35e Bougie : Mister K
Note : Mister K, cf 16e Bougie
Les deux premiers sous-fifre capturés. Le suivant disparu. Les derniers recalés. L'homme au visage rond et au sourire éternel commençait peu à peu à perdre sa bonne humeur. Cette sale mioche risquait de détruire son excellente réputation de nettoyeur ! Las, il déploya son corps maigre de sa chaise de bureau pour se lever et se rapprocher d'une baie vitrée. Bien situé à La Défense, sa petite entreprise de couverture lui laissait beaucoup de temps libre.
– Voyons... La mère toujours chez Markford risque d'être compliquée à récupérer... Les nouveaux bureaux peuvent encore posséder quelques failles de sécurité... N'aurais-je pas un contact dans une compagnie électrique ?
Un bref coup à la porte l'interrompit dans son monologue habituel. Sa secrétaire officielle pénétra, le sourire aux lèvres, prête à déblatérer ses platitudes habituelles sur leurs clients.
– Monsieur Kunzthaler ?
Il ne l'écoutait plus, tout à ses réflexions, lorsqu'elle finit par remarquer son manège. Il trouva une excuse avec naturel, trop habitué à mentir à son entourage en permanence. Sa famille, ses amis, ses collègues, tous ignoraient son « petit passe-temps secret », mais l'inverse était tout aussi vraie ; aucun client ne pouvait deviner sa réelle identité.
De père allemand et de mère russe, Vladimir Kunzthaler parlait huit langues couramment et presque le double approximatives. Il avait rejoint la catégorie très fermée des surdoués rarissime à neuf ans avec un QI dépassant très largement tous ceux de sa génération. Doué en tout, il s'ennuyait avec facilité. Incapable de s'intéresser longtemps à la moindre activité, il passa de l'une à l'autre, enchaîna les doctorats et monta son entreprise à l'âge où un adolescent ordinaire obtenait son premier diplôme. Il décida de la revendre moins de six mois plus tard, las du rôle de directeur sans nouveauté.
Tout allait s'arrêter ici. Mais une personne l'avait abordé, son mentor et prédécesseur : Mister G. Victime d'une maladie incurable, il recherchait un successeur quand leurs chemins s'étaient croisés. Moins d'un an plus tard, Mister K apparaissait et reprenait sa suite, dans le plus parfait anonymat.
– Très bien, faites donc cela et prévenez Jack de s'occuper de la suite, ânonnat-il d'un ton neutre.
Officiellement, Vladimir Kunzthaler occupait son temps entre son entreprise ennuyeuse et des voyages humanitaires ou associatifs. La première lui offrait le temps, les seconds l'opportunité. Parfois il rentrait chez lui où sa femme l'attendait avec leurs enfants. Peu à peu, il faisait oublier au monde son intelligence et ses facultés pour mieux endormir la vérité. Il avait troqué son allure excentrique de jeunesse pour une coupe aussi classique que possible, un costume trois pièce et une mallette de cuir passe-partout.
« Pour se dissimuler, rien ne vaut la pleine lumière, face au monde et à ta cible. Souviens-toi du soleil qui éblouit quiconque le regarde en face. L'ombre, c'est bon pour les débutants ou les imbéciles qui s'y croient. Devient l'astre solaire ; soit le caméléon ; ignore qui tu es pour devenir n'importe qui d'autre ; à la fois toi-même et autrui ; soit aussi invisible que visible, alors atteindras-tu la perfection de ton art. »
Telles furent les dernières paroles de Mister G. Le credo de tous les nettoyeurs depuis leur création. Combien pouvaient-ils bien être ? Nul ne le savait. Qui étaient-ils ? Tous l'ignorait, même eux, parfois. Même lui, un jour, il devrait laisser sa place à une nouvelle génération.
Mais pour l'heure, il avait une Messie à abattre...
– Continue de m'échapper, ma belle. Plus tu fuis, plus ça m'excite. La partie d'échec que nous avons entamée commence à me plaire ! Et puisque les pions sont sans effet, passons à la vitesse supérieure.
L'homme ricana, seul dans son bureau, le regard perdu vers les façades éclairées par le soleil couchant. Heureusement, personne ne se trouvait encore là pour voir un spectacle aussi pathétique. Parler seul relevait toujours d'un travers de génie, difficile de trouver une personne de sa carrure pour obtenir une discussion intéressante, alors depuis son enfance, il conversait avec lui-même. A l'idée d'être pris pour un fou, il rit de plus belle avant de récupérer ses affaires.
Ce soir, il devait rentrer chez lui pour l'anniversaire de son fils. Même s'il s'agissait d'un idiot, Vladimir l'appréciait, car au moins l'enfant réussissait à le distraire. Et puis sa femme lui en voudrait de rater cette fête rituelle pour ce stupide gamin. Il soupira. Parfois, Mister K détestait tant sa vie officielle obligatoire. Mais Monsieur Kunzthaler s'en voulait ensuite, car il aimait sa famille plus que tout...
Ou pas.
