On s'était dit rendez-vous dans dix ans
Camille s'affairait derrière le comptoir du bar. En tant qu'ancien membre de l'équipe de rugby du lycée, il participait à l'organisation de cette petite sauterie. Il était chargé de l'approvisionnement en boisson et de la tenue du bar pour le premier quart de la soirée.
L'idée venait d'Étienne, ancien capitaine de l'équipe et un peu trop fan de Patrick Bruel : 10 après, réunir toute la promo 2011 du lycée dans l'ancien QG de l'équipe, Le Délirium, privatisé pour l'occasion. Ils avaient fêté ici toutes leurs victoires et y avait aussi épongé (à coup de coca, et oui la plupart d'entre eux étaient encore mineurs à l'époque) leurs défaites. Camille travaillait dans le bar comme serveur de façon ponctuel, ce qui leur avait permis d'obtenir un rabais sur la location. Ce travail était un bon plan d'appoint. A son compte, comme coach sportif personnel depuis peu, les affaires décollaient doucement et les fins de mois restaient très aléatoires.
Alors qu'il purgeait la tireuse à bière, Yvan lui lança une tape sur l'épaule :
"Comment vas-tu, vieux, depuis le temps ?"
— Bien, bien, juste un peu anxieux de laisser Étienne à la sono. Et toi ?
— Au poil ! Et tu as raison d'être inquiet. Devine ce qu'il a choisi comme chanson d'ouverture.
— Oh non ne me dis pas que... ?
— Si ! Bon en même temps c'est dans le thème. Par contre, il faut bien le reconnaître, il a tout préparé à fond. Un vrai détective. Il a réussi à retrouver tout le monde.
— Tout le monde ? déglutit Camille.
— Oui tout le monde, même le laideron qui avait disparu en milieu de terminal. Tu sais celle qui avait voulu sortir avec toi. Je me demande toujours ce qu'elle s'était imaginée. Enfin bon, je doute qu'elle vienne, je ne suis pas sûr que le lycée soit son meilleur souvenir."
Tandis qu'Yvan s'éloignait pour vaquer à ses propres occupations, Camille sentit son cœur s'accélérer à une vitesse désagréable. Jamais il ne s'était imaginé la revoir. Et là, il oscillait entre espoir et panique viscérale. Mais Yvan avait certainement raison : pourquoi viendrait-elle ici ? Elle devait probablement tous les haïr, lui en tête de liste. Lui, l'ami qui l'avait trahie. Lui, qui l'avait laissée de côté quand il était devenu populaire et elle le vilain petit canard. Lui, encore, qui l'avait rejetée de la pire des manières, de peur de perdre son statut de "mec cool" du lycée. Lui, qu'elle avait malgré tout aimé, pour son plus grand malheur. Elle était à la fois sa plus grande honte et son plus grand regret. Le pire dans toute cette histoire, c'est que même aujourd'hui, il n'était pas capable d'admettre qu'il regrettait sa décision de ce jour-là. Toujours effrayé par l'effet que la vérité aurait sur son image auprès des garçons de la bande. Il était définitivement lâche. Mais, pourquoi se prenait-il la tête, elle ne viendrait pas de toute façon...
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La soirée avait désormais débuté depuis au moins deux heures. Assez de temps pour laisser à Étienne le loisir de passer déjà au moins trois fois le fameux titre de ce cher Patrick. Camille observait les invités depuis son poste derrière le bar. Les anciens groupes s'étaient plus ou moins reformés. A qui de se vanter de sa réussite. A qui de critiquer tel ou un tel pour une prise de poids, un échec professionnel, des déboires personnels. Une vraie guéguerre de langues de vipères cherchant à montrer à tous leurs anciens condisciples à quel point ils étaient devenus meilleurs qu'eux.
"C'est vraiment pathétique", murmura Camille pour lui-même.
A cet instant, une vague de chuchotement attira son attention. Toutes les conversations tournaient désormais autour de deux nouvelles arrivées dont l'entrée faisait de tout évidence sensation. Intrigué, Camille regarda en direction de la table où les deux nouvelles attractions de la soirée s'était installées. Soudain, l'air quitta brutalement ses poumons et il avala sa salive de travers. S'en suivit une quinte de toux qui lui laissa une larme aux coins des yeux.
