36e Bougie : Comme une bougie dans le vent
Un sentiment de danger flottait dans l'air depuis le matin. D'abord ténu, il s'enhardissait à mesure que les heures défilaient. Dès midi, Sébastien sentit qu'il devait se montrer encore plus attentif. Pourtant, le soir arriva sans qu'il n'ait trouvé d'où provenait la menace. Sa sensation disparut sans qu'il n'en comprît la raison.
– Mike ?
– Oui, monsieur ? J'veux dire, oui, Seb ?
Assis dans la salle de contrôle des caméras, les deux hommes visionnaient les images filmées durant la journée sur demande d'Oster. Un élément propice à nuire s'était introduit parmi eux ; ils devaient trouver quoi - ou qui.
– As-tu déjà eu cette impression de te trouver devant la vérité sans réussir à mettre le doigt dessus ?
L'expression sombre du grand brun ne fit que s'accentuer encore. Seule la lumière stroboscopique des écrans qui défilaient à vive allure les va-et-vient du personnel éclairaient quelque peu sa peau ébène.
– Oui. Je suis dans la surveillance et la sécurité depuis mes dix-huit ans, Seb. Je sais très bien ce qui te mine... T'as senti un truc pas net et je te crois. Côté instinct, tu me bats à plate couture, tu sais ?
L'autre ne répondit pas immédiatement. Il n'en avait encore jamais parlé à personne et hésitait depuis le début à le révéler à Mike. Pourtant, malgré son côté terre-à-terre, ce type possédait une sacré ouverture d'esprit. Surtout depuis sa rencontre avec Lola, il fallait l'avouer. D'un soupir intérieur, l'ancien agent un poil parano décida de mettre ses habitudes en veilleuse.
– Si je t'avoue pouvoir anticiper certains aspects de l'avenir, t'en dirais quoi ?
Le chef de la sécurité tiqua un peu avant de reporter son attention sur son supérieur. Il paraissait serein, mais son esprit en ébullition bouillonnait. Mike avait le sentiment de toucher enfin à un mystère qui lui échappait depuis sa rencontre avec cet homme.
– Que je comprends mieux certaines de tes réactions. Mais que je flippe deux fois plus. Si t'as senti un truc pas net aujourd'hui, c'est plus de l'instinct, mais de l'anticipation, non ?
Le léger haussement de sourcil de Sébastien trahit sa surprise. Il s'attendait à plus de rebuffades et de questions... Aurait-il encore plus sous-estimé ce type ? Quelle ironie ! Lui qui l'avait embauché, persuadé qu'il serait un bon élément, il ne se faisait même pas confiance. Un coin de sa tête désirait faire confiance de plus en plus à ce « don », mais l'autre, codifié par la société et son rôle au bureau, continuait de vouloir le refréner.
– Justement, Mike. Moi-même je n'arrive pas à me décider. L'impression a été si floue toute la journée qu'il m'est impossible de savoir si je l'ai eu à cause d'un avenir possible ou de mon instinct parano qui aurait prit le dessus.
– Hm. Et Lola, elle en dit quoi ?
Le coup d'oeil meurtrier de Sébastien l'informa plus efficacement qu'un long discours.
– Tu trouves pas que tu la surprotèges à nouveau ? Je croyais que tu voulais le rendre plus indépendante et...
– Rha, je sais ! l'interrompit Oster. Seulement tu me vois lui dire « Bon, je sais pas ni où ni quand ni par qui, mais vous risquez d'être attaquée », comme si elle ne s'en doutait déjà pas !
– Seb...
Mike soupira avant de reprendre d'un ton le plus calme et doux possible.
– Je parlais de ta faculté à anticiper l'avenir.
– Hors de question, trancha le brun d'un regard vert plus glacial qu'une banquise.
Un frisson parcourut l'échine du chef de la sécurité malgré lui. Une envie folle de protéger cet homme autant qu'une autre, bien moins sage, le força à reporter son attention vers les écrans, pour ne pas faire d'impair. Margareth s'était moquée de lui quand elle avait découvert la vérité sur lui, mais paradoxalement, elle lui avait aussi confié Sébastien. Une pensée sournoise et quelques souvenirs l'incitèrent à poser la question brûlante :
– Et Margareth ? Le sait-elle ?
– Non.
Le mot claqua dans l'air tendu du bureau. Et une conclusion bien amère fut déduite par Mike ; sa décision de ne pas se marier avec Margareth ne provenait peut-être pas de sa volonté. Un don qui se révélait être un poison, voilà ce qu'il en pensait.
– Si demain tu devenais la plus grande menace pour Lola, tu partirais aussi ?
