29e Bougie : Une question de foi
Lola lisait avec attention le dossier médical entre ses doigts, confortablement installée dans la chaise longue du patio, lorsqu'un bref coup contre le montant de l'arche l'avertit d'un visiteur. Son visage se rembrunit aussitôt qu'elle croisa le regard de chien battu du docteur Forest, flanqué d'un Sébastien à l'air sombre des mauvaises nouvelles.
– Pardon, Messiah, mais il est entré en douce et il désirait juste vous parler, alors je me suis permis de...
– Pas de problème, l'interrompit la jeune femme en refermant le lutin d'un coup sec.
Elle dévisagea l'américain un long moment en silence, il fit de même. Tous deux réfléchissaient à la suite de cette conversation, tels des joueurs d'échecs, en anticipant les questions et les réponses de l'autre. Ce fut lui qui capitula en premier, poussa un soupir et se rapprocha d'elle avec un visage aussi contrarié que désolé.
– Bon, très bien... Brisons-la... Je refuse de croire que vous ayez le moindre pouvoir magique d'un éventuel dieu invisible. Je reste convaincu que vous avez un truc, mais je ne sais pas encore lequel...
Sébastien s'élança de colère vers lui, mais Lola l'interrompit d'une dénégation discrète de la tête. Elle désigna du doigt la jambe de l'étranger à la place et répondit à sa tirade par une question.
– Vous avez mal ?
– À votre avis ? J'utilise une canne pour le sport et draguer les minettes ?
– Cela vous dérange si je vous touche ?
Un rire gras secoua le médecin qui se rapprocha de quelques pas, d'un sourire pervers, sous un froncement de sourcils appuyé d'un Sébastien récalcitrant. Une fois encore, elle lui fit signe de ne pas bouger.
– Allez-y... Faites-moi voir votre « magie » ! Qu'on se marre un peu...
– Hmm...
Sans répliquer, Lola avança sa main jusqu'à la ceinture qu'elle déboucla d'un cliquetis qui résonna dans tout le patio. D'un geste calme, elle descendit juste à peine le pantalon afin de pouvoir déposer ses doigts contre la peau tiède de la cuisse. Là elle referma ses paupières et laissa sa force imprégner la jambe de son patient imprévu. Sa maîtrise de ses capacités s'affinait à chaque utilisation. Petit à petit, elle parvenait à mieux les comprendre et les maniait avec de plus en plus de facilité. Caroline lui avait d'ailleurs appris un élément essentiel à propos de son don : elle ne réparait pas vraiment les corps, elle leur permettait de retrouver un état antérieur à leurs soucis présents. Mais il ne s'agissait pas non plus d'un simple retour dans le temps, puisque le problème ne réapparaissait pas.
– Vous savez, si c'est juste pour me tripoter, vous...
– Fermez-la, répliqua Sébastien d'un ton sec.
Un recoin de son esprit fut secoué d'un rire, tandis qu'elle se focalisait sur la vieille blessure de ce docteur athée, misanthrope, désagréable et obtus. Elle entreprit de le « soigner » avant qu'il n'ait le temps de refuser. Sa jambe ne ressemblait plus à grand-chose, à l'intérieur, sans doute à cause des diverses opérations qu'il avait subies. Qu'il en ait encore une semblait déjà relever du miracle...
– Qu'est-ce que vous...
Le cri qui suivit fit trembler les verrières tout autour d'eux et il s'accrocha à ses épaules pour ne pas tomber sous le choc. Sa tête lui tournait et la douleur qui irradia jusqu'à son crâne l'aurait renversé sans la poigne ferme d'un Sébastien hilare. Il appréciait de le voir souffrir autant, surtout après toutes les horreurs qu'il avait osé sortir à sa protégée... Cette dernière continua son œuvre comme si de rien n'était et retira sa main, moins d'une heure après avoir commencé.
Forest la fixait de ses yeux clairs, la mine plus fermée qu'un bulldog affamé. Dans un souffle, il s'appuya sur sa jambe gauche et serra la mâchoire, avant d'expirer en relevant la tête vers le plafond de verre. Il scruta le ciel encore un long moment sans rien dire, puis émit une question qui sembla lui arracher la glotte tant elle lui paraissait absurde, même maintenant.
– Dieu existe, alors ? Ou je suis en plein trip hallucinatoire à cause des médocs ?
– Vous ne rêvez pas... Mais mon don ne signifie pas qu'une quelconque divinité, telle que la conçoit la majorité de la population mondiale, existe vraiment. Après, tout dépend ce que vous entendez par « dieu » ?
À petit pas compté, le médecin se dirigea vers l'autre chaise pour s'y asseoir, une main posée sur sa cuisse, comme s'il souffrait toujours. Mais plus aucune douleur ne lui provenait, après dix ans de martyr incessant... Il réfléchissait enfin d'un œil neuf.
