Sonate [Yoongi x Jimin] 📗
Sur la couverture le titre et mon habituelle pastille d'auteur ont une faible opacité qui donne l'impression qu'ils s'effacent peu à peu ; c'est fait exprès...
__________________________________
Jimin poussa un long soupir puis, dans un geste qui traduisait son anxiété, il laissa sa main se promener quelques instants dans ses cheveux et replaça correctement une mèche qui n'avait pas besoin de l'être. Il planta ses mains dans les poches de son sweat et jeta quelques regards autour de lui, comme s'il voulait à tout prix fuir cet endroit sinistre. Il n'y avait pourtant rien de lugubre ici, le grand bâtiment était coloré d'un blanc cassé et le parc qui s'étendait derrière Jimin témoignait de l'automne qui approchait à pas rapides : déjà l'ocre, l'orange et le rouge recouvraient les feuillages et au sol s'échouaient régulièrement de pauvres feuilles mortes. Pourtant Jimin trouvait que cette saison était la plus belle, car lui ne voyait pas la nature mourir, il la voyait s'endormir paisiblement en se revêtant de couleurs flamboyantes pour préparer son retour magistral au printemps suivant.
Il serra les poings, une expression soucieuse sur le visage, ses sourcils tristement froncés, et il poussa la porte juste devant lui. Le rez-de-chaussée de l'établissement était dénué de vie, comme toujours lorsqu'il arrivait ici. Cela faisait à présent près d'un an que trois fois par semaine, il venait sans relâche avec la même appréhension au ventre, la même crainte qu'il tentait de faire taire tant bien que mal sans jamais y parvenir, les mêmes larmes qu'il retenait avec de plus en plus de mal. Comment allait-il l'accueillir cette fois-ci ?
Il appuya sur le bouton pour appeler l'ascenseur et l'attente fut tout aussi longue qu'à l'accoutumée, du moins du point de vue du jeune homme. Lorsqu'il put enfin y mettre les pieds, il demanda automatiquement le troisième étage et, quand l'appareil se ferma, il poussa un long soupir avant de s'adosser au mur et de lever la tête vers le plafond. Cette odeur de vieillesse qui au début l'avait légèrement dérangé était désormais quelque chose à quoi il s'était habitué, et quand l'ascenseur se stoppa, il en sortit et s'arrêta devant la porte d'un petit sas qui lui faisait face. N'importe qui pouvait entrer par le côté où se trouvait Jimin, mais il fallait demander à quelqu'un de l'aide pour sortir, puisque seuls les infirmiers avaient la clé.
Lorsqu'il poussa la large porte, un long couloir éclairé par de grandes fenêtres qui donnaient sur le parc s'étendit devant lui. Tout semblait serein et calme, l'atmosphère était détendue. De multiples sièges étaient installés sur le côté de sorte à ne pas gêner le passage et des téléviseurs diffusaient en continu des images devant lesquelles de vieilles dames se complaisaient paisiblement. Il passa devant elles et les salua rapidement une à une d'un geste de la main, empruntant mécaniquement le chemin qu'il prenait toujours. Certaines femmes le regardèrent, l'air un peu déboussolées tandis que d'autres lui rendirent son salut dans un sourire, contente de revoir ce mignon jeune garçon qu'elles avaient fini par apprécier.
Arrivé devant la porte de la chambre, il marqua un nouvel arrêt et soupira longuement, les yeux baissés vers le sol. C'était à la fois une épreuve et un soulagement de venir lui rendre visite, mais il tenait à profiter de lui avant de ne plus pouvoir lui parler, du moins plus comme avant. Il toqua à deux reprises à la porte et une voix éraillée à l'intérieur l'invita à entrer. Il obéit et le vit assis sur son lit, habillé mais l'air fatigué ; il venait de se réveiller.
Le temps avait marqué son corps comme s'il voulait montrer l'emprise qu'il avait sur lui : ses cheveux étaient colorés d'un gris terne, sur tout son visage s'étendaient de profondes rides et ses yeux qui semblaient avoir tout vu des choses de la vie étaient cernés par l'épuisement que cela lui avait causé. Son corps était maigre et paraissait faible alors même qu'il était particulièrement vigoureux à peine six ou sept ans plus tôt. On aurait pu croire qu'il ne se nourrissait plus bien que c'était faire fausse route, l'âge lui volait simplement peu à peu ce dont la jeunesse lui avait fait cadeau.
« Jimin mon chéri, je suis content de te voir. »
Le vieil homme se leva et vint prendre son petit-fils dans ses bras. Celui-ci lui rendit son étreinte tandis qu'un large sourire naissait sur ses lèvres : il ne l'avait pas oublié.