Sa bouche avait parlé avant qu'il n'ait le temps de la retenir. Mais les sentiments que ressentaient le jeune homme pour ces deux êtres exceptionnels étaient si proches qu'il se devait de les protéger tous les deux. Même d'eux-mêmes.
Sébastien se rembrunit encore plus sur son siège, les sourcils froncés, la bouche pincée, les yeux plongés dans les images de surveillance qui défilaient toujours. Il s'était détesté à l'époque d'avoir fuis celle qui représentait la femme de sa vie. Il se haïssait aujourd'hui encore. Mais la question de Mike, il se l'était posée à de nombreuses reprises, sans résultat. Une envie de frapper le type qui venait d'oser lui demander une telle chose le titillait, mais il savait depuis belle lurette qu'il était surtout en colère contre lui-même, en vérité.
– Je n'sais pas, Mike.
Sa voix rauque et menaçante trahissait à nouveau tout son paradoxe intérieur. Si Lola risquait sa vie à cause de lui, la fuirait-il ? Il le faudrait. Le pourrait-il ? Impossible d'en jurer.
– Stop !
Le doigt de Mike appuya sur le bouton de pause et l'image se figea. Sur l'écran ils pouvaient voir quelques agents de sécurité qui patrouillaient dans le hall d'entrée. Le chef de la sécurité ne voyait rien de suspect, mais lança néanmoins un regard curieux vers Sébastien.
– T'as esquivé la discussion pour ça ? Ou tu vois un truc que j'ignore ?
Un coup d'oeil noir du brun l'incita à arrêter de sourire comme un idiot. Ce dernier se releva de son siège pour se rapprocher de l'écran et poser un doigt sous le visage d'un type en costume que Mike ne connaissait pas.
– Lui.
– Monsieur Joyeux ? C'est qui ?
– Un comptable... Kun... Kunter ? Son nom m'échappe. Un patronyme allemand. Il avait un prénom russe... Vladimir, il me semble.
– Et alors ?
– Il m'a fait une drôle d'impression, à sourire tout le temps.
– Car les comptables ont pas l'droit d'être des gens heureux ? Seb, allons !
– Je t'offre le vieux proverbe d'un ami : « Quand tu trouves pas, tu essayes tout, même le plus ridicule. »
Sébastien se redressa et dégaina son portable, non sans fouiller dans sa veste à la recherche de la carte de visite de ce Vladimir. Sous l'expression pensive et un peu inquiète de Mike, il pianota dans ses contacts avant d'attendre que son interlocuteur décroche.
– Hey Altab ! Ici Professeur X pour une mission spéciale, ça t'intéresse ?
L'expression hallucinée du chef de la sécurité valait son pesant d'or. C'était quoi ce langage codé de lycéens ? Cette fois, il préféra se taire et ne rien demander.
– Il me cache quelque chose, décréta Lola.
– Commé toûs les hombres, ma chérrrie, plaisanta Maria. Voûs prrréférrrez la bleûe ou la rrrôse ?
– Comment ?
– Votrrre rrrobé !
La jeune femme fronça le nez par déplaisir et ronchonna.
– Je préférerais un pantalon et un bon vieux t-shirt sale !
La brave femme pointa son visage horrifié hors du dressing pour mieux planter ses yeux sombres sur elle. Nul doute que Maria risquait de fondre sur elle tel un oiseau de proie pour lui offrir un sermon sur la montagne... Lola décida donc de faire machine arrière le plus vite possible et lui tira la langue dans un sourire.
– Je plaisante !
– Ôh ! Vilainé fillé ! Poûr la peiné, yé choisi poûr voûs !
Un rire discret secoua les épaules de Lola, ravie d'avoir fait marcher sa femme de chambre ; même si elle n'en pensait pas moins. D'après Markford, porter des robes relevait de l'impératif de propagande autant que du savoir bien s'habiller. Mais de son côté, ses bons vieux pantalons lui manquaient. Surtout en plein hiver ! La jeune fille n'avait jamais supporté les bas, tous s'effilaient ou se trouaient, un véritable enfer.
– Régardé ça !
Maria sortit de la pièce surchargée de vêtement avec une adorable jupe bordeaux en velours et un chemisier de soie blanc cassé. Une ceinture noire à boucle doré sur l'épaule et une jarretière sur l'autre terminait de transformer cette adorable femme en sapin de Noël avant l'heure. Le rire haut perché de Lola éclata avant qu'elle n'ait le temps de s'en empêcher.
– Yé voûs fait riré ? Porqué ?
Elles furent alors interrompues par une voix masculine de l'autre côté de la porte.
– Vous n'êtes pas encore prête ? On part dans dix minutes maximum ! hurla un Sébastien hors de lui.
– Mais qu'est-ce qu'il a, en ce moment, Maria ? chuchota Lola vers Maria.
