33. Ce qui doit se faire
- Jonathan -
Je traine mon corps engourdi jusqu'au dortoir. En ce moment, le Club de Foot enchaine les entrainements.
Le match amical contre l'université de la ville voisine approche à grand pas, alors les exercices deviennent non seulement plus longs, mais aussi de plus en plus intenses.
Je commence à prendre des muscles, mais en contrepartie j'ai des courbatures épouvantables.
Lorsque que j'approche du vieux bâtiment, j'aperçois quelqu'un assis sur les marches qui mènent au bureau du concierge. L'homme se lève en me voyant.
En y repensant, je ne l'ai jamais vu, ce concierge. Il n'est presque jamais là, il parait que c'est aussi un prof.
- Si c'est pas, le petit Cutenoy ! Quelle surprise !
Je m'arrête, étonné.
- Coach ? Qu'est-ce que vous faites là ?
Mon entraîneur, Steve, se tient devant moi.
- Ben... j'suis le concierge, dit-il comme si c'était une évidence. Et toi, petit ?
Alors c'est lui, le fameux concierge ?
C'est un homme d'un certain âge, avec les cheveux gris. Mais bon sang, quelle musculature ! Il est encore plus grand que Zander, je pense qu'il doit frôler les deux mètres.
Du haut de mes cent soixante-dix-huit centimètres, il a tout à fait le droit de m'appeler "petit".
- J'habite dans la chambre 42, répondé-je, en serrant son immense main.
Il est strict mais en dehors des entrainements, on peut même lui demander des conseils en drague. Enfin, c'est ce qu'on m'a dit.
- Ah bon... j'étais persuadé que t'habitais chez les riches.
J'apprécie son franc-parler ; c'est quelqu'un qui s'implique beaucoup dans tout ce qu'il fait. Et tout le monde le respecte.
J'ai été particulièrement surpris lorsqu'il a littéralement soulevé Zander du sol pour le remettre à sa place, l'autre jour.
Une dispute avait éclaté pendant un match d'entrainement, et un des aînés (Bryan, si je me souviens bien) avait frappé Ray, un précieux ami de Zander. Le loup-garou a vu rouge et l'a défoncé – littéralement aussi.
Si les choses s'étaient arrêtées là, l'ambiance du Club serait restée tendue pendant toute l'année.
Le coach a donc remonté les bretelles de son neveu - car oui, Steve est aussi un loup - pour que tout le monde soit quitte.
Enfin presque, puisque Bryan se retrouve tout de même avec un œil au beurre noir, et il semble être assez rancunier.
En tout cas, j'admire beaucoup les lycanthropes.
- Je dois y aller, Coach, le salué-je.
Je grimace lorsqu'il me tape sur l'épaule et mes courbatures reprennent de plus belle.
- Repose-toi bien, p'tit gars ! A demain !
***
- Mec, j'ai cru que j'allais t'attendre jusqu'à mes trente ans... Qu'est-ce que tu foutais ?
Je dépose mon sac de sport sur mon lit et balance mes chaussures dans un coin de la pièce pour éviter que mes cuisses me tirent.
La douche que j'ai prise au gymnase n'est pas suffisante, j'ai envie de me couler un bon bain chaud, histoire de détendre mes membres fatigués. Sauf qu'on a qu'une salle d'eau.
- Rien Dummy, ironisé-je, j'courais juste comme un abruti après une baballe pendant que tu te roulais tranquillement des joints en matant un match de baseball.
"Dummy" signifie andouille, abruti. Je trouve que ça lui va bien, il semble lui aussi apprécier ce surnom. Il dit que c'est plus original que Dim ou Dimmy.
- C'est faux, Johnny, déclare-t-il en prenant un air d'aristocrate, j'étudiais la stratégie de l'équipe adverse en dégustant une boisson fermentée préparée à partir de céréales germées.
Autrement dit, de la bière.
Il m'appelle Johnny, comme le faisait mon père. Ça me dérange un peu, mais bon, je ne dis rien.
Comme d'habitude. Je m'assois sur la moquette, non sans avoir lâché un cri de douleur lorsque mes adducteurs se sont contractés sous l'effort, et attrape un paquet de chips déjà ouvert.
- Alors, on fait quoi aujourd'hui ? demandé-je en croquant bruyamment dans une chips.
Depuis deux semaines, je passe le plus clair de mon temps avec Dimitri. Tous les jours, on joue, on discute, on regarde des films. Je commence à m'habituer à sa présence.
C'est un bon gars. Il m'a aussi présenté ses deux amis, Samuel et George. Il m'a expliqué que Sam et l'autre étaient cousins, donc il avait tendance à être un peu mis sur le côté. C'est peut-être pourquoi il apprécie ma compagnie.
