33e Bougie : Déménagement
De grosses et lourdes larmes coulaient de ses yeux noyés de chagrin. Hubert Markford la serrait contre lui, debout et en parfaite santé ; son fils Pierre, juste derrière, retenait tant bien que mal de la rejoindre dans ses atermoiements. Juliette se rapprocha de sa fille dès que leur hôte eut daigné s'en éloigner un peu et les pleurs de Lola redoublèrent de plus belle. Le matin même, sa mère lui avait confié vouloir retourner dans leur ancien appartement pour reprendre sa vie. Pour la première fois depuis son hospitalisation, elles vivraient séparées l'une de l'autre.
– N'hésite pas à demander de l'aide et écoute Sébastien, même si tu ne l'aimes pas beaucoup, conseilla Juliette non sans lancer un regard vers l'homme en question, stoïque derrière sa fille.
– Oui... Tu es sûre de ne pas vouloir venir habiter avec moi, maman ? interrogea Lola d'un ton tremblotant.
Sa mère lui caressa la joue avec tendresse avant de la repousser non sans fermeté. Elles se contemplèrent en silence un long moment.
– Messiah n'a pas besoin de moi. Et si tu désire me voir, je viendrai te faire une petite visite, mais... Tu es une adulte maintenant. Tu trépignais de pouvoir vivre seule depuis tes quinze ans, t'en souviens-tu ? Tes demandes rendaient ton père fou, acheva Juliette d'un ricanement doux-amer.
– Je sais, mais...
Le doigt manucuré à la perfection de sa mère vint lui retrousser le nez en guise de punition tandis qu'elle la coupait sans merci :
– Pas de ça, jeune fille ! Il est l'heure de prendre ton envol !
– D'accord, soupira Lola dans une concession forcée.
Elles s'étreignirent une dernière fois sous les regards attendris de la moitié de l'assistance, juste avant que « John Smith » ne s'approchât d'elles pour rappeler l'heure de sa voix aussi glaciale que détachée.
– Nous avons un planning à respecter, mesdames, acheva-t-il d'un air pincé.
Sa remarque fit sourire la mère et la fille dans une pensée commune partagée d'un regard amusé : un raseur ! Lola déposa un ultime baiser sur la joue douce de sa mère, s'en alla faire de même à Hubert aussi surpris que ravi, salua d'un petit mouvement de main Pierre, ainsi que Maggy plantée derrière. Cette dernière refusait d'admettre sa tristesse de la voir partir du manoir, mais se tenait là, épaulée à l'entrée, incapable de savoir comment agir. Elle répondit néanmoins au salut de Lola d'un visage sombre, avant de disparaître aussitôt dans la maison afin de dissimuler ses émotions.
– Vous êtes sûre de vous ? Nous pouvons encore rester, si vous préférez, proposa Sébastien dès qu'elle se retourna vers les voitures en attente.
– Non, nous n'avons pas le temps, gronda l'agent Smith.
Ils risquaient à nouveau de se disputer, alors Lola déposa sa main sur le bras de son plus fidèle complice et lui fit un clin d'œil avant de se tourner vers le raseur du gouvernement.
– Larguez les amarres, John !
Et d'une démarche de gamine fière de son coup, elle sautilla jusqu'à la berline noire pour s'y engouffrer sans se retourner. Elle aussi avait besoin de voiler ses sentiments et de prendre l'air, sans quoi, elle risquait de se remettre à pleurer.
– Embarquez, moussaillons et souquez ferme ! lança-t-elle du fond de l'habitacle.
Contre toute attente, la mine renfrognée de l'agent Smith fit bien ricaner un Sébastien ravi de son visage d'idiot. Il avertit dans son oreillette les autres voitures qu'ils partaient et s'assit aux côtés de sa protégée non sans un signe de tête au père Markford. Ce dernier lui avait demandé, le matin même, de l'appeler en cas de soucis...
John Smith prit place face à eux non sans retrouver son expression favorite digne d'un bloc de granite rustique et les moteurs envahirent l'espace de leur bruit infernal. Les agents de protection ouvrirent la grille d'entrée, où une foule massive les attendait et il fallut encore plusieurs dizaines de minutes pour s'en échapper.
Lola observait tous ces gens restés là, depuis plusieurs jours pour certains, non sans craindre des remarques haineuses ou déplacées. Mais contre toute attente, le gouvernement avait bien fait les choses : des banderoles de soutien et des hurlements de joie montèrent à ses oreilles. Les responsables de la communication semblaient avoir rattrapé ses bourdes audiovisuelles...
– Vous rencontrerez O'Connor dès notre arrivée au bâtiment, c'est elle qui s'est chargée de votre publicité. Le président en personne l'a choisi pour s'occuper de vous.