L'immeuble aux grandes vitres propres sentait le neuf au milieu de tous ces vieux bâtiments du centre de Paris. Vladimir Kunzthaler contempla cet endroit avec toute la minutie possible : nombre d'étages, emplacement des fenêtres, des portes, gardes à l'extérieur, embranchements électriques et caméras autour ; chaque détail pouvait se révéler capital. Bien sûr, malgré la pleine journée, une foule massive s'agglutinait devant les portes automatiques. Il s'en rapprocha à petits pas timides savamment étudiés.
– Monsieur ? Vous avez rendez-vous ?
Un homme en noir l'arrêta comme prévu avant qu'il n'ait réussi à atteindre l'entrée. La surveillance efficace ne l'étonna ni le désarçonna. Avec une placidité d'habitué, il tira une carte de visite de sa pochette et la tendit de sa main assurée. L'agent la récupéra d'un air important et l'étudia une seconde avant d'appeler à son oreillette.
– Un monsieur Kuneztler à l'entrée, je laisse passer ?
« Kunzthaler, imbécile. » pensa Vladimir in petto.
Il continuait de sourire, non sans laisser ses yeux dériver à nouveau, l'air de rien. Tous ses gestes étaient devenus automatiques depuis plusieurs années : vérifier la réactivité, les réactions, ceux qui s'intéressaient plus à lui, ceux qui le jaugeaient, se demander si des caméras avaient été placées à l'intérieur pour effectuer une surveillance permanente de la rue ; une donnée importante à vérifier. Trouver les plans exactes relevait du sésame impossible, compte tenu de l'origine de l'immeuble.
– Monsieur Kuneztler ? Vous pouvez entrer, monsieur Oster vous attend.
– Merci, bonne journée, répliqua-t-il de sa voix neutre passe-partout.
Sébastien Oster, le « Grand Vizir » de cette gamine, mais aussi et surtout un ancien agent du gouvernement avec l'un des niveaux les plus haut en accréditation. Ancien sous-fifre de Jean-Jacques Morel, le directeur du bureau des affaires spéciales, il avait servis plus de dix ans et réussi des missions classées rouge et noir à plusieurs reprises. Mister K devait s'en méfier comme d'une menace Gamma ; très élevée à cause de son intuition exceptionnelle, mais à l'intelligence et au pouvoir limités.
« Quoi qu'avec cette gamine sous son aile, je pourrais peut-être le considérer comme de classe Bêta... Voyons... »
Son mentor, Mister G, lui avait appris à ranger ses adversaires dans différents niveaux de force suivant l'alphabet grec. Il n'avait rien inventé, il le tenait de son propre prédécesseur qui l'avait reçu du sien et ainsi de suite. Voilà des centaines d'années que leur « lignée » de nettoyeurs codifiaient les proies ainsi. Toutes notées bien à l'abri, Mister K ne rencontrait que très rarement des Bêta, il s'occupait beaucoup de Gamma et refusait en-dessous. Il désirait du défi, pas de l'ennui. Jamais encore n'avait-il rencontré d'Alpha. Cette idée le rendait aussi fébrile qu'inquiet. L'anticipation le rendait fou, l'espoir s'amenuisait chaque jour.
D'une démarche calme d'homme d'affaire en visite, il traversa les portes vitrées blindées - leurs reflets n'avaient pas échappés à son regard d'aigle -, pour se rapprocher du bureau d'accueil. Comme il ne connaissait pas officiellement la tête d'Oster, il fit mine de regarder autour de lui. Jouer son rôle et traquer les caméras pour mieux duper l'adversaire.
– Monsieur Kuneztler ?
La voix grave très lasse de sa cible l'incita à sourire. L'idée même qu'il soit submergé lui plaisait, car ainsi il serait moins méfiant. Bien sûr, le défi qu'il représentait diminuait d'autant. La joie de Mister K s'estompa donc un peu. Il tendit sa main pour serrer celle tendue de son hôte.
– Vladimir Kunzthaler, enchanté, monsieur Austère, corrigea-t-il d'un air aussi benêt que possible.
– Oster. Sébastien Oster, répliqua l'autre, non sans un soupir de désespoir.
« Comme stipulé dans le rapport, il déteste toujours cela. » pensa le nettoyeur dans un coin de son esprit.
L'une de ses taupes lui avait fourni de précieuses informations sur l'entourage de cette Messiah. Surtout sur cet homme, en vérité. A croire qu'elle lui en voulait particulièrement. Il comptait bien fouiller ce mystère, à l'occasion.
– Nous allons rester au rez-de-chaussée, j'ai un bureau de libre, au fond, expliqua Sébastien en désignant un couloir.
– Je vous suis, monsieur, chantonna la voix ravie de Vladimir.
Sa méthode contre les intuitifs devenait bien rodée. Il jouait au père-poule un peu gâteux et toujours ravi de la moindre occasion de travailler. Son sourire devenait une arme aussi terrible qu'un fusil d'assaut ; certains collègues le fuyaient depuis qu'ils étaient devenus ses cobayes.
