28e Bougie : Lève-toi et marche !
Toute la salle était levée, leur attention rivée vers la tribune, le souffle ténu, le rythme cardiaque affolé, les doigts crispés. Le mouvement de protestation passé, plus personne ne faisait le moindre geste ou même exprimer son avis. Une corde d'agent de sécurité venait d'apparaître, prête à se refermer sur le premier idiot qui oserait essayer de la franchir. À leur tête, un homme brun d'une trentaine d'années les foudroyait de ses yeux verts.
– Je m'appelle Sébastien Oster, je suis le majordome de Messiah. Personne n'est autorisé à l'interrompre durant un soin. Personne, termina-t-il d'un ton catégorique.
Le docteur Forest, groggy par le coup de poing, commençait à se relever, pas le moins du monde en colère. Ses iris clairs scrutaient cette gamine qu'il avait peut-être jugé trop vite. À sa grande surprise, une main féminine se tendit vers lui et il remercia d'un signe de tête la chirurgienne qui venait l'aider à se remettre debout.
– Attendez au moins la fin de cette farce. Pour une fois qu'il ne s'agit pas d'un colloque ennuyeux...
La voix dure et l'expression sarcastique de Liz Grey fit ricaner Forest en son for intérieur. Il savait déjà exactement à quoi pensait cette brillante praticienne : soit il s'agissait d'une mauvaise blague et elle serait ravie de traiter les médecins qui y auront crû d'idiots ; soit cette fillette n'avait pas menti et relevait du cas à diagnostiquer. Or sa curiosité maladive demanderait sans aucun doute de participer à ce décorticage en règle.
– Vous essayez de vous mettre dans mes bonnes grâces ? C'est raté. Je ne vous aime pas, grommela Forest.
– Mais vous n'aimez personne à part vous-mêmes, tout l'monde le sait. Mais n'escomptez pas me virer de ce cas s'il existe vraiment.
– Vous êtes toujours la hyène que je connais, à ce que je vois...
D'un sourire amusé, ils se jaugèrent en silence les quelques minutes suivantes. À défaut de s'apprécier, ils se respectaient assez pour ne pas se sauter à la gorge. Entre personnes de caractères semblables, tout paraissait naturel. Mais l'homme s'impatientait vite et se retourna vers Sébastien.
– Dites-moi, elle vous paye combien cette gamine pour faire le boxer de médecin ? Je peux vous offrir le double si vous me laissez passer...
Le coup d'œil qu'il reçut en réponse le fit ricaner.
– Oh, d'accord. Vous allez prétendre qu'il ne s'agit pas d'argent, qu'elle a un don et que je suis un infidèle satanique pour ne pas la croire sur parole ?
– Elle a un don. Et vous le verrez de vos propres yeux... Ce sera très drôle de vous observer vous torturer les méninges, répliqua Oster d'un ton sec.
Mais trois heures après, ils se trouvaient toujours à patienter. Beaucoup de médecins étaient sortis se restaurer avant de revenir. Liz Grey et Greg Forest faisaient partie du petit groupe à être restés sur place tout du long. Des connaissances à eux leur avaient ramené de quoi boire et manger, mais aucun des deux ne désirait s'éloigner du « phénomène de foire » comme ils l'appelaient entre eux.
– Dite donc, Ostrich*, elle en a encore pour longtemps, votre protégée pour ne pas guérir cette paraplégique ?
– Le glioblastome lui a demandé près de cinq heures. Comme il s'agit de sa première reconstruction de moelle épinière, je ne saurais vous offrir d'estimation, grinça Sébastien d'un air excédé par cet idiot qui se pensait supérieur.
– Génial ! Réveillez-moi quand elle aura décidé d'arrêter ce cirque...
À peine venait-il de s'exprimer et de laisser sa tête retomber sur le dossier de son fauteuil qu'un murmure de foule l'incita à reposer les yeux vers la tribune. Là, Lola se relevait, les jambes tremblotantes, non sans lancer un regard vers le reste des spectateurs. Sébastien délaissa aussitôt la surveillance des médecins pour s'élancer vers elle et l'aider à venir s'assoir sur une chaise prévue à cet effet. Mike apporta dans la foulée de quoi manger, car, encore une fois, elle avait perdu plusieurs kilos.
– Messiah, tout va bien ? demanda Sébastien dans un murmure.
– Oui, oui... Juste de la fatigue.
Leur effort pour rester discret ne servait à rien, toute l'assistance demeurait obnubilée par Caroline, toujours dans son fauteuil roulant à fixer ses jambes, d'un air hébété. Un silence tombal s'installa dans la salle de conférence. Encore une fois, ce fut le docteur Forest qui le brisa d'un ton impatient.