En résumé, ça nous arrange tous les deux.
- 'Sais pas, baille-t-il. On devrait regarder des recommandations de films sur Internet.
Je pose le paquet de chips et nettoie mes mains sur mon jean avant d'attraper mon téléphone. J'ai un nouveau message.
Victoria : Comment vas-tu, cher compatriote ?
Son sms me décoche un sourire sûrement très niais puisque Dummy se manifeste.
- Range tes dents, Johnny, s'esclaffe-t-il. Ça à tous les coups, c'est une jolie minette !
Je rie à mon tour. Ce qu'il peut être ringard parfois... Une minette, sérieusement ? Je perdrais mon temps à lui expliquer que Victoria ne me plait pas forcément, alors je me contente de secouer la tête en souriant.
Jonathan : En pleine forme ! Et toi ?
- Alors, m'embête Dimitri, elle en a des gros ?
Il pose la question en mimant vulgairement une paire de seins. Ce mec me tue, putain.
Victoria : Pour ma part, Hakuna Matata ! J'ai des informations sur la prochaine réunion...
J'aimerais bien voir ces deux-là discuter, j'en mourrai de rire. Je jette un regard en coin pour vérifier si mon colocataire m'épie
Jonathan : Dis-moi tout.
Dimitri va à la fenêtre en attendant que je termine ma conversation. Il coince une cigarette entre ses lèvres et sort son briquet.
Il a fini par comprendre qu'à force de trouver des mégots dans la chambre, j'avais découvert qu'il fumait.
- Mec, tu fumes plus qu'une cheminée en hiver, soupiré-je, tu devrais penser à arrêter.
Il hausse simplement les épaules.
- Mes parents ont un appart', on a pas de cheminée, déclare-t-il très intelligemment.
Fallait s'y attendre, c'est Dummy après tout.
Victoria : "Lors de la prochaine réunion, apportez la chose la plus chère à vos yeux." J'ai hâte d'y être !
D'un mouvement inconscient, je tâte ma poche, vérifiant que l'objet est toujours sur moi.
Jonathan : Et moi donc.
***
Trois jours. Trois jours depuis que le silence s'est installé.
Un silence de plomb, qui en dit bien plus que toutes les paroles du monde. Des visages qui semblent familiers, mais affichant pourtant des émotions inexpressives. Des visages vides et livides, des personnes éteintes et invisibles.
Trois jours de deuil qui semblent des années de perte. Des années interminables, aux minutes infinies avec ce silence lugubre pour seule compagnie.
Ce calme dissonant, toujours dans les cœurs, même si le quotidien assomme les journées de torture. Continuer, continuer sans comprendre.
C'est ce qui doit se faire.
Ne pas se retourner, par peur de trébucher, de tomber, de sombrer. Parce que chaque pas en avant éloigne du passé. Même si à chaque avancée, une partie de soi est oubliée, ou enfouie. Un fragment de souvenirs, bon ou mauvais, disparaît. Pour un moment souvent, pour l'éternité parfois.
C'est ce qui doit se faire.
Ce qui doit se faire n'est pas ce qui se fait. Ce qui se fait dépend de celui qui fait. Ce qui-
- Jonathan.
Ce n'est pas ce qui doit être fait. Cette voix posée, sans aucune intonation qui pourrait être signe d'une humeur, quelle qu'elle soit. Juste des syllabes creuses, à peine un souffle.
- Jonathan, ta mère t'attend pour manger.
Johnny. Voilà qui devrait se dire, se faire. Des mots qui fusent, qui éclatent dans les oreilles. Des gestes brusques, maladroits. Des disputes, des réconciliations, des rires, des pleurs.
Toutes ces choses qui font que le silence n'est pas et que le temps n'est pas.
La vie doit se faire.
- Descends si tu as faim.
Une porte qui grince, avant de se fermer. Un ventre plein, plein de tristesse. Des paupières qui clignent, toujours avec lenteur - pour mieux s'accorder aux secondes qui s'écoulent.
Cette main crispée, moite et douloureuse, qui s'agrippe encore à cette relique du passé. C'est comme ça qu'il se doit de la nommer. Parce que cet objet s'est éteint aussi, perdu dans les tréfonds de souvenirs figés.
Judy n'est plus. Judith n'est plus. Ce qu'elle était, ce qu'elle est, ce qu'elle sera. Tout cela n'a plus de sens. Parce qu'elle n'est plus.
Une première larme déborde enfin, après trois jours éternels.
Et on se cache pour noyer ses sanglots dans le silence de la mort.
Parce que c'est ce qui doit se faire.
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