Les remarques formelles et énoncées avec platitude passèrent sur Lola comme l'eau sur les plumes d'un canard. Elle hocha la tête à plusieurs reprises pour faire mine d'écouter, mais s'intéressait plus au monde extérieur. Depuis combien de mois vivait-elle chez les Markford sans pouvoir sortir à sa guise ?
– Miss Pocahontas !
La voix de Smith venait de claquer au vent tel les voiles d'un trois-mâts déployées en pleine tempête. Lola se redressa tel un ressort et serait même passée au garde-à-vous si le regard noir de Sébastien ne l'avait pas empêchée.
– Vous n'écoutez rien, hein ? grommela-t-il.
– Tu n'es pas là pour ça ? répliqua-t-elle d'un sourire charmeur avant de tirer la langue, mutine.
L'homme soupira avant de lui caresser la tête bien malgré lui. Il se sentait bien incapable de la gronder à la contempler si joyeuse, après ces semaines de déprime intensive. Pour une fois qu'elle paraissait bien aller, il se voyait mal le lui reprocher. Bien sûr, l'agent Smith ne se trouvait pas de son avis.
– Il s'agit de votre avenir, Messiah ! Nous devons faire en sorte que...
Lola boucha ses oreilles à son sermon et reporta son attention sur l'extérieur. Ils venaient de s'engouffrer sur le périphérique parisien. D'ici une heure ou deux, ils rejoindraient les grands boulevards avant d'atteindre leur destination finale : le quartier Général Messiah.
Le brouhaha infernal s'estompa sitôt les portes du garage refermées sur le dernier fourgon. Des militaires empêchèrent les curieux d'entrer et un concert de frustration s'éleva au-dehors. Seuls les néons éclairaient faiblement l'intérieur sombre des habitacles en cuir et un silence religieux s'abattit dans la voiture où Lola sommeillait à moitié. Elle avait baissé la fenêtre lors de son passage sur les grands boulevards et agité sa main à ne plus sentir son poignet. Une foule monumentale l'y attendait pour la voir, de quoi lui donner le tournis.
John Smith lui avait alors raconté les efforts incroyables de Grace O'Connor, la chargée de communication, afin d'offrir toutes les réponses aux questions que le public pouvait bien se poser. Lola apprit donc qu'elle possédait un site internet, une e-boutique lancée depuis peu et un logo flambant neuf. Ce dernier s'étendait d'ailleurs sur des étendards au fronton du bâtiment alloué par le gouvernement.
À peine terminée, l'édifice ressemblait à des bureaux, à ceci près qu'il était constitué de matériaux renforcés, de vitres pare-balles et sa construction répondait aux normes sismiques « juste au cas où » avait précisé Smith. Initialement, il devait servir au bureau des affaires spéciales, mais le directeur Morel l'avait cédé sans avoir eu son mot à dire. Lola suspectait Smith de ne pas apprécier le bureau et son responsable.
La berline s'arrêta sur un emplacement de parking numéroté. John et Sébastien sortirent en premier et elle émergea à son tour de mauvaise grâce. Elle se sentait épuisée. Voilà bien deux semaines qu'ils s'occupaient de ce déménagement et les préparatifs avaient déjà été assez fatigants. Les émotions du départ et le trajet bruyant n'avaient fait que plomber les dernières étincelles de force qu'elle possédait encore.
– Courage, Messiah, nous sommes arrivés, murmura Sébastien à son oreille.
Il passa un bras protecteur dans son dos et elle l'en remercia intérieurement. Au moins, si elle ratait une marche, il pourrait réagir. Elle suivit donc avec docilité l'agent Smith qui les dirigeait à travers l'immense parking rempli de voitures noires jusqu'à l'ascenseur high-tech, tout aussi blindé que le reste du bâtiment. Lola l'observa poser sa à plat sur le scanner digitale qui s'illumina d'une lueur verte avant la fermeture automatique des portes.
– Nous nous occuperons dans les prochains jours à définir le niveau d'accès de toutes les personnes sous vos ordres, afin de leur donner les droits adéquats sur les différentes parties de votre quartier général. Pour l'heure, je suis le seul avec Oster à posséder la pleine autorité sur l'ensemble de la structure, mais à terme, je serai rétrogradé au niveau inférieur, comme convenu, expliqua John de sa voix impénétrable.
L'odeur métallique un peu caoutchouteuse de l'ascenseur, mêlé à son ronflement léger, incitaient encore plus à dormir. Allié à cela le ton monocorde du raseur du gouvernement et elle se sentit partir en arrière plusieurs fois durant le trajet. Par miracle, la large main chaude de Sébastien l'empêcha de sombrer définitivement dans les limbes du sommeil. Impénétrable, son bras droit fixait d'ailleurs les portes blindées d'un air aussi indifférent que John. Un concours de celui qui paraîtrait le plus froid et distant ?
