Chapitre 1 : Et du jour au lendemain, tout s'arrête
- Rym, Gabriela, silence ! tonne une nouvelle fois la chargée de travaux dirigés, Madame Lopez.
Je regarde mon amie, me retenant d'éclater de rire. À chaque cours,c'est la même chose. Elle nous demande de nous taire en sachant que ça ne durera que cinq minutes avant qu'on réitère notre conversation. Mais je suis comme ça, une pipelette dans le sang etdans la chair. Je parle tellement que ça exaspère toute ma famille, et parfois ça me fatigue aussi. Mon cerveau tourne à plein régime,tout le temps, à chaque heure, à chaque minute de la journée. Et je ne peux pas tout garder pour moi, alors je parle. Et mon amie Gabriela est la meilleure oreille et la meilleure pipelette m'égalant dans ce domaine.
- Comme je le disais avant qu'on m'interrompe, poursuit la professeure en me fusillant du regard, la responsabilité civile suppose l'addition de trois éléments, soit le fait illicite, le préjudice et le lien de causalité.
Les cours de droit me sortent par les oreilles en ce moment. Depuis quelques semaines, j'ai une forte baisse de motivation. Je me rends à tous mes cours de la faculté de droit mais le cœur n'y est pas. Comme s'il manquait un je-ne-sais quoi à ma petite vie. Je possède pourtant tout ce que n'importe qui pourrait rêver. J'ai des parents possédant une des plus grandes entreprises de cosmétiques du monde, Sublimeza, je ne manque donc financièrement et matériellement de rien. J'ai aussi un grand frère et une petite sœur que j'adore. Monfrère, Juan, a quatre ans de plus que moi et travaille dansl'entreprise de mes parents. Ils bossent tous les trois dans les locaux, qui se trouvent à à peine cinq minutes de ma faculté. Pour une grande ville comme Mexico, c'est une chance pour moi qui vais les aider dès que je n'ai pas cours ou que je peux me libérer.
Madame Lopez continue son cours sur la responsabilité civile lorsque, d'un seul coup, un énorme bruit masque sa voix. Le bruit est si fort que mes oreilles commencent à siffler. Les murs tremblent, certains étudiants crient. Nous ignorons ce qu'il se passe et nous nous cachons tous sous les tables de notre salle de classe. Le vacarme ne dure que quelques secondes. Mais c'est déjà bien trop.
- Gardez votre calme et restez sous les tables ! On ignore si ça va recommencer, essaie de crier la professeure tant bien que mal sous sa propre table.
Je sors mon téléphone de la poche de mon manteau et envoie respectivement trois messages à mon père, ma mère et mon frère. Sachant que nous nous situons pas loin les uns des autres, je veux m'assurer qu'ils vont bien. J'envoie ensuite des messages à mes amies qui ont cours dans d'autres universités à travers la capitale.
- J'ai peur, me souffle Gabriela en se collant contre moi.
- Ne t'inquiète pas, c'est passé.
Je lui caresse les cheveux pour la calmer un peu, en vain. Je jette un coup d'œil à mon téléphone. J'ai les réponses de mes amies, mais aucune de mes parents, ni de mon frère. Vingt bonnes minutes sont déjà passées et aucune nouvelle. Même mes amies ne me répondent plus. Le réseau a sûrement dû être coupé. Nous n'avons pas non plus accès aux réseaux sociaux. On ignore totalement ce qui s'est passé dehors.
Trente minutes s'écoulent encore dans l'attente, dans l'angoisse d'un nouveau bruit. Et d'un seul coup la porte s'ouvre, laissant apparaître une grande silhouette imposante. Nous nous relevons tous d'une seule personne, paniqués. C'est un pompier. Madame Lopez délie sa langue pour briser un silence de quelques secondes :
- Que s'est-il passé ?
Mais il ne répond pas à la question.
- On m'a dit que Rym Abril étudiait dans cette faculté.
- C'est moi, je réponds derechef en levant la main droite.
- Suis-moi.
Je jette un dernier regard à Gabriela, toujours en pleurs. Lorsque nous sortons de l'établissement, je me précipite pour lui poser La question que j'ai en tête depuis près d'une heure : que s'est-il passé ? Il s'arrête devant moi, se retourne et posé un genou à terre pour être à mon niveau.
