12e Bougie : Un petite expérience
Lola repoussa le paquet de chips à la crème dans une grimace de profond dégoût. La nourriture commençait à lui sortir par les yeux... Réussirait-elle encore à manger après tout cela ? Elle sentait peser sur ses épaules les devoirs du sumo avec la volonté d'un moine ascète... tout un programme.
– Lola ! Ce soir c'est maxi hamburger avec double portion de frites et crème glacée aux noix de pécan !
Elle eut immédiatement envie de vomir...
– Stop Sébastien... J'ai l'impression d'être une oie à l'approche de Noël...
À peine lui avait-elle donné son accord pour sa « petite expérience » qu'il s'était mis dans l'idée de la gaver tous les jours de plats le moins diététiques possible. Seul le souper restait « léger »... Mais en presque un mois, elle venait de prendre presque dix kilogrammes grâce aux quatre repas réguliers par jour !
– Pensez à votre mère. Si j'ai raison, vous réussirez à la guérir, cette fois !
Le leitmotiv ultime...
– D'accord. Mais pas de frites, je ne peux plus les voir, même en peinture !
– Marché conclu.
Chaque semaine, la jeune fille rendait visite à sa mère hospitalisée. Malgré son état stable, tous ses médecins craignaient une rechute à tout moment. Son cancer était loin d'avoir disparu et Juliette restait très faible ; mais en vie. Sa rémission miraculeuse relevait déjà du cas d'école incroyable. Mais aux yeux de sa fille, il en fallait encore plus. Elle comptait bien la guérir jusqu'à la dernière cellule, même si pour cela...
Sébastien déposa l'assiette contenant le hamburger face à elle et son estomac se souleva. Depuis un mois, son premier et unique employé de son entreprise sans nom la forçait à s'empiffrer et ne parlait que de nourriture, de quoi la rendre chèvre.
– Hop ! Faut manger !
Et son sourire radieux lui donnait envie de le frapper...
– Si je te dis que je n'ai pas faim...
– Votre mère serait déçue d'apprendre que sa fille refuse de la soigner contre trois grammes de pain et une fine tranche de bacon...
Lola nota le ton joyeux de l'homme non sans observer la quintuple couche de pain, viande, sauce, salade, tomate et divers autres ingrédients qu'elle n'osait pas identifier. Et il appelait cela « trois grammes » ? Cette horreur pourrait obstruer toutes ses artères dès la première bouchée !
– Mon corps de rêve est foutu, je ne rentre dans plus aucun de mes pantalons, j'ai déjà pris une taille... et mon cœur se soulève à chaque assiette... Je ne pensais pas le dire un jour, Sébastien, mais j'ai envie de jeûner, là...
– Dans trois jours, nous retournons voir votre mère pour finaliser cette petite expérience. Si elle échoue, je vous promets le pain sec et l'eau, en attendant, mangez.
Elle le fusilla du regard après l'avoir observé s'attabler face à une salade et une assiette de melon. Il n'avait presque rien pris contrairement à elle ! Elle engloutissait littéralement tout l'argent du mois à elle seule en repas... Quelle déchéance !
Le dimanche était devenu la journée de visite régulière à sa mère, même durant les vacances. En fait, pour rester honnête, elle ne se trouvait pas « en vacances » puisqu'elle avait rejoint l'entreprise de Sébastien... Mais comme son unique « job » jusqu'à aujourd'hui avait été de s'empiffrer comme une truie, elle ne se sentait clairement pas dans l'ambiance de travail. Quoi qu'il en soit, elle saurait bientôt si la « petite expérience » de son collègue fonctionnait.
D'après lui, elle brûlait des graisses à chaque fois qu'elle utilisait son pouvoir, surtout depuis son retour de l'Emeth. Donc depuis qu'elle essayait de ne pas user de son âme, c'était son corps qui s'en retrouvait impacté. S'il avait raison, elle deviendrait la seule femme au monde à maigrir à volonté... Douce ironie. Elle serait enviée par la moitié de la planète soit pour sa capacité, soit pour sa faculté amincissante, comme si l'un et l'autre représentaient une « bonne chose » ! Mais son esprit dériva aussitôt sur une conversation avec Sébastien à ce sujet, quelques jours plus tôt :
«– Lola ? Je ne pense pas qu'il me faille vous le dire, mais je vais le faire malgré tout. Si cette petite expérience réussit, tout va s'emballer. Vous allez passer d'inconnue à célébrité médiatique en quelques jours. Beaucoup refuseront de croire en vous, d'autres seront des fanatiques dès le début. Vous serez adulée, enviée, jalousée, convoitée, peut-être que quelques-uns essayeront de vous pervertir, de vous acheter voire même de vous kidnapper. Votre vie deviendra un enfer, mais je ferai tout pour vous protéger. Êtes-vous toujours décidée ?