Un tintement indiqua leur arrivée au dernier étage. Avec surprise, Lola découvrit un tapis de velours rouge qui s'étendait dans l'ensemble du couloir, ainsi que des lambris de bois et des miroirs aux murs. Un effet de grand hôtel en ressortait. Elle allait poser des questions lorsque John, fidèle à lui-même, assouvît sa curiosité.
– Comme prévu, le dernier étage est une zone privatisée. Votre appartement en occupe près de la moitié. L'autre est réservée à une cuisine professionnelle ainsi que trois appartements séparés pour messieurs Oster, Wilkes et madame Sanchez.
– Madame Sanchez ? s'interrogea-t-elle dans un murmure en levant son regard vers Sébastien.
– Maria. Elle désirait vous faire la surprise...
Lola poussa un couinement de stupeur mêlé d'étonnement.
– Et monsieur Markford ? Je pensais qu'elle ne voudrait jamais s'en éloigner, c'est pour ça que je ne lui ai rien demandé...
– Elle a bien compris votre délicatesse, s'amusa Sébastien. Mais elle est tombée d'accord avec Markford qu'il vous fallait une femme pour s'occuper de vous « corrrectement », acheva-t-il en roulant bien le « r » afin d'imiter la bonne dame et son accent hispanique.
Ils se sourirent, tous les deux persuadés qu'elle n'avait, de toute manière, pas laissé trop le choix à Hubert. Tout ce que Maria désirait, elle l'obtenait. Et dès qu'il s'agissait de Lola, l'impératif revenait à la chouchouter et l'éloigner de l'influence néfaste de ces messieurs...
John toussa d'un air contrarié et ils sursautèrent en chœur. L'agent les fixait de ses yeux bleus glacés et ils décidèrent d'un commun accord silencieux d'en reparler plus tard.
– L'étage juste en dessous a été aménagé en appartements pour héberger le plus d'employés, mais je vous invite à ne les offrir qu'à ceux qui ont besoin de se rapprocher de vous. Ne soyez pas inutilement généreuse. Le premier étage sera dédié aux bureaux de votre « entreprise », mais Oster vous en parlera plus en détail, c'est lui qui s'est occupé de l'installation...
L'agent ouvrit enfin la porte devant laquelle ils stationnaient depuis un moment et les laissa entrer. Lola esquissa un sourire amusé dès ses premiers pas dans son « nouvel » appartement : beaucoup de détails ressemblaient à l'ancien. Jusqu'au canapé qui semblait venir tout droit de chez elle... Sa mère avait, sans aucun doute possible, mis son grain de sel dans l'affaire.
– Le rez-de-chaussée a été pensé pour une plateforme d'accueil et de conseils. Vous devrez aller voir par vous-mêmes et donner votre avis pour l'ajustement. Nous avons fait au mieux avec Oster, mais il a insisté pour que vous ailliez votre mot à dire...
Le ton de reproche de ses dernières paroles n'échappa ni à Lola ni à Sébastien. Les deux l'ignorèrent avec superbe tandis qu'il faisait visiter à sa protégée son nouveau lieu de vie. D'un rictus, John comprit être de trop et s'en retourna dans le couloir pour attendre Oster. Il en profita pour changer son patch de nicotine ; son envie de fumer le tenaillait, mais il tiendrait bon.
Pendant ce temps, la jeune fille découvrait qu'elle possédait un espace gigantesque pour elle seule. Outre sa chambre, son dressing — sans doute organisé par Maria — et sa salle de bain géante, elle visita la kitchenette en cas de fringale ainsi que la chambre d'amis en plus de la vaste salle à manger, divisée afin d'offrir un coin salon.
– Fallait faire aussi... grand ? chuchota-t-elle.
– Vous risquez de passer pas mal de temps à l'intérieur, mieux valait prévoir large, expliqua Sébastien avec patience.
Elle approuva d'un signe de tête un peu mou non sans se diriger vers l'immense baie vitrée du salon. Une porte transparente permettait d'atteindre le balcon juste derrière, vide. Les yeux de Lola volèrent vers les immeubles en face, où chaque rambarde s'enguirlandait joyeusement et scintillait déjà à l'approche des fêtes de fin d'année. Noël cette année serait sans aucun doute plus agréable que celui de l'année dernière...
Lola soupira face à ses pensées moroses. Une nouvelle étape de sa vie commençait, elle s'efforcerait de faire bonne figure.
Publié le 03/01/18
Bonne année à toutes et à tous ! Messiah entame un nouveau virage en cette nouvelle année !
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