six
Fermé. Je réessaie de secouer la porte sans succès. L'aquarium est désespérément vide. Toutes les lumières sont éteintes.
Je ne sais pas trop quoi faire. Je distingue un peu étouffé par mes écouteurs silencieux le bourdonnement oppressant de la rue passante. Passante de deux ou trois passants qui passent simplement, mais qui me semblent des menaces surréalistes, vus d'ici. Ils me regardent sans me voir et traversent quand même la rue avec leurs yeux flous et leurs visages tristes. Je n'aime pas réaliser qu'ils auraient fait la même chose si je n'avais pas été là, et que je suis réduite dans la vie de ces passants à une tâche dans une vision périphérique, qu'ils auront déjà oubliée quand ils auront tourné au bout de la rue.
Je crois que je reconnais une de ces figurantes, celle qui promène partout son parapluie comme s'il pouvait la protéger de tout, et surtout de tout le rien, de tout le vide qui l'entoure. Vrai qu'elle a l'air perdue, je la vois errer partout, où que j'aille. Le fantôme au parapluie. Alors des fois elle a avec elle un de ses enfants bruyants et désagréables, parfois son mari, une espèce de tas informe qui semble ramper sur le bitume dégoulinant. Mais souvent, elle a juste un parapluie, tendu vers le ciel comme pour attirer la foudre. Je crois qu'elle aimerait bien, une petite décharge, un petit électrochoc. Au moins, ça la changerait.
Et ensuite elle change d'avis, elle le replie et le pend à son bras, et elle continue à passer toute seule, accompagnée de son parapluie.
Je tourne la tête et appuie mon front contre la vitre.
Un sursaut de conscience me secoue à la seconde où je sens le verre trempé. Un vertige et je m'effondre. J'aimerais dire que ce frisson émotionnel était intérieur et invisible à l'œil nu. Mais je crois que les miens m'ont très probablement trahie une fois de plus. Déjà qu'ils murmurent la vérité dès que j'essaie de mentir, il me semble qu'ils ont cette fois laissé échapper quelques larmes qui glissent sur mon visage. Le froid qui les imprègne lorsqu'elles touchent ma peau me donne l'impression de creuser des sillons phosphorescents sur mes joues. Comme des traces de mes moments de faiblesse visibles par tous.
Je déteste ça.
Mais ça m'arrive, souvent. En fait, c'est juste l'impression soudaine d'un surréalisme général, d'un monde sans aucun sens. J'oublie la signification de mots que je connais depuis toujours, j'oublie comment on parle et comment on fait pour oublier qu'on ne sait jamais vraiment où on va. Tout ça sonne un peu dramatique pour ce qui n'est finalement qu'une minuscule lycéenne recroquevillée contre un aquarium fermé, mais ce sont des sentiments qui passent et qui transpercent en te laissant là, avec l'âme qui tue sans faire saigner.
Fou aussi comme, alors que j'ai l'impression d'avoir une révélation d'ordre général, mes premières pensées restent superficiellement à ce à quoi je ressemble, vue de l'autre côté de la rue. En fait, ça devient pire. Moi qui aspire plus que tout à un état de conscience pur, moi qui espère sans y croire une vérité offerte et unique.
— Ça va ?
Le flot de mes pensées reste en suspens et j'efface rapidement le chemin lacrymal qu'il a tracé.
Je lève la tête. C'est Elias. Ses yeux sont vides vu d'ici, un peu. Aucune trace de lilas ou de doré tournesol que j'imaginais dans la pénombre rosée. Juste deux noisettes un peu fades soulignées par des cils trop longs, trop noirs.
Je me reprends.
— Oui probablement.
Il lève un sourcil d'un air sceptique mais ne fait pas de commentaire, puis esquisse un mouvement de tête vers la porte.
— Tu voulais rentrer ? C'est fermé aujourd'hui tu sais.
— J'ai cru comprendre oui, dis-je avec une pointe d'ironie.
J'attends.
— Je vais y aller je pense, ajouté-je.
Il hausse les épaules.
— Puisque t'es là, tu t'appelles bien Roxanne c'est ça ?
— Oui.
— Donc ça commence par un « r ».
— Brillante observation.
Il marque un temps de pause et prend une profonde inspiration. Ses sourcils s'inclinent, ses iris s'enflamment un peu et j'ai peur qu'il brule ses trois kilomètres de cils quand il se met à me regarder à travers. Il frappe dans ses mains. Je sursaute.
— Bon. Tu me fais un peu pitié comme ça sous la pluie. Un pote habite juste au-dessus et garde les clefs, tu veux monter les chercher ?
Je suis partagée entre la gentillesse de la proposition et l'absence de délicatesse de la formulation. Dans le doute, j'essaie un petit sourire crispé.
— Pourquoi pas ?
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