– Oui. Si je peux soigner ma mère... je pourrai soigner d'autres personnes... Alors...
– D'accord. Dans ce cas, j'aimerais que vous me promettiez quelque chose... »
Elle pénétra dans la chambre d'hôpital de sa mère et laissa ses souvenirs s'écouler. Ce jour deviendrait sans doute le tournant majeur de sa vie, elle devait se concentrer ! Juliette souriait assise à son fauteuil et tendit ses mains vers sa fille qui s'élança jusqu'à elle pour se lover dans ses bras.
– Ma chérie ! Tu sembles t'épanouir ces derniers temps... Mais... Tu fais assez d'exercice ? Tu... euh...
– Oui, j'ai pris du poids... Mais... C'est pour une « petite expérience »...
– Ah ? Je serais curieuse de savoir laquelle ? J'aurais pensé qu'il s'agissait d'une excuse pour te racheter des vêtements !
Lola grimaça, mais offrit un point à sa mère. Il s'agissait en effet d'une de ses méthodes pour se faire financer d'habitude. Elle allait la rassurer quand on toqua à la porte et qu'un Sébastien tout sourire entra à son tour. Pour ne rien changer, Juliette l'accueillit avec un air heureux et ils parlèrent comme deux vieux amis comme si elle n'existait pas.
Elle se renfrogna jusqu'à voir le coup d'œil amusé de son complice qui paraissait trouver son attitude hilarante. D'accord, elle se plaignait telle une gamine capricieuse... Lola se força à ravaler sa rancœur et se remit à sourire, ce qui sembla étonner, mais aussi ravir Sébastien. Et pourquoi sa réaction lui fit-elle plaisir ? Stupide crétine de s'attacher à un idiot pareil !
– Lola ? Et si vous demandiez à votre mère ?
– Ah ! J'en étais sûre, c'est bien de vêtements qu'il s'agit ! ricana Juliette, fière de sa supposition.
– Mais non !
Elles se chamaillèrent joyeusement durant quelques minutes alors que Sébastien essayait de faire tous les efforts possibles pour dissimuler son envie de rire. Encore une fois, elles furent interrompues par l'arrivée imprévue de deux docteurs en blouse blanche qui ne paraissaient pas étonnés de déranger la réunion familiale. Mais avant même que l'une des deux femmes n'ait protesté, Sébastien se relevait de sa chaise pour saluer les deux hommes d'une poignée de main.
– Merci d'avoir accepté de venir.
– Et bien... Vous avez avancé des arguments convaincants...
Le premier répondit d'un sourire amusé et paraissait surtout très détendu, tandis que le second n'ouvrit pas la bouche, les sourcils froncés et l'air peu amène.
– Sébastien ? murmura Lola, soudain inquiète.
– Vous vous souvenez ce dont on a parlé l'autre jour ? Sur les conséquences ? Je voulais avoir deux témoins pour aujourd'hui. Expliquez à votre mère, ces deux messieurs seront aussi ravis d'entendre ce que vous avez à dire... Faites-moi confiance, d'accord ?
Il semblait lui aussi à l'aise et calme, ce qui la réconforta sur ce qui allait suivre. Elle se retourna vers une Juliette qui affichait à présent un air très sérieux sur son visage très maigre. Comme prévu par Sébastien, elle venait de comprendre... La mère prit la main de sa fille entre ses doigts et elles se fixèrent en silence un long moment.
– Alors c'est grâce à toi, hein ? balbutia la malade.
– Oui... Mais j'aimerais faire plus... C'est ça la « petite expérience » dont je te parlais tout à l'heure... Tu veux bien que j'essaye ?
– Tu ne risques rien ? Je refuse de te perdre, toi aussi !
Lola serra plus fort les doigts soudain glacés de sa mère.
– Je m'arrêterai avant. Tu t'allonges ? Je pense que ce sera plus simple...
Les trois hommes dans la chambre gardèrent un silence et une immobilité, mais leurs regards suivirent les deux femmes avec différentes formes d'expressions au fond de leurs yeux. Pour Sébastien, une certaine dose de fierté, mêlée à une anxiété prévisible. Quant aux deux autres, il s'agissait soit de curiosité, soit d'un scepticisme à toute épreuve.