"Et ça va, vieux ? s'inquiéta Yvan
— C'est rien, ça va passer, toussota Camille.
— Et t'as vu le canon à côté de Jess ? C'est qui cette fille ? Elle ne me dit rien ? Tu crois que c'est la petite copine de Jess ?"
Camille ne répondit pas. Il l'avait parfaitement reconnue. Au premier regard. Et depuis son cœur loupait un battement sur deux. Elle était là, devant lui. Elle était venue.
Elle se leva et se dirigea vers le bar pour se servir un verre et Camille commença à paniquer. Il se détourna, faisant dos au comptoir et entreprit de sécher un verre pour se donner contenance. Une voix retentit derrière lui :
"Alors, Camille, c'est comme ça que tu salues une vieille amie après dix années sans la voir : en l'ignorant ostensiblement ?"
C'était peine perdue. Penaud, il se retourna et bredouilla :
"Bonsoir... Alex, je te sers quelque chose ?"
— Deux mojitos et un sourire, histoire que j'ai quand même l'impression que tu es un peu content de me voir, répondit la jeune fille, sarcastique.
— Mais je suis content... juste surpris, bredouilla-t-il.
— Mouais, écoute, ne vas pas croire que j'ai oublié la façon dont tu m'as traitée il y a 10 ans. Mais ta sœur et ta mère n'y sont pour rien. Je passerai chez toi demain pour les saluer, alors on va faire un deal. Toi et moi nous allons rester cordiaux en l'honneur du respect que j'ai pour elles, mais nos relations s'arrêtent là. Merci pour les mojitos."
Sur ces mots, elle détourna les talons et rejoignit Jess. Camille tremblait de la tête au pied plus sûrement que s'il était en plein milieu d'une bonne grippe carabinée.
"Par Toutatis ! s'extasia Yvan. C'est Alexandra ? Le laideron ? Elle a trop changé. Tu as vu ses jambes, ses yeux, sa bouche, son...
— Oui j'ai vu ! le coupa Camille agacé. Et toi tu ferais bien de moins lire Astérix !
Camille jeta son torchon et planta son ami derrière le bar qui resta un instant estomaqué. Heureusement, Yvan retrouva rapidement ses esprits et se précipita pour rattraper son ancien coéquipier.
"Et oh là mec ! Doucement ! C'est quoi ton problème ? Tu viens de te rendre compte que la fille que tu as jetée il y a dix ans est devenue un canon et tu le regrettes ? Je n'y suis pour rien moi.
— Non, tu n'as rien compris ! Cela fait déjà dix ans que je le regrette. On se connaît depuis qu'on a cinq ans. C'était la meilleure amie de Pauline et aussi la mienne. Sauf qu'au lycée...
— T'as rejoint le banc convoité des populaires alors qu'elle est restée sur le banc de touche et tu t'es comporté comme un con ?
— C'est plutôt bien résumé. Et tu te trompes Yvan, elle a toujours été belle, mais elle était timide et se cachait sous de vieux vêtements et une mauvaise coupe de cheveux, mais si tu savais regarder à travers ça, tu voyais...
— Ma parole ! s'exclama Yvan, en fait t'étais amoureux ! Pire même, je crois que tu l'es toujours. Mais pourquoi tu l'avais jetée alors ?
— J'avais peur de vos réactions à vous les garçons. Regarde, même toi tu l'as traitée de laideron. Et j'étais lâche.
— Sur ce dernier point, je te rejoins. Mais je reconnais que je me suis également mal comporté. Cependant, tu ne devrais jamais laisser des imbéciles comme moi te dicter ta conduite ou décider de ce que veut ton cœur. Tu devrais aller lui parler.
— Elle me hait.
— Sans doute, je réagirai pareil à sa place, et ce n'est probablement pas quelques jolis mots qui lui feront tout oublier. Seulement si tu ne le fais pas, tu vas le regretter toute ta vie. Cela fait déjà dix ans que ça te bouffe. Alors, ne soit pas lâche cette fois-ci.