Pas encore.
« Comment tu vas ?
- Il y a des jours où ça va mieux que d'autres, tu sais. Les gens sont très gentils ici.
- C'est bien. Tu as fait quelque chose de sympa hier ? »
Le vieil homme ne semblait pas connaître la réponse à sa question et Jimin savait qu'il lui en demandait beaucoup. Il savait également qu'il avait de la chance d'être arrivé dans un des bons jours de son grand-père, car parfois leurs discussion n'avaient ni queue ni tête, mais ce n'était pas de la faute du vieil homme, il n'y pouvait rien.
« Tu as fait des activités peut-être ? insista Jimin dans l'espoir de lui faire recouvrer la mémoire.
- Non, j'ai dormi.
- Toute la journée ?
- Je viens de me réveiller.
- Oui, mais hier, tu as fait quoi papi ? »
Il sembla déstabilisé et son petit-fils s'en voulait de devoir ainsi appuyer, mais il avait besoin de savoir qu'Alzheimer n'avait pas pris le dessus sur l'esprit de son grand-père. C'était cependant quelque chose de vain, puisque visiblement il ne parviendrait à rien en continuant sur ce sujet.
« Je suis venu avec des magazines pour toi. Tu veux que j'allume la télé ?
- Oui pourquoi pas. »
Jimin sourit et son grand-père le lui rendit. Il fit quelques pas jusqu'à l'étagère sur laquelle avait été posée la télévision et chercha du regard la télécommande avant de se tourner vers son interlocuteur, l'air interrogateur.
« Tu l'as mise où la télécommande ?
- Hein ?
- La télécommande ? Elle est où ?
- Tu as vérifié vers la télé ?
- Oui, elle n'est pas là. Tu l'as vue où pour la dernière fois ?
- Je ne sais pas.
- Je vais la chercher, elle ne doit pas être loin, attends deux minutes. »
Jimin se pencha pour vérifier sous le meuble, puis il jeta un bref coup d'œil sous le lit, dans l'étagère des magazines de son grand-père, et il alla même fouiller à la salle de bain, mais elle n'était pas là. Il soupira et revint à la chambre lorsque son regard se posa sur la boîte d'un puzzle qu'ils avaient terminé ensemble la semaine précédente. Il la prit et en souleva le couvercle, découvrant au milieu des quelques pièces de carton la télécommande qu'il cherchait.
« C'est bon je l'ai, dit-il en souriant. Qu'est-ce qu'elle faisait là ?
- Je ne sais pas. »
Il haussa les épaules et vint s'asseoir vers son grand-père avant de presser le bouton et de faire défiler les chaînes, tentant de se montrer jovial et enthousiaste.
« Hier un charmant garçon est venu, il a joué du piano ; ça n'était pas la première fois. Toi aussi je me souviens que tu joues bien. »
Parfois des bribes de souvenirs revenaient soudainement en mémoire au vieil homme alors même que cela contredisait ce qu'il avait prétendu quelques instants plus tôt, mais Jimin sourit à cette nouvelle.
« C'est super, et comment il s'appelait ?
- Je ne lui ai pas demandé.
- Il a joué quoi ?
- Je ne connaissais pas l'air.
- Il était employé ? C'était un animateur ?
- Je ne sais plus. »
Jimin acquiesça, content de voir que son grand-père était particulièrement lucide aujourd'hui. Il laissa un jeu télévisé en fond sonore et sortit d'un tiroir un jeu de mots fléchés d'un niveau très bas. Son grand-père adorait en faire avant que la maladie ne le frappe, et parce qu'il avait été instituteur, c'était un jeu auquel il avait été doué. Sa culture générale avait toujours impressionné Jimin, mais à présent tout s'évaporait, et alors que son grand-père était un véritable champion à ce jeu, il n'était même plus désormais capable d'en réussir un, même très simple, sans l'aide de son petit-fils qui essayait de faire travailler sa mémoire de cette façon.
« On va continuer la grille qu'on avait commencée la dernière fois, d'accord.
- Oui d'accord. »
Jimin s'installa auprès de son grand-père et prit un stylo qui traînait sur la table de chevet.
« Alors... Tiens, celui-là : en trois lettres, « séparait Berlin en deux de 1961 à 1989 », on a déjà le « m » en première lettre et le « r » à la fin. C'est quoi la lettre du milieu ? »
Bien sûr que le jeune homme savait qu'il s'agissait du « u », puisque ce dont la définition parlait était le mur de Berlin, construit lors de la Guerre Froide, mais il voulait laisser son grand-père trouver seul ; or le vieil homme avait visiblement quelques difficultés.
