Le vent vrombit à travers les branches avant de s'engouffrer dans la plaine dévastée par les explosions de mortier. La troupe d'assaut, désorganisée et décimée, ressemblait à une fourmilière éventrée. Bien dissimulé dans un arbre non loin, un homme habillé d'une tenue noire, observait la scène d'un œil dur.

          Il rajusta le fusil sur son épaule et redescendit de son perchoir avant de s'enfoncer dans la forêt encore debout. D'un geste d'habitué, il positionna ses lunettes thermiques non sans sourire, ironique. Sa cible semblait particulièrement douée pour se défendre, cette fois, mais elle ignorait qu'elle avait juste échappé à la petite diversion qu'il lui avait concoctée.

           Tout se déroulait exactement comme prévu...

          Lola observa quelques secondes le manoir, au loin, qu'ils pouvaient apercevoir. Nick s'arrêta brusquement pour poser son capitaine contre un arbre afin de reprendre son souffle. Lorsqu'il se pencha en avant, les rayons de lune frappèrent la scène à travers les branches pour éclairer les militaires. La jeune fille remarqua alors le sang sombre coagulé sur les vêtements de l'homme et se rapprocha de lui, bien décidée à le soigner à son tour.

– Vous auriez dû me dire que vous étiez blessé...

           Elle tendit sa main dans l'idée d'activer sa capacité, mais c'était sans compter sa réaction. Il recula avec brusquerie et secoua la tête de gauche à droite.

– Ne me touchez pas.

           Les doigts de Lola s'immobilisèrent et son regard interrogatif se posa dans celui de Nick. Il semblait sur la défensive, le visage déformé par la crainte et les yeux remplis de doutes. Elle finit par comprendre qu'à défaut d'avoir peur d'elle, il se méfiait assez pour ne pas lui faire confiance. Voilà bien la première fois qu'elle rencontrait quelqu'un qui ressentait une forme d'insécurité vis-à-vis de son pouvoir. À croire que Sébastien l'avait vraiment bien protégée...

– Je comprends. Désolée... Je voulais juste vous éviter de souffrir pour rien...

           Elle laissa son bras retomber et se retourna vers l'arrière. L'absence de poursuivant paraissait étrange et l'obscurité n'aidait pas à se détendre. Ses pensées un peu plus tôt revinrent à son esprit. Réfléchir à ses capacités lui permettait d'oublier la réaction de Nick. Elle ne pouvait donc pas voir l'homme l'observer, de plus en plus hésitant. Elle se concentrait à nouveau sur leur survie et son envie de tester sa théorie triompha.

          Lola s'accroupit pour déposer sa main sur le sol. La terre froide sous sa paume fut ignorée aussitôt. Elle entreprit immédiatement d'injecter de sa force, exactement comme lorsqu'elle guérissait les corps. Seulement, cette fois, elle ne sondait pas l'état de santé, mais si elle pouvait récupérer des informations par cette méthode.

– Que faites-vous ? Faut repartir, grommela Nick.

          Le lieutenant Parnas se trouvait de bien méchante humeur. Il parlait difficilement de ses blessures pour ne pas inquiéter les autres ; il avait donc omis la sienne de façon automatique. Cette fille avec lui avait bien guéri son capitaine, mais il s'agissait d'un cas de force majeur, lui pouvait encore tenir debout. Non. S'il devait être honnête avec lui-même, il s'agissait d'une excuse. En fait, il craignait cette gamine... Comment un être humain normal pourrait réussir à soigner des tirs par balle d'une simple imposition des mains ? Ou bien arrêter des obus de mortier en l'air ?

– J'essaye quelque chose, répliqua Lola sèchement.

          Déployer son énergie dans le sol demandait une grosse quantité de force. Même en évitant de plonger trop profondément, il lui fallait couvrir un large terrain et elle n'avait réussi à contrôler sa puissance qu'à travers des corps humains tout petits jusque-là. La forêt face à eux représentait plusieurs centaines de personnes allongées, de quoi la drainer entièrement.

– Mince, je suis encore trop faible...

          Elle condensa son énergie en une fine ligne qu'elle lança vers l'avant à l'aveuglette. Cette idée avait l'avantage de moins l'épuiser, mais son efficacité devenait presque nulle. Lola ne savait même pas ce qu'elle cherchait, ni comment cette information pourrait se traduire. Elle parvenait bien à sentir les arbres de manière très faible, mais ils ressemblaient à des fantômes en arrière-plan...