– Nous n'aurons pas beaucoup de temps, j'ai un emploi du temps chargé, j'espère que vous m'excuserez, enchainait Oster.
– Ne vous en faites donc pas, c'est compréhensible ! Je suis chef d'entreprise et père de famille, je vous comprends, vous savez...
Jouer la carte des enfants demeurait une réussite quasi immédiate dans quatre-vingt dix huit pourcent des cas. Face à ce type harassé de sa nouvelle charge, des personnes à gérer et sans doute de sa « fille adoptive » il sentit qu'il rentrait aussitôt dans les statistiques.
« Comme une lettre à la poste... Je vais me vexer à force d'y arriver aussi facilement. » ronchonna Mister K en son for intérieur.
– Vous n'avez peut-être pas une vingtaine d'enfants à gérer, marmonna derechef Sébastien.
– Oh oh ! Je vous invite à rencontrer mon fils, nous en reparlerons ensuite, si vous le désirez ! Il vaut une armée en marche ; il a été diagnostiqué hyperactif dès ses trois ans. Heureusement que de nos jours, une médication permet de le calmer, sinon je ne serais pas devant vous aujourd'hui !
Volubile, Vlamidir riait de lui-même - ou plutôt de son image officielle - et raconta quelques anecdotes de père épuisé à son interlocuteur. Ce dernier l'écouta, totalement hébété sur l'instant d'avoir déclenché un torrent de paroles gâteuses inutiles. Sébastien essaya bien vite de recentrer la discussion sur l'objet de la visite de monsieur Kunzthaler.
– Vous m'avez été recommandé assez chaudement et je désirais connaître plus en détail vos offres, car voyez-vous...
Mister K laissa toute latitude à Oster pour expliquer ses divers soucis. Respecté comme expert en comptabilité d'entreprise, il avait bien étudié leur dossier et connaissait déjà les solutions à leurs problèmes. Mais comme à son habitude, il fit mine d'écouter avec un sérieux appuyé, alors qu'il étudiait les traits fatigués de l'homme face à lui, sa posture et ses geste, ainsi que la pièce où ils se trouvaient.
– Je comprends parfaitement ce que vous attendez, laissez-moi vous présenter le dossier prévisionnel que je vous ai préparé !
De son air guilleret théâtrale, Vladimir sortit de sa mallette les documents tapés à l'avance. Comme il avait à cœur de continuer le bon développement de son entreprise, il resterait aussi professionnel que possible dans sa couverture. Surtout qu'infiltrer un lieu où vous étiez un comptable reconnu était d'une facilité d'enfant de maternelle. Donc les papiers qu'il présenta devaient concrétiser toutes les attentes de son client - même s'il ignorait être aussi une cible potentielle.
– Vous semblez effectivement bien connaître votre métier, monsieur Kunzthaler. Votre proposition répond exactement à ce que je recherchais, c'est... Excellent... Un peu trop, même...
Une alerte rouge s'éclaira dans l'esprit de Mister K. Il sentit sa proie commencer à frissonner et prit le temps de réaliser son visage le plus innocent et heureux possible.
– Ne me flattez pas trop, monsieur Oster ! Toute mon équipe a planché toute la nuit pour finaliser ce dossier, eux aussi mérites vos louanges ! Pensez donc ! Pouvoir prétendre être le comptable d'un messie, cela n'a pas de prix ! Vous les auriez vu ! Tous ces adultes ressemblaient à de grands enfants face à leur cadeau de Noël ! Oh oh oh !
Il repartit dans son monologue, cette fois de directeur ravi par ses employés aussi efficaces que compétents et il commençait à manquer d'idées lorsque son cher client chercha à recentrer à nouveau leur discussion, un peu plus épuisé encore.
Cette technique pour mieux endormir la vigilance de son auditoire, il la devait à son fils, qui, quoi qu'idiot fini, avait réussi à de nombreuses reprises à le laisser plus fatigué qu'après plusieurs missions délicates. Ses armes ? Un dialogue presque ininterrompu durant des heures, sans oublier la course, les cris, rires et venir embêter ses parents à intervalles réguliers. Après l'avoir détesté, Vladimir y avait vu le signe du Destin et avait transformé cette expérience éreintante en arme de destruction massive en société. Bien sûr, elle ne fonctionnait pas avec les imbéciles, toujours heureux de vivre et de parler de choses futiles... Mais avec les pressés, les fatigués, les intellectuels et certains spécimens plus rares, il fonctionnait à la perfection.
– Je suis désolé, monsieur Kunzthaler, mais je vais devoir vous laisser. Nous allons étudier votre dossier et je vous rappelle dans la semaine, cela vous convient-il ?
Sébastien Oster relevait de l'homme épuisé. A la sortie de l'entretien, sa tête risquait d'exploser à tout moment. Mister K se retira donc, plus que ravi, non sans regarder partout autour de lui une dernière fois avant de ressortir du bâtiment.
Il sifflota jusqu'à la bouche du métro, content de toutes ces informations récoltées.
Publié le 14/02/18
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