– Porqué né pas lé loui démander ? répliqua cette dernière sur la même tonalité.
– Arrêtez de parler et dépêchez-vous ! relança l'homme au-dehors de la chambre.
Les deux femmes entendirent alors ses pas s'éloigner et la porte d'entrée de l'appartement claquer à son départ. Elles échangèrent alors un regard perplexe en silence.
– Vu son humeur, il ne répondra jamais honnêtement à ma question.
– Yé démandé à Maggy dé vénirrr ?
– Non. J'adore Maggy, mais j'aimerais surtout parvenir à communiquer avec Sébastien comme des personnes civilisées et adultes.
Lola soupira. Une pensée désagréable commençait à poindre dans son esprit. Avoir recours à du chantage pour obtenir des informations ou la vérité ne faisait pas partie de ses habitudes. Mais il ne lui laissait pas vraiment le choix.
– Dépêchons-nous. Si je suis en retard en plus, je n'aurais pas le temps de me disputer avec lui !
Maria gloussa d'amusement ce qui arracha un sourire à la jeune fille. Sa femme de chambre se chamaillait souvent avec Sébastien et trouvait cela toujours très drôle. Elle ne comprenait donc pas qu'une source de conflit rendait sa protégée malade. Mais difficile de lui en vouloir, surtout que grâce à elle, Lola sortit moins de huit minutes plus tard parfaitement habillée et coiffée. Une seconde, elle se contempla dans le grand miroir sur pied ; elle ressemblait à une poupée de fêtes. Cette vision en adéquation avec son caractère la troubla plus que de raison.
– C'est bon, cette fois ? Nous sommes en retard !
La main ferme de Sébastien se posa sur son bras pour la tirer vers la sortie, puis l'ascenseur. Dedans, il lui fit enfiler son manteau long d'un blanc crème élégant et une chapka et des gants fourrés de même teinte. Lola coula un regard en biais à son fidèle bras droit.
– Encore des vêtements envoyés par Markford ?
– Oui. Et c'est moi qu'il traitait de papa poule, grogna Oster, dégoûté.
Le tintement caractéristique les avertit qu'ils arrivaient au parking. Sitôt les portes coulissantes ouvertes, Lola aperçut une dizaine d'agents qui attendaient en silence. Ils les accompagnèrent jusqu'à la voiture noire avant de monter dans deux autres parfaitement identiques. Une fois encore, la jeune fille lança un regard en coin à l'homme assis à ses côtés.
– Pourquoi tant de sécurité ?
– Procédure standard, répliqua-t-il d'un ton neutre.
« Menteur ! » pensa-t-elle in petto.
Devant, leur chauffeur prit place. Lola reconnut Kiryu, l'un des agents recruté par Mike. A ses côtés prit place Sam, son acolyte. Ce qui revenait à trois véhicules remplis à raz bord d'hommes chargés de la protéger !
L'heure du bras de fer avec Sébastien venait de sonner.
– Onze personnes pour assurer mes arrières, ce n'est pas commun comme « procédure standard » ! se gaussa-t-elle non sans imiter Oster sur la fin.
– Mieux vaut prévenir que guérir, ronchonna ce dernier.
Il évitait son regard, vérifiait dans le rétroviseur et foudroyait Kiryu et Sam devant. Ceux-là demeuraient aussi silencieux et stoïques qu'à leur habitude.
– Sébastien Austère, regardes-moi !
– C'est Oster, bordel !
D'un mouvement d'énervement il se retourna vers elle pour lui faire face et elle verrouilla son regard dans le sien. Lola sentit la partie gagnée. S'il détournait les yeux en premier, il lui offrait la victoire.
– Qu'est-ce que tu crains ? M'avertir te semble peut-être une mauvaise idée, mais sache que ton attitude idiote me stresse encore plus qu'une menace invisible ! Et si je sais ce qui arrive, je pourrais me préparer en conséquence. Alors arrête de vouloir faire le mâle macho protecteur et réponds !
Lola lui pinça le bras dès qu'il grimaça, afin de faire bonne mesure. Sébastien finit par soupirer et reporter son attention sur son portable avant de lui répondre, conciliant.
– En vérité, j'espère me tromper, mais il se peut que vous soyez en danger. Seulement, je n'ai aucune information tangible à vous avancer...
Il hésita une seconde. Elle posa sa main sur la sienne et lui offrit un sourire compatissant.
– Ça va. Je crois en toi. Donc fais moi confiance la prochaine fois, d'accord ? Je ne m'effondrerai plus, c'est promis.
Les doigts de Sébastien se refermèrent sur les siens ; en avait-il conscience ?
– D'accord.
Publié le 21/02/18
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