– J'sais pas... Un machin qui voit tout, sait tout, regarde ce qu'on fait et vous aurait envoyé pour sauver les âmes de millions d'athées comme moi, par exemple...
Lola esquissa un sourire désabusé.
– Je suis désolée... Mais je crains qu'un tel dieu n'existe pas...
– Ah ? Car en plus de votre capacité à soigner les gens, vous avez aussi des connaissances innées sur la non-existence du Tout Puissant ?
– Croyez-le ou non, mais il se trouve que oui.
– Très bien... Expliquez-moi.
Ils s'affrontèrent du regard à nouveau, durant un bon moment, avant que la jeune femme ne soufflât d'un air fatigué.
– Je suis désolée, mais je préfère taire ces informations. Et comme il me serait impossible de vous prouver ce que j'avancerais, à quoi bon ?
– Ouais, vous avez raison, on s'en fout. Par contre, qu'une personne qui se fait appeler « Messiah » et capable de guérir des maladies incurables réfute l'existence d'un quelconque Dieu, je trouve ça assez ironique pour m'y intéresser...
Forest se releva dans un ricanement léger.
– Bon courage avec les médias, la populace de croyants idiots et le reste... J'espère pour vous que vous aurez des arguments plus convaincants, pour eux... Ou un bobard crédible.
Le médecin s'éloignait déjà lorsque Lola se mit debout à son tour, perplexe.
– Vous partez ? Comme ça ?
Il stoppa pour mieux se retourner, l'air innocent.
– Oui. Pourquoi ? Oh ! Vous attendiez peut-être des remerciements pour ma jambe ? Pardon, je croyais qu'un messie devait faire un boulot gratis sans rien demander en retour... Je vous dois quelque chose ?
– Ne soyez pas idiot. Je m'étonne juste que vous n'insistiez pas davantage...
– Peut-être, car j'ai obtenu les réponses que j'étais venu chercher ?
Sans plus de cérémonie, Greg Forest s'en alla, escorté jusqu'à l'extérieur du domaine Markford par des agents plus que ravis de s'en débarrasser. Restés seuls dans le patio, Lola et Sébastien demeurèrent silencieux plusieurs minutes.
– Il désirait juste se faire soigner, hein, Seb ?
– Oui.
– Il compte faire des tests sur lui-même pour comprendre...
– Oui...
– Prépare-toi à sa visite d'ici un mois.
– Je préviendrai Mike.
Le plateau de télévision ressemblait à un capharnaüm, autour d'une table, plusieurs spécialistes se querellaient sous les essais impuissants du présentateur à calmer les esprits. Les disputes filaient jusque dans les coulisses, seuls les techniciens conservaient un silence tout relatif ; eux se chamaillaient via signes de main ou textos.
– Je refuse de vous écouter, monsieur, vous ne valez pas mieux que lui ! criait un invité.
– Et vous, arrêtez de renier ma foi ! s'énervait un autre.
– Se baser sur la religion pour trouver la vérité ici est un non-sens ! vitupéra un troisième.
– Cessez de vous comporter comme si le monde vous appartenait déjà ! réagit le dernier.
– Messieurs, s'il vous plaît, calmez-vous, essayait le présentateur.
Mais les quatre hommes avec lui refusaient de le laisser parler et reprirent de plus belle. Ils allaient en venir aux mains lorsqu'ils aperçurent une robe dans leur champ de vision. Un silence tombal s'abattit comme une chape de plomb dans l'ensemble du studio d'enregistrement. Les invités se rassirent, statufiés, alors qu'on percevait à présent le doux ronflement des appareils électriques tout autour d'eux. Une forte odeur de sueur se mélangea à celle du plastique chauffé par la chaleur et que les cameramen fixaient tous Lola de leurs objectifs.
– Pardon, messieurs, d'apparaître sans être annoncée, mais vous ne permettiez pas au présentateur de s'exprimer... bonsoir, je suis Messiah, termina la jeune femme en prenant place à la table.
Les invités conservaient un mutisme absolu, tandis qu'elle souriait avec entrain afin de paraître aussi avenante et ouverte que possible. En vérité, elle n'en menait pas large, mais elle se refusait à le laisser voir. Sa présence dans cette émission spéciale avait été débattue des jours entiers et c'est elle qui avait insisté pour y aller, malgré l'avis général contraire. Les Markford ne la trouvait pas prête, Sébastien semblait d'accord avec eux et même sa mère l'avait incitée à esquiver les caméras. Autant de bonnes raisons de n'en faire qu'à sa tête et y participer malgré tout... Voilà bien le seul avantage au changement de comportement d'Oster, avant, il l'en aurait empêché par tous les moyens ; là, il s'était juste incliné.
