- Jonathan -

Les chuchotements résonnent dans le gymnase. Celui-ci est faiblement éclairé, les spots sont dirigés vers le centre du terrain de basket. Le reste de la salle d'entrainement est plongé dans la pénombre. Je ne distingue aucun visage mis à part celui de ma voisine, Victoria.

Un dernier groupe d'étudiants vient d'arriver. Les murmures s'arrêtent lorsque ces jeunes gens se positionnent dans l'emplacement éclairé, sachant que nous autres, invités (si on peut nous appeler comme ça), avons décidé d'éviter de nous placer à cet endroit-là.

Un garçon qui doit faire une bonne tête de plus que moi réclame le silence, et un autre de ses acolytes prend la parole :

- Je vois à vos regards plein d'appréhension que vous êtes inquiets, inquiets de ce qui va se passer.

Nouvelle agitation parmi les invités. Mais l'orateur ne se laisse pas impressionner.

- Je suis Gideon, le chef de ce Club, reprend-il, et je vous souhaite la bienvenue.

Je m'attendais presque à un "Bonsoir Gideon" monotone digne des pires sectes. Mais la foule se tait et écoute.

Mon coeur se met à battre de plus en plus fort, et je ressens une excitation nouvelle face à cette personne la clé de mes questionnements. C'est drôle, je n'aurais jamais cru que je ressentirai de telles sensations. Peut-être qu'au fond de moi, je voulais absolument ces réponses.

- Comme vous le savez, nous sommes une Confrérie. Enfin, ça c'est surtout le nom du Club. En réalité, il s'agit juste d'un groupe de discussion. Ni plus, ni moins.

Victoria lâche un petit "Quoi ? C'est tout ?" déçu. J'admets que ce n'était pas exactement ce à quoi ce j'attendais. Mon rythme cardiaque se calme et je retrouve mes sens. Qu'est-ce qui m'a pris d'espérer quelque chose ?

Gideon continue néanmoins sa présentation.

- Les réunions que nous organisons ont pour but de vous aider à mieux vous comprendre et à vous libérer de vos malheurs.

Cette fois-ci, certains rient. Ils ont bien raison, ces belles paroles ne servent à rien. Tout ça n'a aucun sens. J'ai bien envie de partir mais, question de principes.

Le jeune homme à la carrure de bodyguard les fait taire d'un simple regard. Gideon calme son garde du corps d'un geste.

- Chaque rassemblement aura un thème précis, enchaine-t-il de sa voix forte, et vous permettra de vous ouvrir aux autres.

Voilà qu'il se prend pour un animateur de centre aéré. Je me retiens de soupirer. Victoria, elle, semble intéressée.

- Vous allez pouvoir vous confier sans vous faire juger, et créer des liens uniques. C'est ainsi que fonctionne la Confrérie d'Abraham, elle permet d'épancher toutes vos émotions négatives, de faire naître un nouveau soi. Ce Club agit comme un journal intime vivant.

Je retire ce que j'ai dit, il parle comme un escroc religieux. Ça ne m'étonnerait même pas qu'il nous réclame des dons d'argent.

Au fond, ça pourrait m'être utile. J'ai toujours rêvé de faire de nouvelles rencontres. Quelque part, malgré moi, je commence à porter de l'intérêt à ce Club. Je me demande pourquoi.

Une chose est sûre, Gideon manie bien les mots.

- C'est tout pour aujourd'hui, jeunes gens. Nous nous reverrons à notre prochaine réunion. La date est indiquée sur le courriel que vous avez reçu.

Les invités se tournent vers la sortie. Victoria et moi en faisons de même. Ils ne reviendront sûrement pas, et moi de même.

Tout simplement parce qu'ils penseront les seuls à être intrigués par Gideon et ses amis et auront peur de se retrouver seuls. Voilà la façon de penser des humains. Bête, égoïste et irréfléchie.

- Une dernière chose, rajoute Gideon, ne parlez à personne de ce Club.

Mon corps entier se fige. Pourquoi ? C'est pourtant ce qu'il y avait écrit à la fin de la lettre. Ça ne devrait pas m'être nouveau. Alors pourquoi ai-je ressenti un frisson me parcourir le dos ?