« Ce qui séparait Berlin en deux, répéta Jimin d'un ton encourageant. En trois lettres : un « m », une lettre, et un « r ». Qu'est-ce qui a séparé cette ville en deux papi ?
- La mer ? »
Alors ça il ne s'y attendait pas, lui-même n'y aurait jamais pensé, et plutôt que de se sentir déprimé par l'état de son grand-père, il préféra lui accorder un nouveau sourire et prendre ça à la légère - de toute façon il n'y pouvait rien, il n'allait pas passer son temps à se morfondre.
« Mais non papi, allez, c'est grand, haut et tu m'avais raconté qu'il était infranchissable à cause des tours de guets qu'il y avait à de nombreux endroits. Ça sépare une ville en deux, c'est haut et c'est en béton. C'est un m... »
Il laissa le mot en suspens et finalement l'homme trouva la réponse.
« Super, un mur ! Allez, on passe au suivant ! »
Avec l'enthousiasme débordant dont il essayait toujours de faire preuve devant son papi, Jimin lut une nouvelle définition et les deux continuèrent la grille pendant près d'une heure avant que le jeune homme ne consulte sa montre : habituellement, il partait pour aller à l'université mais ce jour-là, il n'y avait pas cours.
« Il est bientôt quatre heures, tu veux qu'on aille se balader dans le parc ?
- Si tu veux. »
Il prit la main de son grand-père et l'aida à se relever puis enroula son bras autour du sien afin de l'assister et d'être sûr de pouvoir le rattraper s'il venait à trébucher. Ils sortirent de la chambre et longèrent ensemble le couloir avant d'arriver près de la porte. Jimin s'apprêta à demander à un infirmier présent d'ouvrir mais la porte fut à ce moment poussée par un jeune garçon à peine plus âgé que Jimin. Il portait sur son dos un sac de cours noir mais ce fut par son visage que le regard de Jimin fut attiré : il avait des traits doux, des cheveux un peu plus foncés que les siens et ses yeux, colorés d'un beau marron, exprimaient une sorte de soulagement que Jimin ne comprit pas. Le garçon devait avoir quelques années de plus que lui, à peine, et quand celui-ci remarqua Jimin, il s'écarta du chemin et lui tint la porte en lui accordant un sourire :
« Je vous en prie, fit-il poliment.
- Merci beaucoup. »
Le jeune garçon inclina légèrement la tête en guise de remerciement et passa avec son grand-père jusqu'à l'ascenseur. Les Alzheimer avaient beaucoup trop de risques de se perdre s'ils sortaient seuls, c'est pourquoi l'établissement était doté de ces portes qui ne s'ouvraient que de l'extérieur, tandis que si l'on voulait ouvrir depuis le couloir relié aux chambres, il fallait nécessairement demander de l'aide aux infirmiers.
Jimin appela l'ascenseur et lança un regard à son grand-père qui le regardait avec tendresse.
« Maman m'a dit qu'elle était venue hier dans la soirée, dit Jimin, vous avez beaucoup parlé ? »
L'homme réfléchit et hésita avant de hausser les épaules en répondant qu'il n'en avait pas la moindre idée. Jimin ne montra pas sa déception et se contenta de sourire en ajoutant que ce n'était rien.
Une fois arrivés dans le parc, ils marchèrent jusqu'à un banc sur lequel ils prirent place calmement. Jimin laissa la brise automnale le rafraîchir et le débarrasser de ses doutes, et il commença à raconter à son aïeul ce qu'il avait fait de sa journée, simplement parce qu'il aimait lui parler et que dans ses moments de lucidité, le vieil homme était resté quelqu'un de bon conseil qui savait quoi lui dire quand il avait des soucis.
Le soleil déclinait lentement à l'horizon et Jimin se releva, tendant son bras à son grand-père pour qu'il en fasse autant et l'encourageant à le suivre jusqu'à l'intérieur. Parfois il se montrait réticent, il ne voulait pas regagner sa chambre et espérait que son épouse viendrait le rechercher pour le ramener dans sa maison, la maison qu'il avait construite peu après son mariage, cette maison à laquelle il avait consacré tant d'années de sa vie, mais c'était impossible, sa femme ne pouvait plus l'assumer seule, elle était bien trop âgée pour le surveiller toute la journée et toute la nuit.