– Nous sommes honorés que vous soyez parmi nous ce soir, Messiah.
– Tout l'honneur est pour moi, répliqua-t-elle par politesse.
– Permettez que je résume à nos téléspectateurs : vous vous êtes fait connaître en août dernier par la guérison miraculeuse de Pierre Markford, le fils du célèbre entrepreneur Markford. Vous avez ensuite accepté plusieurs jours d'examens médicaux qui n'ont donné aucun résultat. Un mois plus tard, vous avez soigné Caroline Molla, une jeune femme paraplégique volontaire choisie par l'OMS. Six semaines après, vous vous occupiez de l'entrepreneur Markford en personne, avec succès. Entre temps, vous avez de nouveau été soumise à de nombreux tests qui n'ont rien révélé sur l'origine de vos capacités. Donc la première question : savez-vous d'où provient votre don ?
Plus personne n'osait parler, bouger, même respirer. Les caméras fixées sur son visage, les perches du son tendues vers elle, le studio entier paraissait se tordre en un cratère dont elle se trouvait être le centre. Un gouffre de noirceur qu'elle perçut sous ses pieds sans parvenir à en sonder le fond ; mais avec la certitude de devoir plonger dedans...
– Je m'excuse par avance, car mon explication vous apportera sans doute plus de questions encore que de réponses, mais j'aime mieux taire l'origine exacte de mes capacités. Comme je apprenais à l'un des médecins qui m'ont examiné, je ne pourrais fournir aucune preuve concrète si je vous informais, donc je préfère ne rien dire. Par contre, je peux vous assurer qu'il ne s'agit pas d'un accident, d'une mutation, d'un fait répétable ou d'un élément que j'ai choisi. Je suis ce que je suis contre ma volonté, mais j'ai décidé de devenir qui je suis aujourd'hui, afin d'aider et de soutenir le plus de personnes possibles. J'ai tracé un chemin, un objectif, il y a quelques mois de cela... Et je m'y tiendrai.
L'un des hommes autour de la table se pencha un peu et prit alors la parole, sous le regard amusé des trois autres.
– Bonsoir, mademoiselle. Pardon de ne pas utiliser votre pseudonyme, mais il me pose quelques soucis. Voyez-vous, je suis Yasir Akbari*, président du Conseil Français du Culte Musulman et j'admets avoir des difficultés à comprendre votre explication. Je tolère les résultats scientifiques, mais il m'en faut plus pour accepter votre don, s'il existe vraiment. Et vos paroles ne m'y aideront pas.
– Je rejoins monsieur Akbari, mademoiselle. Je suis l'Archevêque Métropolitain de Paris, cardinal Denis Verny* et malgré toute ma bonne volonté de vous croire, la question de l'origine divine de votre pouvoir de guérison se pose, pour nous. Compte tenu du nom que vous vous octroyez, vous présentez-vous comme Jésus revenu sur Terre ?
Lola respira avec lenteur pour ne pas trahir son impression générale de malaise. Le moment de vérité paraissait bien illusoire, tout d'un coup.
– Je me présente comme un messager, je guérirai tous ceux que je pourrai et aiderai autant que faire se peut. Mais je conserverai mon Vrai Nom pour moi et je laisserai le soin aux autorités religieuses de statuer sur mon cas elles-mêmes. Comme j'ai permis aux médecins la possibilité de m'étudier, je répondrai aux questions théologiques en privé, sur réclamation. Mais considérez bien que je ne veux rien. Je ne vous demande pas de croire en moi. Si je suis ici, ce n'est pas pour prétendre être quelqu'un, mais pour faire du bien autour de moi...
– Avez-vous conscience que vous pourriez être désignée comme Al-Dajjâl ? L'Imposteur, souligna Yasir Akbari.
– L'Antéchrist, précisa le cardinal.
Les deux autres invités ricanèrent, mais conservèrent le silence, tandis que Lola soupirait intérieurement. Encore un point prévisible. Mais elle avait travaillé sa réponse et répliqua avec le sourire.
– Comme je viens de le dire, je suis un messager. Je ne prétends pas être un dieu et je n'attends rien des diverses religions mondiales. Je ne désire aucun titre, aucune reconnaissance particulière, ignorez-moi si vous préférez. Tant que je peux continuer de guérir et aider, le reste m'importe peu.
*Yasir Akhbari est un personnage inventé, mais le Conseil Français du Culte Musulman existe bel et bien, son président à l'heure actuel s'appelle Ahmet Ogras.
*Denis Verny est un personnage inventé, mais le titre d'Archevêque Métropolitain de Paris existe bel et bien, il est actuellement détenu par le cardinal Vingt Trois.
Publié le 26/10/17
Dernier chapitre avant la pause de Novembre pour le NaNoWriMo (google est ton ami). Reprise prévu à partir du mercredi 6 décembre !
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