– Bon allez, il faut vraiment que quelqu'un vous le dise ? Comment il l'a dit déjà, Jésus ? Ah ! Je me rappelle ! Je crois que c'est « Lève-toi et marche ! » non ? Quoi que c'est peut-être trop vous demander, puisque vous êtes une actrice payée pour jouer la comédie, hein ?
– Je ne suis pas une actrice, répliqua vertement la jeune femme que cette réflexion venait de secouer.
Prise de colère, Caroline attrapa les accoudoirs de son fauteuil à pleines mains et se mit à pousser sur ses bras comme pour se lever. Tout son corps trembla peu de temps après et elle retomba sur son assise dans un gros bruit qui ébranla toute l'estrade.
– Ou comment perdre trois heures, conclut Forest d'un ricanement désagréable.
– Je sens à nouveau mes jambes, cria-t-elle au médecin.
– C'est cela, oui et moi je suis Nostradamus qui avait prédit que vous diriez ça pour nous convaincre... Il y a au moins deux heures ! Pourtant je n'prétends pas vouloir être reconnu comme voyant !
– Je ne mens pas, renchérit-elle.
Lola fit un discret signe à Sébastien qui approuva d'un hochement de tête et s'en alla rejoindre une Caroline au bord des larmes. Il lui murmura quelques mots avant de passer un bras sur ses épaules et le sien autour de sa taille, et de l'aider à se lever. Là, il vérifia qu'elle ne cillait pas et se retira pour la laisser toute seule, debout sur ses jambes, un grand sourire aux lèvres.
– Je marche, hoqueta-t-elle, totalement en larmes, cette fois.
Plus personne dans la salle ne bronchait. Forest moins que tous les autres. Son regard alternait entre l'ancienne paraplégique et Lola, comme s'il essayait déjà de résoudre ce mystère incroyable.
– Intéressant...
Liz Grey s'élançait déjà vers Caroline avec d'autres praticiens, aussi curieux qu'elle, pour mieux examiner la patiente, qui se rassit plus vite qu'elle ne le désirait. Ses jambes rachitiques après quinze années d'inactivité ne la supportaient plus.
De son côté, Lola souriait, ravie de sa réussite.
– Le docteur Forest insiste encore pour vous faire passer d'autres examens...
Lola retira avec délicatesse sa petite cuillère de sa tasse de thé, avant de répondre, d'une voix calme et détachée.
– Dites-lui que j'en ai marre.
Le ricanement amusé de monsieur Markford résonna alors. Le vieil homme semblait avoir regagné un peu d'énergie grâce à l'état de santé de son fils, toujours au beau fixe. Pierre s'occupait d'ailleurs de pousser le fauteuil de son père jusqu'à la grande table où tout le monde se retrouver pour manger tous les jours. La mère de Lola appréciait la compagnie d'Hubert et sa fille commençait à considérer cet homme d'affaires comme un ami très cher. Elle s'en voulait bien un peu d'en avoir tant besoin, mais une partie d'elle-même demeurait une enfant terrifiée par ses nouvelles capacités.
– Encore ce médecin américain qui fait des siennes ? demanda le maître des lieux en s'attablant.
– Il refuse d'admettre que je suis en parfaite santé, il est bien trop cynique et athée pour cela... Comme s'il fallait l'existence d'un dieu pour justifier mes pouvoirs, grommela la jeune fille dans sa barbe.
Comme à chaque fois qu'elle se permettait une telle réflexion ambiguë, personne n'osa lui répondre. Seule sa mère se doutait plus ou moins de la vérité, mais se gardait bien d'en faire mention. Quant aux autres, même s'ils rêvaient d'en savoir plus, ils supposaient qu'elle ne révélerait rien, alors ils se taisaient, espérant qu'elle parlât d'elle-même.
– Une demande est arrivée ce matin pour la guérison d'un enfant... Son père vous propose une somme conséquente en échange de votre intervention...
Sébastien lançait des regards vers les Markford tandis qu'il énonçait les faits d'un air impassible. Ce mois-ci, Lola devrait s'occuper du père, s'ils suivaient la ligne de conduite qu'elle s'était fixée. Mais il lui restait encore une dizaine de mois, selon le contrat, pour honorer sa signature. Techniquement, Hubert ne pourrait pas lui reprocher de soigner quelqu'un d'autre avant lui... Mais l'ancien agent du bureau d'enquête interne continuait d'user de quelques subterfuges pour obtenir les informations qui lui manquaient. Et ce qu'il désirait comprendre depuis plus de trois mois, c'était l'intérêt de se préoccuper d'abord de son fils Pierre avant lui-même et pour quelle raison il avait stupulé une année entière à Lola pour le guérir, lui.