Par chance ce jour-là il se montra docile et retourna à sa chambre aux bras de son petit-fils. Les deux avaient l'air heureux et quand ils entrèrent dans le couloir, une douce mélodie monta à leurs oreilles, pareille à une agréable caresse. C'était un air particulièrement mélancolique et Jimin comprit qu'il s'agissait là du jeune pianiste que son grand-père lui disait avoir écouté la veille. Parce qu'il nourrissait un certain intérêt pour la musique classique, il n'eut pas de mal à reconnaître la magnifique Sonate au Clair de Lune de Beethoven, le premier mouvement. C'était si bien joué, si beau, et il en fut ému au point qu'une larme orpheline s'échappa discrètement du coin de son œil.
« Je vais y aller, sourit Jimin en lâchant le bras de son grand-père une fois qu'ils eurent retrouvé la chaleur de sa chambre.
- J'ai hâte de te revoir.
- Moi aussi, je reviendrai sûrement après-demain.
- À bientôt.
- Au revoir. »
Il sortit et referma la porte avant que la musique ne monte de nouveau à ses oreilles. Jimin décida alors de la suivre, après tout il avait du temps devant lui et était curieux de voir ce fameux jeune homme. Il longea le couloir jusqu'à la salle commune de l'étage où s'étaient réunies plusieurs vieilles dames - car ici se trouvaient majoritairement des femmes - et il alla prendre place près de l'une d'entre elles. Elle était gentille, il la connaissait bien et elle était encore loin du stade avancé de la maladie, aussi le reconnut-elle immédiatement.
« Jimin, sourit-elle, tu es déjà allé voir ton grand-père ?
- Oui.
- Il va bien ?
- Il se porte bien. »
Il y avait là une grande différence.
« Je vois. Et toi comment tu vas ?
- Ça va aussi.
- Tu es venu écouter Yoongi jouer ?
- Yoongi ?
- Le pianiste, viens voir. »
Elle se leva et il la soutint, comme il le faisait avec son grand-père. Elle le guida à travers la petite foule et ils se plantèrent devant une estrade sur laquelle se trouvait le jeune homme que Jimin avait croisé peu de temps plus tôt. Le piano de la salle commune était très peu utilisé, il avait même l'air neuf, coloré d'un noir brillant sans la moindre écaille, il avait été amené ici par une pensionnaire qui en jouait souvent et que ça réconfortait, mais elle était partie quelques mois plus tôt. Ses enfants avaient souhaité que le piano demeure ici car ils étaient convaincus que cela pourrait aider d'autres personnes âgées, et qu'ainsi, n'importe qui le souhaitant pourrait jouer et, d'une certaine façon, se souvenir d'elle dont le nom était gravé sur l'un des pieds de l'instrument.
Ce fameux Yoongi avait les yeux rivés sur la partition devant lui et les notes s'enchaînaient sous son fin doigté d'une manière inimitable. Son visage exprimait tous les sentiments qui défilaient dans sa mélodie et il avait un air profondément triste qui le rendait à la fois mystérieux et particulièrement séduisant. Il accentuait certaines notes en frappant la touche d'ivoire avec un désespoir qu'il n'essayait pas de cacher et cela donnait à la musique une dimension bouleversante et véritablement touchante. Il en était au troisième mouvement de la sonate, sûrement le plus émouvant par la véhémence exprimée, et cela rappelait au jeune garçon l'omniprésence et la violence des tourments qui le rongeaient, sa crainte continuelle que son grand-père l'accueille en lui demandant qui il était... Sans le connaître, Yoongi était capable de retranscrire le moindre de ses sentiments, et c'était probablement ça qui chamboulait le plus Jimin.
Lorsque la musique s'acheva, le petit groupe se désolidarisa peu à peu et ne resta plus que quelques vieilles femmes qui remerciaient Yoongi de venir si souvent leur tenir compagnie et de continuer d'accepter de jouer sur ce piano. Il leur sourit et entama un court dialogue avec elles qui lui dirent à quel point elles aimaient la musique, plus encore quand elles pouvaient bénéficier d'un de ses petits concerts improvisé.
« Je suis content que ça vous plaise, je reviendrai bientôt.
- Tu as intérêt, » rit une vieille dame.
Le jeune homme sourit franchement et s'inclina devant ses admiratrices avant de ranger sa partition dans son sac. Il descendit de l'estrade et son regard se posa sur Jimin qui le salua avec un sourire. Yoongi le lui rendit avant de s'approcher du plus jeune.
« Bonjour, je ne t'avais jamais vu ici, sourit-il, tu es le petit-fils d'une des pensionnaires ? »
Il avait une voix grave, traînante mais agréable.