– On peut y aller ? s'impatienta Nick.

          La jeune fille hocha la tête à contrecœur et allait retirer sa main lorsque son dernier trait frappa contre quelque chose de dense en mouvement. Elle se figea sur place quand elle comprit qu'il s'agissait d'un être vivant. Difficile à cette distance de statuer sur sa famille, mais compte tenu de sa taille, elle préféra en déduire qu'il s'agissait d'un humain. Finalement, ils étaient bien suivis.

– Quelqu'un se rapproche de nous. Vous ne préférez pas lui tendre une embuscade ? proposa-t-elle.
– C'est peut-être quelqu'un de mon groupe...
– Vous y croyez vraiment ?
– Non, admit le lieutenant de mauvaise grâce. Très bien, trouvons un lieu plus propice pour tendre un piège.

          Nick reprit son capitaine sur le dos et se remit à avancer, non sans se demander s'il ne faisait pas équipe avec une extra-terrestre. Il ne voyait que cela pour expliquer tous les trucs bizarres qu'elle parvenait à faire. De son côté, Lola lui emboîta le pas d'une démarche fatiguée. Sa tentative venait de lui drainer beaucoup trop de force. Elle se promit qu'une fois sortie d'affaire, elle se forcerait à un entraînement régulier et drastique. Il était hors de question de rester une mauviette plus longtemps !

           Sa cible venait de changer de direction. Même un mouvement aussi léger ne devait pas être dû au hasard. Soit ceux qui l'escortaient se méfiaient, soit elle possédait, en plus du reste, un pouvoir capable de l'avertir du danger. Embêtant... Il décida de modifier sa stratégie et s'en alla vers la maison Markford. Il n'avait pas effectué de mission d'infiltration depuis un moment, mais c'était comme le vélo, difficile d'oublier comment faire.

          Son premier objectif serait de déterminer quelle personne il allait remplacer. Dans le chaos ambiant, personne ne remarquerait l'échange. Ensuite il pourrait se rapprocher de sa cible en toute tranquillité. Méfiance. Vérifier qu'elle n'a pas de capacité pour détecter les intentions meurtrières.

           L'homme esquissa un large sourire, mélange de joie mauvaise et d'excitation. Voilà bien la première fois de sa carrière qu'une mission d'élimination lui procurait une telle sensation de jouissance !

          La traque continuait.

           Sa main se posa sur le sol à nouveau, mais cette fois, elle ne sentit absolument rien. Disparu ? Peu probable. Elle n'arrivait tout simplement pas à détecter cette présence. Pourquoi arrêterait-il de les suivre ? Si l'objectif de cette attaque c'était elle, ils n'avaient pas terminé.

– Alors ? demanda Nick.

           Lola le percevait moins braqué contre elle, mais encore plus méfiant. Il la regardait avec un mélange de curiosité, d'interrogation et de dégoût qu'elle n'expliquait pas. Devait-elle considérer qu'elle représentait une chose répugnante ? Sébastien l'avait prévenue contre les réactions extrêmes face à son pouvoir, que ce soit en bien ou en mal. Mais il n'avait pas prévu une attitude pareille. La jeune fille se sentait assez perdue.

– Rien... Mais cela ne veut rien dire. Ma capacité n'est pas assez développée pour être sûre.

           Un long silence lui répondit. Dissimulés derrière la cabane des ouvriers chargés d'entretenir l'immense parc autour de la propriété, ils scrutaient les alentours plongés dans les ténèbres. Au loin, des éclats de voix retentissaient, des lumières éclairaient le manoir et les environs et tout le monde semblait sur le pied de guerre. Lola allait proposer de les rejoindre lorsqu'une question de Nick la figea sur place.

– De quelle planète vous venez ?
– Pardon ?

          Ils chuchotaient et l'homme prit la peine d'armer sa mitraillette en cas d'attaque-surprise avant de lui répondre, son regard fixé sur ses mains qui s'activaient.

– Vous avez des « pouvoirs » qu'un être humain normal ne possède pas. Donc soit vous êtes un cobaye échappé d'un laboratoire, mais cela me semble tordu, soit vous êtes un extra-terrestre. Donc... De quelle planète ?

          Le dégoût qu'elle avait perçu venait de là ! Lola soupira non sans refermer ses bras autour de ses jambes. Au final, la réaction de Nick n'était pas étrange. Si elle avait rencontré une personne comme elle avant la disparition de son père, elle aurait sans doute tiré les mêmes conclusions. Au fond, celui qui agissait le plus bizarrement depuis le début, c'était plutôt Sébastien. Il l'avait cru de suite, n'avait jamais remis en doute ce qu'elle racontait et avait été le premier à la soutenir... Maintenant qu'elle y réfléchissait une seconde, son attitude lui paraissait encore plus anormale.