Toute la sympathie qui émanait jusque-là de ce type a disparu. Sa voix est tranchante et son conseil sonne comme un ordre. Je me retourne et le vois, lui et son faux sourire, nous fixer avec attention. Flippant.

Et pour la première fois depuis le début de cette réunion, je me demande comment Gideon a pu se faire entendre et surtout se faire respecter par la vingtaine de personnes présentes sans avoir à utiliser cette autorité.

***

Vendredi, fin de la première semaine de cours. Je soupire d'aise en m'allongeant sur mon lit qui couine sous mon poids.

J'ai l'impression d'avoir du coton dans les jambes, l'entraînement m'a lessivé. Mon corps entier est vidé de son énergie. Le coach a beau être sympa, ses exercices sont épuisants.

La porte de la chambre claque et je me redresse.

- Salut mec ! lance Dimitri. Alors, prêt pour le week-end ?

Je lui réponds un "ouais" peu enthousiaste mais il ne m'embête pas plus et s'installe devant sa très chère Baby. Le générique du jeu de guerre et les détonations habituelles emplissent bientôt la chambre. Dimitri m'invite à le rejoindre en me proposant la deuxième manette. Je rampe jusqu'à lui, bien trop fatigué.

Nous jouons au mode histoire, que mon colocataire veut terminer au plus vite pour pouvoir acquérir de nouvelles armes.

- Eh mec, me dit mon colocataire, j'pense que je vais inviter quelques potes dimanche, ça te dérange ?

Je dégomme machinalement un énième ennemi et recharge ma kalachnikov.

- Bien sûr que non, répondé-je. Fais gaffe, derrière toi !

Trop tard, Joueur 1 a été abattu et nous devons recommencer le niveau.

En fait, si. Ça me dérange. Mais tant pis, je demanderai à Asher s'il veut bien qu'on traine ensemble toute l'après-midi. Enfin, encore faut-il qu'il n'ait pas de sortie prévue avec Laurel.

Alors que Dimitri retourne à l'écran d'accueil pour changer le nombre de munitions, je reçois un message.

Javannah : Bonsoir. Christian souhaite inviter tout le monde au restaurant dimanche. Penses-tu pouvoir te joindre à nous ? J'attends ta réponse, bonne soirée.

Le ton toujours aussi formel d'Hannah me fait sourire. Déjà petite, elle utilisait la double négation à l'oral et tout le monde la regardait bizarrement, enfants comme adultes.

Jonathan : No prob' ! Quelle heure ?

Dimitri relance la partie lorsque je reçois une nouvelle notification. C'est sûrement la réponse de Javannah.

Quelques minutes plus tard, mon téléphone émet à nouveau sa sonnerie habituelle. Je mets le jeu sur pause et Joueur 1 se lève pour aller chercher quelque chose à boire.

Victoria : Hey, tu viens à la prochaine réunion ou pas ?

Un sourire m'échappe en voyant la série de petits smileys de mon amie.

En réalité, je n'ai pas vraiment envie d'y retourner. Mais une part de moi a envie d'aller de l'avant, de faire la connaissance de nouvelles personnes.

Ce qui me fait le plus hésiter c'est tout de même l'attitude suspecte de Gideon. Je me souviens encore de la vague de froid qui m'a traversé lorsqu'il nous a mis en garde. C'était presque irréel.

D'un autre côté, mon cœur s'est emballé à la seule pensée de faire quelque chose d'interdit. Peu importe comment on le voit, ce Club est bizarre et surtout, clandestin. Les horaires sont tous en dehors de ceux autorisés. Et c'est ça qui me plait.

Ce sentiment de liberté, c'est quelque chose que je n'ai pas ressenti depuis des années. J'en ai marre d'être normal, je veux me démarquer, me différencier des autres crétins de mon âge. Je ne veux plus être "Jonathan le footballeur" mais "Jonathan". Et pour ça, il va falloir sociabiliser.

Jonathan : T'inquiète, tu peux compter sur ma présence !

Après tout, je n'ai rien à perdre, si ?