« D'un des pensionnaires, rectifia Jimin. Je viens régulièrement et je ne t'avais jamais vu non plus. Tu viens toujours en fin d'après-midi ?
- Oui, toi aussi ?
- Non, en général à la fac, ce sont plutôt les débuts d'après-midi qu'on a de libres. Exceptionnellement aujourd'hui j'ai pu rester un peu plus longtemps.
- Oh, un autre étudiant ? Enchanté... ?
- Jimin, compléta le garçon en souriant.
- Enchanté Jimin, moi c'est Yoongi.
- Ton public me l'avait déjà dit, plaisanta-t-il.
- Ah oui, effectivement j'ai ici un meilleur public que dans les salles où j'ai l'habitude de me produire.
- Tu donnes des concerts ?
- J'en donnais, le corrigea-t-il, maintenant je préfère jouer là, c'est plus agréable et je ne fais que des heureux. Tu joues aussi ?
- Un peu de piano, oui.
- Un jour tu voudrais qu'on fasse un morceau à quatre mains ?
- Je n'ai pas ton niveau, admit Jimin gêné.
- Peu importe.
- Non merci, ça ne me tente pas trop, je préfère t'écouter jouer.
- Comme tu veux. Je dois y aller, mais je passe presque tous les jours à partir de quatre ou cinq heures du soir, n'hésite pas à revenir.
- D'accord, merci.
- Au revoir Jimin.
- Au revoir. »
Le jeune homme s'en alla peu de temps après, un sourire sincère aux lèvres, se sentant tout à coup plus léger. Savoir qu'il pourrait revoir le pianiste le mettait étonnamment de bonne humeur, ça lui donnait, en quelque sorte, une raison de plus de venir voir son grand-père dans la bonne humeur et d'un côté, ça lui semblait réconfortant.
Parce que le lendemain il avait cours, il ne put pas venir, en revanche, le surlendemain étant un samedi, il avait sa journée entière de libre, et comme à son habitude, vers trois heures de l'après-midi, il franchit la grande porte de l'entrée de la clinique, sans marquer cette habituelle hésitation qu'il avait si souvent. Il était serein à l'idée d'entendre de nouveau Yoongi jouer et quand il arriva à la chambre de son grand-père, il toqua doucement - pour être sûr de ne pas le réveiller s'il se reposait - et entra quand son grand-père répondit.
Le vieil homme était devant la télévision, l'air perdu, observant méticuleusement la télécommande qu'il avait à la main sans sembler savoir quoi en faire ni comment l'utiliser. Ses sourcils froncés indiquaient toutes les questions qui devaient défiler dans sa tête, et Jimin fut d'emblée peiné de le voir ainsi.
« Papi ?
- Oh Jimin, je ne pensais pas que tu viendrais.
- Il y a deux jours je suis venu et je t'ai dit que je passerais aujourd'hui.
- Ah bon ? Tant mieux. Tu peux allumer la télé ? »
Le garçon acquiesça et s'exécuta avant de revenir s'asseoir sur le lit, auprès de son aïeul. Il se rappelait de tout ce qu'ils avaient partagé depuis qu'il était né : quand il était enfant, il aimait aller chez lui, d'autant plus que son grand-père, passionné de bricolage, trouvait toujours de quoi l'occuper. Ensemble, ils avaient fabriqué de petits moulins de papiers sur lesquels ils soufflaient jusqu'à manquer d'air dans leurs poumons, tout ça pour le voir tourner lentement, ils avaient aussi créé des sabliers pour se chronométrer lors des divers défis qu'ils se lançaient. Souvent aussi, ils s'armaient de filets et allaient à la chasse aux papillons : ils en attrapaient le plus possible, les mettaient délicatement dans une boîte percée d'une myriade de petits trous et, quand ils en avaient assez, ils soulevaient le couvercle pour voir tout à coup ces insectes aux mille couleurs s'envoler dans un même élan et virevolter dans le ciel et autour d'eux.