- Il y a eu une explosion, commence-t-il.
Et plus aucun mot qu'il dit ensuite n'est entré dans mon crâne. « Il y a eu une explosion ». Et si ce pompier est venu me chercher moi, Rym Abril, dans ma faculté, c'est pour une seule et bonne raison : l'explosion a eu lieu dans les locaux de Sublimeza. Mon cœur se fend d'un seul coup en deux, un poids vient se hisser au niveau de mon thorax et j'ai du mal à respirer. Je prends le pompier par le bras, manquant de tomber à la renverse. Il me fait asseoir par terre et m'incite à inspirer et expirer.
- Mes parents..., je parviens à dire dans un souffle. Où sont mes parents ?
- On ne sait pas encore. Mes confrères sont en train d'éteindre l'incendie mais les seules personnes que nous avons vu sont celles qui ont réussi à sortir. Et d'autres sont décédées en sautant de plusieurs étages pour échapper aux flammes. Mais nous n'avons pas retrouvé vos parents, je suis désolé.
- Et mon frère ? je me précipite.
- Votre frère était aussi à l'intérieur ?
Il travaille aussi dans l'entreprise.
- Je suis désolé.
Ce pompier à l'air sincère. Mais ça n'efface pas la peine immense qui me submerge. Les larmes commencent à couler d'elles-mêmes et mon cœur se serre encore plus fort. J'ai envie de vomir. J'ai seulement le temps de me tourner sur le côté que mon déjeuné est expulsé. Je vomis, je pleure, je vomis, je pleure. Et ça dure comme ça pendant près de cinq minutes. Et plus je vois le vomis par terre, plus ça me redonne envie de vomir.
- Tenez, buvez ça.
Il me tend une bouteille d'eau que je peine à ouvrir et à boire. Je n'arrive pas à y croire. Je suis peut-être orpheline.
- Où voulez-vous que je vous emmène ? me propose-t-il.
- Je veux aller sur les lieux de l'accident.
- Vous en êtes sûre ?
- Je n'ai jamais été aussi sûre. J'ai besoin de voir ça de mes propres yeux.
Ni une, ni deux, le pompier m'aide à me relever et pose mon bras sur le sien pour que je puisse marcher sans tomber. Nous arrivons devant une petite voiture qui n'a rien d'un gros camion rouge vif typique des pompiers. C'est une voiture noire, de tout ce qu'il y a de plus simple. Il m'ouvre la portière du côté passager et me demande une demi-douzaine de fois si je suis bien installée. Ce à quoi je réponds oui, à chaque fois. Je le trouve vraiment attentionné et aux petits soins. Ça fait du bien dans un moment pareil.
- Je m'appelle Julio, me dit-il pour faire la conversation.
Je hoche la tête, l'angoisse me comprimant tellement que les mots ne sortent plus de ma bouche.
- Je suis entré chez les pompiers il y a un an. J'ai vingt-trois ans.
Je tourne la tête vers lui alors qu'il conduit. Je n'ai pas encore pris le temps de bien le regarder. Il a la mâchoire serré de celui qui est stressé. Aux vues des événements, cela se comprend. Il passe sa main dans ses cheveux ébènes pour les mettre en arrière, mais ils retombent sur son visage. Ses yeux aussi foncés que ses cheveux fixent la route, sans bouger une seule seconde. Il a le physique typique du jeune mexicain qui fait fureur auprès des filles (auprès des garçons aussi, sûrement !). Il est digne d'une telenovela.
- Nous sommes arrivés, déclare-t-il, gravement.
Je sors d'un seul coup de mes pensées et me précipite hors de la voiture. Une foule de personnes est amassée devant des barrières que la police garde pour ne laisser passer personne dans la zone de l'accident. Le pompier nous fait passer entre les gens, parle avec une policière, lui montre sa carte, et, comme par magie, les barrières s'ouvrent devant nous.
- Nous pouvons faire demi-tour à tout moment, Rym, m'explique Julio, pour me rassurer.