– Prévoyez-le pour le mois prochain, Sébastien. Je m'occupe de monsieur Markford père cette fois, nous avons bien assez tardé, répliqua-t-elle d'un ton ferme.
– Je peux attendre...
– Non. Nous ferons comme convenu et je ne vous laisse pas le choix !
Sur ces quelques mots impératifs, Lola se remit sur ses pieds et s'en alla de la salle à manger le dos droit, la tête haute, prête à conquérir le monde. Le cœur de Sébastien se serra quelque peu de devoir lui infliger tout cela maintenant, mais il esquissa un sourire face à ses premiers pas sur le chemin qu'ils avaient décidé ensemble. Elle ne pouvait pas devenir réellement « Messiah » dans son ombre... ni dans celle de Markford. Ce dernier soupira avant de ricaner encore une fois.
– Elle grandit trop vite... C'est votre faute, Oster !
– J'en suis ravi. Nous avons réussi à esquiver l'interview de peu, mais elle devra apparaître face aux médias un jour... Mieux vaut pour elle qu'elle soit prête le jour venu...
– Quel papa poule, s'amusa Pierre, taquin.
Sébastien haussa les épaules et s'en alla à son tour, d'une démarche rageuse. Il préférait encore être le seul à pouvoir anticiper le futur... Car même si le destin lui échappait, le temps jouait en sa faveur. Sa prescience continuait d'agir aux moments opportuns et, grâce à lui, il se doutait que Markford dissimulait quelque chose. Au début, il pensait au pire, mais il commençait à changer d'idée. Hubert appréciait trop Lola pour lui être désagréable. Selon lui, le délai d'un an relevait plus du test qu'autre chose. Sa réaction de ce matin, à l'annonce de ce petit garçon à soigner contre de l'argent, n'avait fait que confirmer les suppositions de l'ancien agent qu'il demeurait au fond de lui. Cet homme d'affaires voulait vérifier que leur Messie préférait les vertus de l'intégrité et de l'honnêteté aux vices de la cupidité et de l'égoïsme...
– Seb' !
Mike se rapprocha de lui dès qu'ils se rencontrèrent. Ils profitaient tous les deux de leur relative sécurité entre les murs des Markford ; Wilkes, par exemple, apprenait en ce moment tout l'intérêt de truffer une bâtisse de caméras de surveillance, pour pouvoir croiser Lola ou Sébastien quand l'envie ou le besoin lui prenait.
– Mike, que veux-tu ?
– Nous avons capturé Forest dans... la forêt... Hmm... Il essayait d'entrer sans permission.
– C'est pas vrai... Pourquoi il ne repart pas aux États-Unis celui-là ?
Les deux hommes se dirigèrent vers l'annexe de la sécurité, où le médecin avait été enfermé dans une cellule réservée d'habitude aux éventuels criminels qui viendraient visiter les lieux. Dès que Sébastien vit le visage balafré de bleus du diagnosticien, il grimaça.
– Il s'est défendu, en plus ?
– Oh non... Il a juste parlé à Maggy une seconde... Il a réussi à la mettre en colère en trois mots.
– Je n'veux même pas savoir lesquels...
Oster ouvrit la porte et se rapprocha du docteur assis calmement au milieu, sa canne entre ses jambes écartées, l'air plus pitoyable qu'un chien égaré.
– Je veux la voir, Ostrich* !
– Elle en a marre de vous, elle me l'a dit il y a une minute. Vous demandez quoi, cette fois ? Une IRM ? Un scanner ? La bourrer de médicaments ? L'électrocuter ?
– Lui parler, lâcha le médecin dans un souffle.
Le visage encore plus misérable de ce type, d'un naturel bien plus orgueilleux d'habitude, alerta Sébastien qu'ils venaient d'effectuer un premier pas dans une tout autre direction. Son instinct se réveilla et il sentit, grâce à son don si particulier, que ce grand docteur cynique et athée cherchait des réponses qui ne relevaient plus de la science... Mais il pressentait aussi autre chose : il essayerait à nouveau de la piéger, malgré tout. À lui d'être toujours vigilant pour elle... et de la protéger.
– Levez-vous et suivez-moi !
Publié le 19/10/17
*Ostrich signifie "autruche" en anglais. Forest étant américain, il déforme volontairement le nom d'Oster pour l'emmerder... En gros il le traite d'autruche.
Désolée pour le retard de ce chapitre.
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