1.17. Déception
J'ai eu mon premier job et j'ai été déçue de ce monde dans lequel vis et dans lequel tu vivras toi aussi.
Ma perspective a changé. Je me suis mise à regarder les choses différemment, à voir des choses que je ne voyais pas avant. Je voyais des gens en costume-cravate dans le métro et je me sentais triste pour eux parce qu'ils s'étaient mis à symboliser pour moi l'aliénation de l'humanité.
Je me posais à lire sur un banc dans le parc près de mon travail pour éviter d'arriver en avance ne serait-ce que d'une minute. Puis je regardais ma montre, je me levais et je m'en allais travailler. Alors je me voyais de l'extérieur : comme si une force m'avait obligée à me lever, comme si j'étais un robot et que quelqu'un venait d'appuyer sur un bouton. Et je me souvenais que j'étais libre, que c'était moi qui avait fait le choix de me lever à cet instant et d'aller au travail alors que j'aurais préféré rester là et qu'en vérité rien ne pouvait m'empêcher de rester là. Je me souvenais que j'étais libre, et alors tout cela semblait encore pire.
Mais je me levais et j'allais au travail, et j'avais envie de vomir. Pas spécialement pour moi. Ce travail, mon premier, était le pire que j'ai eu et je suis bien contente d'en avoir changé. Mais il n'était pas non plus invivable. Ce n'était pas pour moi que j'avais envie de vomir. C'est juste que je ne pouvais pas m'empêcher de me demander "Qu'ont-ils fait de l'humanité ?".
J'ai été déçue : c'est ce qui m'a sauvée. D'autres le verraient autrement. D'autres diraient que c'est ce qui m'a condamnée au malheur éternel. Mais j'ai l'impression d'avoir été sauvée du pire mal qui existe : l'aliénation.
Il y a une façon très simple d'arrêter d'être déçue et de regagner la possibilité d'être heureux : revoir ses attentes à la baisse, se résigner. Mais je ne veux pas me résigner. Je veux boycotter le système autant que faire ce peut, même si ça ne sert strictement à rien. Je ne veux pas participer à tout ça.
Pourtant je n'ai pas le choix. Parce que dans cette fichue secte le refus de jouer selon leurs règles est puni de la peine la plus grave qui existe : ostracisme, puis peine de mort. Ne pas avoir de travail ? Va mendier sur le trottoir, voir les gens éviter ton regard, puis finir par mourir de faim et de froid. N'est-ce pas ce qui risque de t'arriver si tu boycottes vraiment le système ? Non, tu ne pourras jamais le boycotter totalement.
Fais les beaux discours que tu veux mais à la fin de la journée tu dois trouver un travail, payer le loyer, les factures, les impôts, le crédit, manger, économiser pour les vacances. Et bien sûr quand tu as une famille tu as encore moins le choix : car alors les conséquences n'affectent pas seulement toi, et il te faut bien sacrifier encore un peu plus tes principes pour pouvoir veiller sur ceux que tu aimes. Alors je me sacrifierais encore un peu plus pour toi, je continuerais de consacrer de donner de mon temps pour en faire des instants décevants. Mais ne t'inquiète pas, de toute façon je n'en suis plus à ça près.
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