle ne semblait pas avoir compris sa question. Il décida de la reformuler le plus simplement possible.
– Est-ce qu'un autre Gardien incarné aurait déjà vécu, autrefois ? Afin d'expliquer une pêche miraculeuse, une résurrection, ce genre de choses ?
– Peut-être. Aloé semble s'être réincarné sur Terre, avant. Mon inconscient dans l'Emeth me l'a soufflé et m'a incitée à le retrouver...
Cette fois, ce fut Sébastien qui darda sur elle des yeux perdus. Elle avait omis ces détails... D'un soupir, Lola prit une autre gorgée d'eau pour se donner du courage et lui révéla tout ce qu'elle savait sur les Naevas, ces sortes de mondes différents du leur mais intrinsèquement liés à leur réalité. Elle avait l'impression d'expliquer un univers fantastique à ce pauvre homme, visiblement dépassé par toutes ces informations incroyables.
– D'accord... Comment peut-on reconnaître cet Aloé ? Et... Est-ce déplacé de dire que... Aloé verra que son prénom est ridicule ?
Lola voulut rire mais se mit surtout à tousser si fort que Sébastien s'excusa aussitôt. Il réussit à se défaire de son étreinte pour aller lui chercher les pastilles pour la gorge prescrites par le médecin. Elle grimaça bien à leur vue mais en prit une malgré tout : ces petites choses au goût affreux possédaient au moins le mérite d'améliorer sa voix de jour en jour.
– Donc... Comment le retrouver ? Enfin, je dis « le » mais il s'agit peut-être d'une femme ?
– D'après... Mon « moi » – et ça vaut ce que ça vaut – il s'agirait plutôt d'un homme, puisqu'il... Enfin « j' » en parle toujours au masculin... La dernière phrase dont je me souviens, c'est « vous êtes connectés ». Et avant que tu me poses la question... Si je suis liée à la Mémoire et au Destin, lui serait plutôt en accointances avec l'Espace et le Temps.
– Justement les deux Gardiens mal en point... Cela aurait-il une incidence sur ses capacités ?
La jeune femme lui répondit d'un regard noir éloquent. Il soupira donc, fataliste, d'avoir posé une question pareille. Quel idiot il faisait ! Bien sûr qu'elle n'en savait rien... Quelques pensées désagréables effleurèrent alors son esprit. Il se racla la gorge, indécis. Devait-il penser pouvoir représenter cette âme spéciale, juste à cause de son pouvoir si agaçant ? Non. Sébastien ne désirait pas prétendre à une place qui ne lui revenait pas. Son regard effleura la jeune femme vautrée sur le canapé qui somnolait à moitié. Toute cette discussion l'avait épuisée et sa pastille avait tendance à l'endormir.
– Je vous laisse vous reposer... Nous reparlerons de tout cela plus tard.
Il lui caressa la tête tendrement et s'éloigna avant de lâcher une bêtise. Il n'était que Sébastien Oster et n'existait que pour prendre soin d'elle et la protéger. Il ne lui restait plus qu'à trouver cet « Aloé » pour elle...
Sa main resta figée sur la poignée de l'entrée une bonne minute. Il jeta un dernier regard vers le canapé, les oreilles du lapin qui en dépassaient et qui s'agitaient par moment.
« Sébastien, reprends-toi ! Ne sois pas idiot ! » se morigéna-t-il avant de sortir, en colère.
Mike salua l'arrivée de Sébastien dans le bureau d'un signe de tête. Son supérieur ne lui répondit pas, les yeux dans le vague et l'air hagard. Le responsable de la sécurité s'en inquiéta aussitôt et releva le nez de ses écrans de surveillance pour se rapprocher de lui. Oster n'avait pas tendance à mélanger le travail et les soucis personnels, mais cette fois, le géant sentit qu'il était fourré dans un problème épineux.
– Messiah va bien ?
– Hmm.
– Tu vas bien ?
– Hmm.
– Ce matin, j'ai mangé le chat du voisin !
– Hmm.
Aucun doute : il ne l'écoutait même pas ! Mike haussa les yeux au ciel avant de lui tapoter le dos, sans plus de réaction de son chef. La dernière fois qu'il l'avait vu ainsi, c'était à l'hôpital après que Messiah l'ait ponctionné de son énergie. Il lui prit le menton d'autorité et le força à le regarder dans les yeux.
– La petite t'a encore piqué des forces ?
– Messiah ! corrigea-t-il en mode automatique. Et non, finit-il par répondre, après une seconde.
Un large sourire éclatant de blancheur sillonna le visage sombre du responsable des lieux. Cette fois, Sébastien avait bien réagi ! Il décida donc de lui tapoter la joue pour l'asticoter un peu plus.
– Alors c'est quoi le problème ? T'as enfin remarqué qu'agir comme un papa poule c'était pas ce que tu voulais vraiment faire ?
– Mais de quoi tu parles, Mike ? ronchonna Sébastien en fronçant les sourcils.
– Ah... T'en es toujours là ? T'es un cas désespérant ! lâcha l'autre, épuisé.
Mike retourna vers ses écrans de surveillance de mauvaise grâce. Il tenait à Oster plus que de raison. Il éprouvait la même émotion pour Messiah. Et il les observait assez tous les deux pour savoir certaines choses bien avant eux. Pour résumer, il avait l'impression d'être le seul à voir deux trains se foncer dessus. Et aucun des deux refusaient d'ouvrir les yeux ! Pourquoi ne pouvaient-ils pas admettre qu'ils étaient connectés, à un niveau que même lui n'arriverait jamais à atteindre ?
Il soupira encore une fois. Douce amertume...
Publié le 22/03/18
Désolée du retard, une belle migraine hier m'a clouée au lit !
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