— Tu as sans doute raison. Mais pas ce soir, je ne vais pas lui gâcher le reste de la soirée. Je lui parlerai demain quand elle passera à la maison, on sera plus tranquille.
— C'est toi qui vois, mais ne te défile pas !
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Le lendemain, la sonnerie de la porte d'entrée retentit. Camille dévala précipitamment les escaliers pour ouvrir la porte d'entrée.
"Bonjour Alex, entre !
— Bonjour Camille. Ce n'est pas toi que je suis venue voir. Pauline est ici ?
— Ma petite sœur est dans le salon, mais j'aimerais te parler avant si tu le permets ?
— Très bien, soupira Alex, je t'écoute mais fais vite !"
Camille prit une grande inspiration :
"Je l'ai regretté, presque immédiatement. Et je le regrette encore. J'ai voulu te dire que j'avais fait une erreur. Je t'ai attendue à ton arrêt de bus. Mais ce lundi-là tu n'es pas venue, ni celui d'après, tu n'es jamais revenue. Je ne savais pas où tu étais.
— On a déménagé avec mes parents. Si tu avais fait un peu attention à moi à l'époque tu l'aurais su. Je voulais juste te dire ce que je ressentais avant de partir. Mais merci, grâce à toi, la séparation aura été moins douloureuse. Et je suis désolée, c'est trop facile de venir me faire une déclaration dix ans après, une fois que tu t'es rendu compte qu'en réalité il y avait une femme sous le vilain petit canard. Je ne crois pas en tes "ça fait dix ans que je regrette". Et maintenant excuse moi mais je suis venue voir Pauline et ta mère !"
Camille se décala pour lui laisser l'accès au salon. Il s'enferma dans la cuisine et s'empara d'un un saladier. Rien de mieux que la pâtisserie pour ne pas penser. De l'autre côté des murs, ils percevaient les rires de Pauline et Alex. Les deux grandes amies s'étaient retrouvées. Une larme roula sur sa joue et vint s'écraser dans la farine.
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"Tu te trompes sur Camille, assura Pauline.
— Je ne crois pas, déclara Alex, s'il l'avait voulu, il aurait pu me contacter pendant tout ce temps. Tu m'as bien écrit toi.
— Tu te trompes sur ce point aussi. Mais là c'est un peu de ma faute. J'espère que tu ne m'en voudras pas trop, vient j'ai quelque chose à te montrer."
Elle entraîna son amie à l'étage et elles entrèrent discrètement dans la chambre de Camille. Alex était mal à l'aise. Pauline saisit une boite à chaussures au sommet d'une étagère et la tendit à Alex.
"Ouvre", l'encouragea-t-elle.
La boite contenait plusieurs dizaines de lettres. Les yeux d'Alex commencèrent à s'embrumer.
"Il n'a pas pu te les envoyer et c'est entièrement de ma faute, s'excusa Pauline. Après ce qu'il t'avait fait, j'ai pensé qu'il ne te méritait pas. Je ne lui ai jamais donné ta nouvelle adresse. Je ne lui ai jamais dit où tu étais partie. Il n'a pas menti quand il t'a dit qu'il avait tout de suite regretté son geste. J'ai fait une erreur et je m'en suis rendue compte trop tard. Alors, quand Étienne a voulu organiser sa soirée "rendez-vous dans dix ans", c'est moi qui lui ai fourni ton adresse, en espérant que tout s'arrangerait. J'espère que tu me pardonneras. Maintenant, je vais te laisser seule un moment, tu as de la lecture."
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Camille venait d'enfourner son gâteau quand Alex débarqua dans la cuisine. Elle avait les yeux gonflés et les joues rosies d'avoir pleuré. Elle portait dans les bras sa boite de chaussure avec toutes ses lettres.
"Où as-tu trouvé ça ?"
Alex ne répondit pas. Elle déposa simplement la boite sur la table, s'avança vers lui et l'enlaça. Ils restèrent ainsi de longues minutes. Serrés l'un contre l'autre. Le sel de leurs larmes se mêlant sur leurs joues. Le temps s'était arrêté. A moins, qu'il ne vienne plutôt d'être remonté.
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Pour le concours de WattpadRomanceFR.
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