Ces moments-là étaient magiques, et jamais Jimin ne pourrait les oublier, or ce tableau parfait avait été terni par la maladie de son grand-père, dont la famille avait appris l'existence quatre ans plus tôt. Cela n'avait pas été douloureux pour le jeune garçon au départ : le vieil homme avait parfois quelques trous de mémoire, mais c'était à peine perceptible, et Jimin n'avait pas réellement mesuré la gravité de ce que cela impliquerait dans l'avenir. En fait, il imaginait à tort que son grand-père allait simplement oublier peu à peu chacun des membres de sa famille et les souvenirs qui leur étaient liés, et bien que cette idée lui ait déjà brisé le cœur, il se disait que malgré tout, le vieil homme pourrait être heureux. Or ce qu'il ignorait, c'était qu'Alzheimer ne se résumait pas à ça, et chaque fois qu'il lui rendait visite, il s'en rendait un peu plus compte : même les gestes les plus banals du quotidien, il ne pouvait plus les effectuer seul, le simple fait de tenir une conversation censée, il n'en était plus capable qu'en de rares occasions. C'était cela qui avait dévasté Jimin, et le jeune garçon, courageux, s'était promis que malgré cette douleur qui le torturait quand il venait le voir et le voyait si affaibli, malgré les larmes qui menaçaient à chaque instant de s'échapper de ses yeux, il l'accompagnerait jusqu'au bout. Même le jour où il l'oublierait, Jimin ne l'abandonnerait pas, car son grand-père avait toujours été là pour lui, ainsi il se devait d'être toujours là en retour, parce qu'il l'aimait, parce qu'il refusait de se laisser aller à pleurer sur son sort et voulait rester positif.
Ils regardèrent la télévision quelques minutes durant dans un silence agréable quoiqu'un peu gêné, et Jimin fut celui qui le brisa, proposant une nouvelle fois de jouer aux mots fléchés. Son grand-père ne paraissait pas vraiment motivé, mais il n'y prêta pas attention et préféra lire la définition la plus simple qu'il put trouver : « monnaie japonaise », en trois lettres et se terminant pas un « n ».
« J'ai envie de partir, soupira le vieil homme.
- Dis pas ça papi, tu es bien ici.
- Quand est-ce que ta grand-mère va venir me rechercher ?
- Tu dois rester là papi.
- Non je vais partir.
- Arrête de dire ça, mamie ne pourrait plus s'occuper de toi, tu le sais bien.
- Je m'ennuie ici, continua le plus vieux.
- Essaie de participer aux activités, tu as fait quoi aujourd'hui ?
- J'ai regardé la télé.
- Mais elle était éteinte quand je suis arrivée. »
Suite à la remarque de son petit-fils, le pensionnaire observa un court instant la télévision, puis son regard se posa sur le jeune homme à ses côtés et il plongea, un court instant, dans une profonde réflexion.
« Je veux partir, conclut-il au plus grand désespoir de Jimin.
- Allons marcher un peu, tu veux bien ? »
Le vieil homme acquiesça et prit avec douceur le bras du plus jeune afin de s'y appuyer pour se relever. Le trajet fut court jusqu'au parc et les deux contemplèrent les beautés de l'automne en discutant. Jimin lui racontait d'agréables souvenirs qu'ils avaient en commun, ses yeux fixaient l'horizon et un voile de nostalgie recouvrait ses iris si expressifs. Parfois, on pouvait entendre dans sa voix quelques trémolos qui trahissaient toute sa peine, mais il les dissimulait derrière une fausse quinte de toux, ne souhaitant pas que son grand-père se sente coupable de lui causer une telle douleur ; après tout il n'y pouvait rien, personne n'y pouvait plus rien.
Tous ses souvenirs lui apparaissaient comme entourés d'une brume faite de bonheur pur, il pouvait presque entendre les échos envoûtants des voix du passé et se plaisait à décrire à son grand-père ces beaux instants qui resteraient à jamais gravés en lui.
Quand une brise un peu plus fraîche que les autres fit frissonner le vieil homme, Jimin décida qu'il était l'heure de rentrer. Il était aujourd'hui encore resté un peu plus longtemps qu'à l'accoutumée, et comme l'avant-veille, lorsqu'il arriva au troisième étage, une douce mélodie s'éleva. C'était la même mélodie que la dernière fois, cette même sonate que Yoongi jouait. Il proposa à son grand-père d'aller assister à ce petit concert, mais l'homme déclina l'offre, il était fatigué et voulait aller regarder la télévision. Ainsi, après lui avoir allumé l'écran, Jimin le salua, lui assurant qu'il reviendrait prochainement.
« Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de t'avoir mon chéri. »
Et le cœur de Jimin se brisa quand il imagina qu'un jour, son grand-père si affectueux le regarderait comme un parfait inconnu, mais il songea qu'à ce jour au moins, il lui était précieux, et c'était tout ce qui devait lui importer pour l'instant.
Jimin lui sourit et lui dit à quel point il l'aimait, fermant avec délicatesse la porte derrière lui, le cœur lourd.