– Vous voulez pas me dire ? Ou vous pouvez pas ?

          Nick la sortit de ses pensées désagréables.

– Je suis humaine. Disons juste que je suis spéciale... Un cas sur plusieurs milliers de millions de milliards...
– Un cas qui n'arrive que tous les deux mille ans ? Ce genre-là ? ricana le lieutenant.
– C'est dans cette veine, oui. Croyez-moi ou non, je m'en fiche.

          Vraiment ? Elle mentait à qui, là ? Après tout ce qu'elle avait vécu depuis deux ans, bien sûr que si l'opinion des autres lui importait ! Mais comment forcer quelqu'un à la croire ? Même elle admettait que rencontrer une personne pareille n'avait aucun sens.

– Dirigeons-nous vers le manoir...
– Non. J'ai activé ma balise, un groupe va venir nous chercher. Je préfère rester ici, nous sommes relativement à l'abri.

          Le silence retomba une fois encore entre eux. Lola lançait des regards curieux vers Nick de temps à autre, tandis qu'il continuait de scruter les bois, attentifs. Il semblait se désintéresser d'elle. D'un petit sourire, elle glissa sa main dans un repli de son vêtement et réussi à le toucher avant même qu'il ait le temps de réagir. L'avait-il au moins sentie ? Elle ferma les yeux et plongea son énergie en lui afin de le soigner. Elle résorba un début d'hémorragie qui risquait de devenir dangereux et cicatrisa sa plaie avant de guérir une double fracture au niveau de ses cotes, qui le plia de douleur dans un grondement sourd. Lola aurait juré qu'il hurlait en silence.

           Dès qu'elle eut terminé, elle retira ses doigts, très fière d'elle, pour se retrouver mise à terre par un Nick furieux qui la maintenait au sol d'une pression de sa main sur son cou. Elle respirait difficilement avec la trachée écrasée ainsi et le lui signifia d'une petite voix faible, qu'il ignora avec superbe.

– Bordel, vous m'avez fais quoi ? Vous voulez me tuer finalement ?
– Soyez... pas... con ! souffla-t-elle comme elle put.

          Des bruits de pas l'incitèrent à la lâcher et retourner à son poste d'observation. Lola resta allongée sur le sol à essayer de retrouver sa respiration non sans remercier le ciel pour l'interruption. Elle allait devoir se montrer plus prudente à l'avenir quand elle décidera de soigner quelqu'un...

– Lieutenant Parnas ? Ici le groupe d'intervention Bêta.
– Nous sommes ici. Nous avons été suivis par un individu non identifié. Impossible de donner sa localisation.
– Bien reçu. Sortez de votre abri, nous avons ordre de vous ramener au manoir sans attendre.

          Nick récupéra son capitaine d'un geste à présent machinal et ne jeta qu'un simple regard vers la jeune fille toujours effondrée par terre.

– Levez-vous, on part. Vous vous expliquerez là-bas.

          D'un léger sourire désabusé, Lola se remit sur ses pieds avant de se rapprocher du groupe de militaire venu les chercher. La majorité scrutait les alentours avec leurs armes qui éclairaient faiblement la zone, tandis que les supérieures échangèrent quelques mots avec le lieutenant Parnas.

– Vous êtes blessés ? demanda le chef du groupe.
– Ils l'étaient. Je les ai soignés, répliqua Lola sèchement.

          Plusieurs paires de regards incrédules se tournèrent vers elle, tandis que Nick passait une main sous ses habits comme pour vérifier l'état de sa plaie. Il ne rencontra que sa peau lisse, comme si sa blessure par balle n'avait jamais existé. Il pâlit rapidement avant de fixer sur elle une expression encore plus incrédule vers la jeune fille qui le toisa sans merci.

– Comment... ?

          Lola soupira lourdement avant d'entamer une prière silencieuse envers Sébastien. Sans cette promesse à la noix, elle l'aurait bien envoyé bouler. Dans un sens, ce n'était peut-être pas si mal... Si elle devait représenter un jour l'espoir de toute l'Humanité, mieux valait pour elle qu'elle apprenne la patience.

– Je vous l'ai dit, je suis spéciale. Appelez-moi Messiah.

Publié le 21/06/17