Chapitre 3
Il est plus d'une heure quand Maya rentre à pas de loup. Une soirée à boire des verres et à danser comme une folle, à se vider la tête, cela faisait des mois que cela ne lui était plus arrivé. Des années même, depuis Bertrand, elle était devenue bien plus sage, et Astrid aussi. Mais ce soir, elle réalise combien ça lui avait manqué. Quand Olivia lui avait proposé de monter à Luxembourg pour qu'elles passent sa soirée d'escale ensemble, elle avait hésité, puis s'était souvenue qu'elle n'avait plus besoin de se lever à l'aube, alors autant profiter de ce « congé sabbatique » pour prendre du bon temps. Un coup de fil à Astrid, surprise mais enthousiasmée, et elle l'avait directement récupérée deux heures plus tard en bas du fiduciaire où sa meilleure amie travaillait aux ressources humaines. Les deux filles avaient ensuite rejoint Olivia au centre-ville. Sa cousine était une habituée des soirées luxembourgeoises et les avaient entraînées faire la tournée des meilleurs clubs.
Dans l'entrée, Maya enlève ses chaussures et sa veste sans bruit. Tim commence à six heures demain, si elle le réveille, elle va en entendre parler pendant des lustres. Elle se faufile dans le couloir pour se rendre dans la salle de bains, mais la lumière allumée de la cuisine attire son attention.
Il est assis dos à la porte, voûté, et ne l'entend pas arriver. Elle hésite un peu sur la conduite à tenir, elle ne veut pas lui faire peur, l'incommoder, mais c'est l'occasion de renouer le contact, et puis, elle est bien du genre à trébucher dans le couloir en repartant discrètement, à faire un bruit pas possible et alors il comprendra qu'elle l'a volontairement ignoré et ce sera bien plus gênant.
Manuel est arrivé dans la nuit de samedi à dimanche, quelques heures après elle. Elle dormait et ne s'est pas réveillée. Depuis, elle ne l'a pas vu, pas une seule fois en trois jours. Elle passe ses journées quasi entières ici, mais il ne sort pas de sa chambre, même pas, semble-t-il, pour satisfaire ses besoins élémentaires, ou alors il attend qu'elle s'en aille pour quitter à son tour le bureau où il a pris ses quartiers. C'est peu dire que ce comportement sauvage et atypique intrigue la jeune femme.
Elle n'a pas encore décidé si elle devait se racler la gorge ou juste entrer le plus naturellement du monde dans la pièce quand il se retourne vers elle. Grillée.
— Salut, souffle-t-il d'une voix d'outre-tombe.
Elle s'avance, contourne la table et s'assoit face à lui.
— Salut, je suis ...
— Maya, la cousine de Tim. Je me souviens de toi. Moi, c'est Manu.
— Je me souviens de toi aussi.
— Ok.
Dans un silence plus que pesant, Maya avise la bouteille posée sur la table en laque blanche, et le verre entre les mains nouées du jeune homme. Les mains, c'est toujours la première chose qu'elle regarde chez un homme. Pour certaines, ce sont les yeux, les dents, les fesses le plus important, mais Maya a toujours eu la sensation que les mains en disaient long sur leur propriétaire. Bertrand avait des mains fines, soignées, manucurées. Celles de Manuel en sont presque l'exact contraire. Plutôt larges, solides, probablement rugueuses. L'hiver a laissé la peau des jointures gercée et légèrement rougie. Ses ongles rongés ajoutent encore au côté brut, mais ça ne lui déplaît pas. Seule la chevalière qui orne son annulaire droit détonne.
— Qu'est-ce que tu bois ?
— Du Whiskey. Irlandais. T'en veux ?
— Non, merci, je ne suis pas trop Whiskey. Enfin, irlandais, j'ai jamais goûté, mais je préfère la vodka, ou le gin, ou même la tequ...
— Ok.
Il garde les yeux sur le liquide ambré de son verre, et Maya se sent de trop. Ce type a une aura de malheur tellement prégnante, ça prend toute la pièce, ça l'étouffe. Elle a eu du mal à se remettre de sa rupture, et même si elle va mieux, elle se sent encore parfois fragile et n'a pas envie de se laisser entraîner dans cette spirale de déprime.
— Bon, on se verra demain, je pense, fait-elle en se levant.
Il esquisse un geste vague en guise de réponse, qui semble dire « Dieu seul le sait » et elle n'insiste pas.
— Bonne soirée... enfin, bonne nuit.
— À toi aussi, murmure-t-il, sans se retourner.
Il est presque midi quand elle se réveille dans l'appartement si calme. Elle s'étire, et va préparer son petit déjeuner qu'elle prend devant la fenêtre de la terrasse, pile dans le rayon de lumière qui traverse la pièce. Pas de télévision, téléphone ou rêve ce matin pour se distraire, toutes ses pensées sont occupées par l'Ours qu'elle a aperçu cette nuit. Dans la cuisine, il ne restait pas de trace de son passage, ni verre, ni bouteille, contrairement à celui de Tim qui a laissé sa tasse sale dans l'évier et les miettes sur la table.
Elle meurt d'envie d'aller frapper à sa porte. C'est trop intriguant de l'avoir là, ici, et de faire comme si ce n'était pas le cas. Tant qu'il n'était pas sorti de son antre, ça allait, c'était de l'abstrait, après-tout, elle pouvait même penser qu'il n'y avait personne derrière la porte close. Mais la solitude commence à lui peser, elle en a assez de passer ses journées entre quatre murs sans personne à qui parler. Et puis, il faut qu'elle le fasse sortir de là, c'est presque une mission qu'elle s'auto-adjuge. Elle pourra lui redonner le sourire, une bonne blague, un peu d'air frais, même un bon plat si ça lui fait plaisir, elle aime bien cuisiner. Et puis, il pourra se confier à elle, elle est toujours de bon conseil quand il ne s'agit pas de sa propre vie sentimentale.
Aucun bruit, aucun son, aucune lumière ne filtre par la porte du bureau où Manu s'est enfermé. Si ça se trouve, il n'est même pas là. Maya vérifie que l'unique paire de chaussures de l'homme est encore dans l'entrée, exactement au même endroit depuis quatre jours, et en conclut qu'il dort encore ; elle choisit donc d'attendre un peu pour le déranger, il n'a pas l'air du genre à apprécier qu'on le réveille. Personne n'apprécie qu'on le réveille, encore moins les ours en état de semi hibernation.
Elle tourne en rond, fait un peu de vaisselle, bouquine, mange une orange, regarde le JT, puis, à treize heures quarante-cinq, décide qu'il est temps.
À la porte de bois, elle frappe trois petits coups. Toc toc toc. Rien ne lui répond. Elle fronce les sourcils et recommence. Rien. L'inquiétude la frappe comme une déferlante attaque la digue. Il ne s'est quand même pas foutu en l'air, ce con ? Elle toque à nouveau, plus fort, et cette fois, un grognement se fait entendre. Soulagée, elle recule d'un pas et attend qu'il vienne ouvrir. C'est ce qu'il fait, quelques secondes plus tard, en pantalon de jogging et tee-shirt, la gueule en vrac.
— Quoi ? aboit-il.
L'odeur âcre de la pièce parvient aux narines de Maya et elle fait encore deux pas en arrière.
— Excuse-moi, je ne savais pas que tu dormais.
— Tu veux quelque chose ? demande-t-il plus doucement en se grattant la tête.
— Je me demandais si tu avais envie de sortir un peu d'ici. Il fait beau, on pourrait sortir se promener, aller manger ou boire un café, juste pour prendre l'air.
Il lève les yeux vers elle. Il semble étonné de cette proposition inattendue. Il la dévisage, puis son visage se ferme à nouveau.
— Non, merci. Désolé, mais vraiment... non.
Il se détourne et claque la porte, laissant Maya interdite et déçue.
Elle erre quelques minutes dans le grand salon, à la recherche de quelque chose à faire. C'est nul d'être à la maison quand tout le monde travaille. Elle finit par saisir son téléphone, et lance une recherche :
« Quelle activité faire quand on est seule ? »
Cinéma, propose Google.
— D'accord, répond Maya.
Dans le dernier cinéma du centre-ville, elle tombe sur un film d'art et d'essai coréen, pas exceptionnel, mais il dure deux heures et demie, au moins ça lui passe le temps, et contrairement aux séries qu'elle enchaîne habituellement sur Netflix, elle n'a pas l'impression de perdre un point de QI à la minute. Et puis, dans cette vieille salle, uniquement remplie de quatre habitués, personne ne mâchonne de pop-corn pendant la projection. C'est une de ses phobies, les gens qui mangent du pop-corn au ciné. Sérieusement, pourquoi ? Comment un jour, un type a pu penser que c'était une bonne idée de proposer un truc qui fait un bruit pareil au cinéma ? Et encore, depuis, on a trouvé pire. Les nachos. Un cauchemar, même pour les gens moyennement cinéphiles comme Maya.
Après la séance, elle se promène un peu en ville, arpente les deux rues principales, bordées de boutiques. Elle s'attarde devant les vitrines, mais la nuit tombe déjà, l'humidité s'installe et elle n'a pas d'argent à dépenser. Un peu mélancolique, elle reprend le chemin de ce grand appartement où elle a du mal à se sentir à sa place.
Une bonne surprise l'attend, son cousin, alors qu'il sort de la douche, serviette sur les hanches et cheveux mouillés.
— Ouais, j'avais la tête comme un ballon, soupire Tim qui, chaque après-midi, en quittant le service d'orthopédie où il effectue son stage, enchaîne avec quelques heures à la bibliothèque où il étudie sans distractions.
Il va s'habiller dans sa chambre et Maya le suit, jusqu'à ce qu'il enlève la serviette.
— Merde, Tim, t'as vu que j'étais là ?
— Et qu'est-ce que tu crois que j'allais faire dans la chambre ? Un collier de perles ? Ne suis pas un mec à poil si tu veux pas voir la lune.
Sans argument à opposer à une telle logique implacable, elle sort de la pièce en se disant que décidément, ça ne va pas être facile tous les jours de cohabiter avec deux hommes.
— Et sinon, ça s'est bien passé aujourd'hui ? s'enquiert-elle derrière la porte.
— Ouais, ça va. J'ai assisté à une pose de prothèse de hanche. Intéressant, mais clairement, c'est pas là-dedans que je vais me spécialiser. Et toi ?
— Bof. Je m'ennuie un peu. J'ai fait une machine, et j'ai passé l'aspi. Tu veux que je cuisine un truc ?
— Ah, je veux bien, je suis crevé, fait le jeune homme en sortant.
Il fait un détour par la cuisine, s'ouvre une bière et s'affale dans le canapé, téléphone en main.
Maya fait la moue, hésite, puis va finalement préparer une omelette aux champignons, sans râler, parce qu'il travaille comme un dingue, parce qu'elle se sent redevable et vaguement coupable de ne rien faire de ses journées quand d'autres triment, mais quand même, elle espère que son cousin ne l'a pas fait venir pour avoir une bonne à l'œil. Il va falloir qu'ils en discutent à tête reposée. Peut-être que le dépressif pourra lui donner un coup de main aussi, s'il se décide à quitter sa piaule un jour.
Tim la rejoint peu de temps après dans la cuisine, et s'assoit au bar pendant qu'elle pose le couvert dessus.
— Va falloir qu'on pense à faire quelques courses aussi... Oh Maya ça sent trop bon ! C'est bien d'avoir une femme à la maison quand même.
Elle se penche pour attraper la perche, trop belle pour être vraie, mais il ajoute, les yeux brillants de bonheur :
— Je suis tellement content que tu sois là... ça me fait vraiment plaisir qu'on partage plus de temps ensemble.
Manipulation experte, ou vraie candeur, peu importe, la tendresse des paroles lui coupe le sifflet, alors elle ravale ses arguments, et sert à la place une belle portion d'omelette dans l'assiette de son compagnon, et s'installe à côté de lui pour dîner.
— C'est délicieux, Maya.
— Merci... Je pourrais en apporter une assiette à Manuel, non ?
— Pourquoi faire ? s'étonne Tim, en sauçant son assiette.
— Hum... pour manger ?
— Laisse-le tranquille. S'il a faim, il viendra.
— Mais ça ne te rend pas dingue que ton meilleur ami soit enfermé comme ça ? Je l'ai vu aujourd'hui, franchement, il fait peine à voir. Tu ne crois pas que...
— Tu l'as vu ?
— Oui. Je suis allée frapper à sa porte.
— Bon Dieu Maya, tu peux pas lui foutre la paix ? Il a besoin d'être seul, c'est pas difficile à comprendre.
— Mais ça fait quatre jours !
— Et alors ? T'en as passé combien à pleurer ton vieux mec marié ?
— C'est pas pareil...
— Parce que toi t'es une fille et lui un mec ? Ils étaient ensemble depuis trois ans, Maya, et il l'a trouvée au lit avec un autre homme. Littéralement, il les a vus en train de forniquer. Tu crois pas que ça te déglingue un bonhomme ?
— Bien sûr, je comprends qu'il soit malheureux, mais rester enfermer comme ça, sans boire, ni manger, ni pisser, ni se doucher... c'est chelou quand même.
— Passer une semaine à écouter en boucle les deux mêmes chansons de Michel Berger en pleurant, c'est chelou aussi.
— Message personnel est une très belle chanson, réplique Maya, piquée.
— Sûrement. Mais après l'avoir entendue 417 fois, juste en te rendant visite, j'ai les oreilles qui saignent. Sérieusement, si à cette époque on avait vécu ensemble, je t'aurais foutue dehors.
— T'es un monstre.
— Lui au moins, il fait pas chier.
— Les mecs, vous êtes vraiment des égoïstes, vous pensez qu'à votre gueule.
— Et toi, tu voudrais que tout le monde réagisse comme toi, c'est pas mieux.
— Eh bien dans ce cas, demain, tu te démerderas pour cuisiner.
— Je vois pas le rapport.
— Moi non plus, mais tu m'énerves.
— C'est parce que tu sais que j'ai raison, conclut Tim, un petit sourire satisfait sur les lèvres.
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