Les larmes coulent à nouveau sur mes joues. Je les essuie d'un revers de la main mais rien n'y fait. La tristesse et la panique que je ressens au fond de moi m'empêche de réfléchir normalement.
- Est-ce que vous avez un mouchoir ? je demande à Julio en lui attrapant instinctivement le bras.
J'ai terriblement besoin de me raccrocher à quelque chose, à quelqu'un. Il fouille dans ses poches et en sort un vieux mouchoir usagé. Il me lance un regard si désolé que j'en pleure à nouveau. Il me fait donc asseoir sur un trottoir en me promettant de ramener des mouchoirs. Je m'affale complètement sur le sol en pleurant. Je n'en reviens pas de tout ce qui arrive. Je renifle bruyamment et l'odeur de brûlé m'assaillit les narines.
Je sors mon téléphone de ma poche. J'ai plusieurs messages paniqués de Gabriela, qui ajoute qu'elle me ramènera plus tard les affaires que j'ai oublié en cours. Je cherche à tout hasard le numéro de portable de ma petite sœur. Mes doigts trempés glissent sur le téléphone, y laissant des gouttelettes. Je l'appelle mais, comme je le pensais, je tombe sur la messagerie. N'ayant pas le cœur à laisser un message, je raccroche. Ma sœur est dans un collège privé à une vingtaine de minutes de chez nous. Et les portables sont interdits dans l'enceinte du collège. Mon père la déposant tous les jours à l'école, elle ne prend jamais son téléphone avec elle. Mais il faut que je la prévienne. On est peut-être plus que deux.
- Tenez, Rym.
Julio me tend trois paquets de mouchoirs. Je n'en demandais pas tant mais je le remercie du regard. Je gaspille trois mouchoirs pour évacuer toute la morve et les larmes que j'ai retenu trop longtemps. Puis je me relève, prête à faire face à la vue de notre entreprise, en ruine. Julio et moi marchons lentement vers l'endroit de l'accident. Les policiers ont bouclé le périmètre bien unkilomètre autour du lieu de l'accident. Je vois des pompiers sortir des immeubles alentours pour évacuer les habitants. Des enfants pleurent et des grand-mères serrent fort la main des policiers et des pompiers. Mais ce que je vois maintenant est encore plus affreux. Des camions de pompiers et des ambulances sont garés partout dans la rue. On entend des cris en fond. Des ambulanciers courent en transportant des personnes sur des brancards en hurlant toutes sortes d'ordres. Mais ce qui me brise définitivement le cœur sont ce que je crois être des corps, par terre sur le trottoir, à côté des camions, recouverts de draps blancs, maintenant maculés de sang. La scène est digne d'un film d'horreur.
Un homme court vers Julio en lui disant que l'incendie vient d'être éteint et qu'ils continuent d'arroser afin de baisser la température des lieux pour pouvoir entrer.
- Vous avez retrouvé des personnes... vivantes ? demande à voix basse Julio.
- Les seules personnes en vie sont celles qui étaient à l'autre bout des locaux et qui ont pu sauter sans se tuer. L'explosion à détruit à elle seule la moitié des locaux et l'incendie s'est propagé rapidement dans le reste du bâtiment à trois étages. Seule la partie nord n'est pas touchée.
Mes parents se trouvaient dans la partie sud. La partie d'où devait provenir l'explosion. Ni une, ni deux, mes tripes ressortent une nouvelle fois. Julio attrape mes cheveux et les tirent en arrière pour éviter qu'ils ne tombent sur mon visage. Je m'essuie la bouche avec un mouchoir et crache plusieurs fois pour essayer d'enlever le mauvais goût, en vain.
- Qui est-elle ? s'interroge le collègue de Julio.
- C'est la fille des dirigeants de l'entreprise, répond Julio, à ma place.
-Oh, tu es mademoiselle Abril ?
Je hoche la tête, les mots me manquant. Julio et son collègue continuent de parler mais je suis absente. Je ne les regarde même pas. Mon regard part au loin, où je vois plusieurs petites colonnes de fumée. Qui survit à une telle explosion ?
- Vous pensez qu'il peut y avoir des gens vivants dans le bâtiment ? je demande, innocemment, ne voulant pas faire face à la réalité.