Il se rendit à la salle commune et y trouva de nouveau Yoongi, entouré de son habituel public. Parce que la scène était basse et que jouer assis impliquait de l'être encore plus, Jimin dut de nouveau se frayer un chemin jusqu'aux premiers rangs pour l'apercevoir. C'est alors qu'il remarqua à ses côtés la vieille dame avec laquelle il prenait plaisir à discuter et à qui il adressa un sourire.
« Dois-je comprendre que le petit Yoongi a un nouveau fan ? lança-t-elle avec malice.
- Pourquoi encore cette musique ? demanda simplement Jimin.
- Viens... »
Elle lui prit la main et l'attira un peu à l'écart de cette petite foule. Ils prirent place à une table à quelques mètres de là et Jimin s'empressa de servir un verre d'eau à la vieille dame quand elle lui en réclama poliment un.
« Tu es un véritable amour Jimin, comme Yoongi.
- Ça fait longtemps qu'il vient ici ?
- Je n'en ai aucune idée, admit-elle, il venait déjà là régulièrement à mon arrivée, tu sais je ne suis là que depuis deux mois.
- Il venait jouer du piano ?
- Non, il n'en joue que depuis trois semaines environ.
- Il joue toujours cette musique ?
- Oui, toujours la même.
- Pourquoi ?
- Pour qui, tu veux dire. »
Il hésita à lui poser la question, mais elle répondit avant qu'il n'ait le temps de le faire, indiquant une vieille femme du menton, une dame très mince et petite devant la scène qui semblait se délecter de chacune de notes qu'elle entendait.
« C'est sa grand-mère, reprit-elle, et cette sonate est son air préféré, alors c'est pour elle qu'il joue, parce qu'il veut continuer de lui faire plaisir.
- Comment ça « continuer » ?
- Il y a trois semaines, il a commencé à jouer du piano pour elle parce qu'il y a trois semaines, elle a oublié qui il était pour elle. »
Ce ne fut qu'à ce moment que la ressemblance entre les deux membres de cette même famille sauta aux yeux de Jimin ; effectivement, sa grand-mère avait le même regard que lui et ses traits aussi étaient semblables.
« Ce jour-là je l'ai vu ressortir de sa chambre, l'air ahuri, complètement déboussolé, puis il a fondu en larmes, se laissant glisser contre le mur à côté de la porte. Il est resté plusieurs minutes ainsi, les bras entourant ses genoux ramenés contre son torse, son visage plongé dans ses bras pour cacher ses larmes. Je crois qu'il n'avait pas imaginé que ça serait si douloureux. Et depuis ce jour, dès qu'il le peut, il vient et joue pour elle sans qu'elle le sache. Peut-être qu'au fond d'elle, elle sait que Yoongi est quelqu'un qui a de l'importance à ses yeux, mais elle le perçoit en tous cas comme un inconnu. Lui, tout ce qu'il veut, c'est la voir heureuse, et parfois, quand elle vient lui parler pour le féliciter de sa virtuosité, on peut sentir une profonde émotion s'emparer de lui. Je ne sais pas si c'est réconfortant ou plus douloureux encore pour lui, admit-elle, mais pour elle, c'est un bonheur de l'entendre jouer, alors il vient, inlassablement. »
Jimin en avait les larmes aux yeux, et cela lui fit réaliser à quel point lui et ce jeune homme étaient semblables. Il fut touché de ce que Yoongi faisait et admirait sa dévotion.
Quelques minutes plus tard, quand retentirent les dernières notes, il se leva et rejoignit le pianiste après l'avoir laissé discuté avec quelques pensionnaires. Yoongi l'aperçut et lui adressa un bref signe de la main avant de venir se poster devant lui, un mince sourire aux lèvres.
« Alors Jimin, tu es revenu m'écouter ? Toujours pas décidé à faire un petit duo.
- Non désolé Yoongi, sourit le plus jeune.
- Je continue d'espérer, tant pis. Il faut que j'y aille, on se...
- Tu pars par où ? le coupa Jimin.
- Je dois aller prendre le bus à l'arrêt devant la clinique.
- Je te suis. »
Ils n'eurent que quelques minutes pour discuter, mais Jimin en apprit un peu plus à son sujet et fut presque soulagé de trouver ici quelqu'un comme lui, quelqu'un capable de le comprendre et de le soutenir, quelqu'un que lui-même pourrait en retour comprendre et soutenir.