Dès que Juliette fut allongée sur son lit, sa fille vint se placer à ses côtés et se frictionna les mains avant de les étendre par-dessus la chemise de sa mère. Elle avait lancé un bref regard vers son complice, le temps de le voir l'encourager d'un petit signe de tête. Elle ferma ensuite les yeux et laissa son énergie se déployer dans l'ensemble de son corps avant de s'étendre doucement au bout de ses doigts. Elle s'interrompit aussitôt.
– Désolée, maman, mais je vais devoir remonter ton t-shirt, au final... Il semble qu'il me faille un contact direct avec ta peau, d'accord ?
– Bien sûr, ma chérie.
Elle releva donc le tissu délicatement avant de reposer ses doigts sur son ventre. À peine ses mains s'appliquèrent sur son épiderme qu'elle sentit son énergie s'enfoncer dans le corps et se déployer aussi bien que dans le sien. En quelques minutes, elle eut la vision claire et précise de l'état interne de sa mère jusqu'à la plus petite cellule infectée. Voilà des mois qu'elle renforçait sa maîtrise de son pouvoir et n'avait pas réessayé ce simple « scan » ! Tout paraissait plus net, plus visuel, possible... Elle se sentit trembler.
– Lola ? questionna la voix profonde de Sébastien, qu'elle n'imaginait pas aussi près d'elle.
– Je vois tout... C'est incroyable comment j'ai...
– Concentre-toi.
Il venait de l'interrompre d'un ton assez sec. Elle se souvint alors de la présence des deux étrangers et le remercia intérieurement.
– Je vais commencer.
– N'en fais pas trop, chérie, murmura sa mère, inquiète.
– Cela ira, je suis là, rassura Sébastien.
Lola leur sourit avec joie avant de refermer les yeux pour mieux visualiser les images que sa propre énergie parvenait à lui créer. Comme pour l'agent de sécurité sur la place de l'hôtel de ville, elle se focalisa sur une partie des cellules et commença à puiser dans ses propres forces pour les guérir. Il lui suffisait de les imaginer saines pour inciter son énergie à agir dessus, les changer puis passer à la suite. Elle fit les premières une à une, avant d'augmenter le nombre petit à petit.
Elle dégagea les organes en premier et décida de s'y attaquer après. Avec son précédent, elle connaissait la quantité de force qu'il fallait pour « corriger » certains éléments du corps. Les cellules demandaient relativement peu de ressource, mais la réparation osseuse drainait énormément d'énergie, ainsi que toute modification d'organe... La jeune fille imagina une seconde ce qu'il faudrait pour remettre d'aplomb un cerveau et changea immédiatement ses idées. Elle devait s'occuper d'un seul problème à la fois !
Combien de temps demeura-t-elle immergée dans son monde interne à regarder l'état de santé de sa mère pour mieux la soigner ? Elle venait de guérir la totalité de son foie, quand les premiers contrecoups se firent sentir. Mais il restait toujours des cellules cancéreuses qui s'en allaient jusqu'au cœur. Laisser cela ainsi devenait hors de question ! Lola fronça les sourcils et se força à se concentrer encore plus, quitte à y injecter de son âme en cas de besoin, elle soignerait la totalité de ce cancer !
Sourde aux bruits et aux remarques extérieures, elle s'effondra une heure après avoir commencé, le sourire aux lèvres et frêle comme une brindille...
La « petite expérience » semblait être un succès. Les deux médecins sceptiques étaient plus pâles que des fantômes écossais et examinaient madame Becquerel avec un sérieux de pape. De son côté, Sébastien tenait une jeune fille passablement amaigrie entre ses bras. Lola avait repris brièvement connaissance avant de sombrer une nouvelle fois dans le sommeil, sous le sourire attendri de son garde du corps.
Elle avait réussi, il en jurerait. Rien que le visage lisse et l'apparence rosée de sa mère pouvaient le prouver. Les deux hommes penchés sur elle lancèrent des regards paniqués vers Lola, mais Sébastien continuait de sourire, confiant.
– Nous allons amener cette dame passer quelques examens, balbutia le premier.
– Et il va falloir prévenir nos confrères, à propos de cette jeune fille, baragouina le second.
– Faites donc. Les médias aussi, si ça vous chante, ricana Sébastien.
Comme prévu, ils se redressèrent comme des ressorts et échangèrent un regard avant de soupirer comme deux chiens battus. Ils emmenèrent une Juliette fatiguée qui lui lança un coup d'œil. Il hocha la tête vers elle, pour la rassurer, comme il l'avait fait avec Lola plus tôt.
Dès qu'il fut seul avec elle toujours endormi entre ses bras, il la serra contre lui et laissa une larme lui échapper.
– Tu l'as fait... À moi de respecter ma promesse, maintenant.
Publié le 03/05/17
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