Le pompier prend immédiatement un air désolé.
- C'est impossible de survivre à une explosion. Je suis désolé.
- Quand tu seras apte psychologiquement, m'explique Julio, il faudra que tu te rendes au laboratoire de la police scientifique pour un prélèvement de salive pour comparer ton ADN à celle de tes parents et de ton frère pour identifier ce qu'il restera des corps.
Ces mots me font l'effet d'un poignard qu'on m'enfoncerait tellement fort dans ma poitrine que mon cœur s'arrêterait instantanément. Je fonds complètement en larmes, une nouvelle fois, et Julio me prend par le bras pour m'éloigner de la zone sinistrée, afin de me mettre à l'écart. Il me prend dans ses bras pour me consoler et je n'ai même pas la force de le repousser. J'ai juste besoin de sécurité. Et c'est ce que Julio m'apporte, l'espèce d'un instant. Je me laisse pleurer encore et encore jusqu'à ce que plus aucune larme ne puisse sortir de mon corps. Je suis complètement vide.
- Il faut que tu rentres chez toi, Rym.
J'ai voulu me rendre sur les lieux de l'incident pour me rendre compte de l'ampleur de mon malheur. Mais Julio a raison, il faut que je rentre maintenant. Et c'est le visage rouge, ravagé par les larmes, que nous faisons demi-tour. Je relève la tête devant la foule de tout à l'heure qui nous observe avec des regards de fouine. Des journalistes, avec des cameramans, sont aussi présents sur les lieux. Je vois des caméras tournées vers nous mais nous passons à côté sans leur accorder une importance quelconque. Une fois dans la voiture, je pousse un profond soupire de désespoir.
- J'ai une petite sœur, vous savez.
- Tu peux me tutoyer.
C'est vrai que lui me tutoie déjà. Je hoche donc la tête, lentement.
- Quel âge à ta petite sœur ?
- Elle va avoir quinze ans cette année, je réponds doucement. Elle en est à sa dernière année de secondaire.
- Et où est-elle en ce moment ?
- Elle est encore dans son établissement, il faut que j'aille la chercher.
- Je vous y emmène, dites-moi où c'est, s'exclame Julio en mettant le contact sur sa voiture.
Le trajet en voiture est silencieux. Je n'ai plus le courage de parler, ni de bouger. Je reste donc affalée sur le siège, le regard rivé sur la route. Julio ne tente même pas de mettre la radio ; il se contente de rouler, comme s'il savait que j'avais besoin d'un profond silence.
Plus d'un quart d'heure plus tard nous arrivons devant l'établissement où étudie ma petite sœur, Anastasia. Je descends de la voiture, chancelante. Julio descend aussi mais me laisse marcher seule. Je vois que tous les élèves sont dans la cour de récréation. L'explosion a dû annuler les cours mais puisque c'est un établissement privé, tous les élèves doivent attendre leur heure de sortie générale pour quitter l'établissement. Mais étant avec un pompier, il est ma dérogation pour aller chercher ma sœur. Je m'avance vers les deux surveillants qui sont devant le portail d'entrée.
- Excusez-moi. Je viens chercher ma sœur Anastasia. Il y a eu une explosion dans l'entreprise de nos parents et...
Mais les mots restent bloqués au fond de ma gorge. Alors Julio parle à ma place.
- Je suis pompier, messieurs. Une explosion a eu lieu au sein de l'entreprise des parents d'Anastasia Abril, et nous venons la chercher.
- Anastasia Abril..., réfléchit un des surveillants. Elle est petite, les cheveux au carré noirs et un sac à dos rose ?
Julio se tourne vers moi pour que je confirme.
- Oui, c'est elle, je réponds dans un filet de voix.
Le surveillant qui nous a parlé fronce fortement les sourcils.
- C'est étrange, nous dit-il. Elle est partie tout à l'heure.
- Les élèves avaient le droit de sortir ? demande Julio, à maplace.
- Seulement si quelqu'un venait les chercher.
- Qui est venu chercher ma sœur ? je panique.
- C'était un homme. Elle nous a dit que c'était son père.
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