Les jours s'écoulèrent et l'hiver arriva, amenant avec lui la morosité, le froid et le mauvais temps. Yoongi se sentait de plus en plus proche de son cadet et ce dernier avait même réussi à convaincre son grand-père de venir écouter le pianiste jouer après les balades qu'ils s'accordaient. C'était un brave vieil homme que Yoongi avait tout de suite apprécié, et la sonate qu'il jouait toujours lui plaisait de plus en plus, ce qui avait su rendre Jimin heureux. Celui-ci arrivait toujours alors que le petit concert de Yoongi avait déjà débuté, et le pianiste s'était avec étonnement rendu compte qu'il surveillait la large entrée de la salle commune dès que retentissaient ses premières notes. Noël arriva et toute la soirée qui précédait celle du réveillon, il avait joué des chants de noël en les entonnant joyeusement avec les pensionnaires et Jimin, venu avec son grand-père pour se joindre au petit groupe.
Janvier passa de la même façon, les deux garçons avaient commencé à se fréquenter en dehors de la clinique, ils étaient devenus de vrais amis et rares étaient les jours où ils ne se voyaient pas, d'autant plus qu'ils étudiaient dans la même université.
Un dimanche de mars, alors que la nature entamait sa renaissance, Yoongi arriva à la même heure que d'habitude, son sac avec sa partition sur le dos, et s'installa devant le piano sous le regard attentif des pensionnaires, et d'une en particulier dont les yeux avaient toujours l'air de le reconnaître sans le faire vraiment. Il déglutit avec difficulté en se rappelant des doux moments passés avec sa grand-mère, songeant qu'elle, elle avait tout oublié de lui jusqu'à son existence, alors même que c'était elle qui l'avait toujours encouragé à poursuivre ses rêves, et elle qui l'avait poussé à apprendre le piano. C'était pour elle qu'il jouait, et cela lui faisait un bien incommensurable de pouvoir exprimer toutes ses émotions dans ses notes, il avait la sensation de libérer ainsi son cœur serré, et cela semblait être le seul réconfort qu'il avait. Étant enfant il avait déjà une immense fascination pour cet instrument, sans lui il n'était rien, et jouer lui avait permis de surmonter de nombreuses épreuves ; sa peine ne faisait pas exception. Il fit donc craquer ses doigts et les déposa avec souplesse sur le clavier, mais alors qu'il s'apprêtait à jouer sa première note, quelqu'un s'assit sur le tabouret de cuir sombre à ses côtés.
C'était Jimin, le dos courbé par le poids de la douleur, les poings et la mâchoire serrés, le corps tremblant sous l'effet des sanglots qu'il essayait de retenir et le visage rougi par les larmes qui coulaient le long de ses joues. Le chagrin lui donnait un air vulnérable, enfantin, qui toucha profondément son ami.
« Tu as finalement décidé de venir jouer un duo avec moi ? » murmura Yoongi d'un ton triste, sachant exactement ce qui venait d'arriver.
Il était désemparé et ne parvenant plus à retenir sa peine, il fondit en larmes, attristant horriblement le pauvre Yoongi qui ne sut pas quoi faire à part le prendre dans ses bras. Il savait quelle était cette douleur pareille à celle d'un poignard qu'on vous plantait dans le cœur, il savait ce que ça faisait que de voir un être qu'on chérit de toute son âme vous regarder en vous demandant qui vous êtes. Il savait, oui il savait, et aux larmes du plus jeune se joignirent les siennes tandis qu'il le prenait dans ses bras dans l'espoir vain de lui apporter un minimum de réconfort. Il se sentait impuissant, incapable de faire quoi que ce soit pour le consoler, incapable de prononcer le moindre mot, et alors que le plus jeune le serrait désespérément contre lui, Yoongi se revit, lui, assis devant cette porte le jour où lui-même avait été effacé de la vie de sa grand-mère.
Sa gorge se noua, son cœur s'emballa, son torse se souleva de façon anarchique alors qu'il essayait de se calmer et il se mordait la langue afin de se montrer fort pour Jimin. Le jeune homme se moucha et déposa à son tour ses doigts sur le clavier, enfin prêt à entamer ce fameux duo avec Yoongi, susurrant dans un souffle et d'une voix éraillée détruite par les sanglots :
« Il m'a oublié. »
_______________________
À mon grand-père...
Parce qu'un jour moi aussi je serai oubliée.
________________________________
Cet OS est désormais disponible en format papier, dans mon recueil intitulé Sonate (au prix de 6€99). S'il vous a plu et vous intéresse, le lien Amazon est à la fin de mon profil, mais vous pouvez également le trouver sur le site de la Fnac, etc. Il suffit de taper le titre (Sonate) et mon nom de plume (Manon Lilaas). ^^
Et dans tous les cas, cet OS ne bougera pas d'ici, il restera toujours sur Wattpad ;)
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro