Le temps passait, lentement. Sophie comptait les jours qui la séparaient encore du concert tant attendu : aujourd'hui, c'était quatorze. Plus que deux semaines avant ce deux décembre... Les jours semblaient s'étirer à l'infini, le temps s'écoulait au ralenti, tellement elle avait hâte d'y être.

Depuis des mois, Sophie se retenait d'écouter de la musique tant qu'elle était au studio avec Sébastien. Au fond, il avait raison, elle était adulte et censée se rendre compte que son boulot professionnel passait avant son plaisir personnel. Mais dès qu'elle rentrait, elle mettait un CD dans sa chaîne hi-fi, s'asseyait à sa petite table, sortait tout son matériel de dessin et laissait ses mains s'activer d'elles-mêmes. Puis elle rouvrait les yeux, enlevait ses écouteurs, et découvrait ce qu'elle avait créé. Elle accrochait toutes ses œuvres aux murs, elle en était chaque fois plus fière, elles étaient chaque fois plus réussies ; et elles étaient le symbole de son amour inconditionnel pour le groupe.

Sophie posa sa feuille cartonnée sur le haut de son armoire pour la faire sécher, alla se laver les mains dans le coin cuisine et se glissa entre les draps de son lit. Mais elle n'arrivait pas à s'endormir – évidemment. Elle se donnait à fond depuis l'avertissement de Sébastien quelques mois plus tôt, et elle avait toujours peur qu'il juge la qualité de ses illustrations insuffisante, qu'il la mette à la porte... Elle ne gagnait déjà pas grand chose avec ce travail, étant obligée de louer un studio de vingt mètres carrés, alors si elle perdait ce job, ça serait une catastrophe. Elle commençait à se demander si elle ne se surmenait pas un peu. Elle devait travailler deux fois plus qu'avant sur ses dessins pour leur donner cet éclat particulier, et elle devait souvent emporter ses planches pour les finir chez elle : ça grignotait sa plage horaire réservée pour ses fanarts. Et souvent, son collègue faisait la grimace le lendemain matin en grommelant qu'elle aurait pu faire mieux.

Elle jeta un œil à la pile de portraits de Matt Bellamy attendant d'être accrochés au mur. Elle ne dessinait presque que lui, des gros plans sur son regard envoûtant, ou lui en entier, sa guitare à la main et planté devant un micro ; ou encore courbé sur le clavier de son piano, les yeux clos, l'air de vivre un intense moment de plénitude. En tant que muser exemplaire, elle avait aussi esquissé quelques Belldoms, un Dom à la batterie qui regardait Matt posté sur le devant de la scène ; un sourire échangé en interview ; elle les avait même croqués en train de s'embrasser, et n'avait pu résisté à l'envie d'ajouter une bulle au-dessus de la tête de Dom : "T'as de beaux yeux tu sais, Bellamy...". De fait, le petit brun en avait de magnifiques, et chaque fois qu'elle croisait une photo de lui regardant l'objectif de la caméra, elle restait hypnotisée devant jusqu'à ce qu'une perturbation extérieure la tire de sa contemplation. Elle se perdait dans ces volutes bleutées qui enveloppaient son âme et l'emportaient dans un endroit où résonnait la voix du chanteur, où il fermait les yeux en chantant des notes plus aiguës, où rien d'autre n'existait que ce son, si pur, si beau... Tout ça à partir de deux yeux pas si spéciaux que ça, au final. Mais ce qui l'attirait et chamboulait autant son cœur, c'était tout ce qui se cachait derrière cette simple apparence : cette lueur malicieuse dans le regard qui lui rappelait la complicité entre les membres du groupe et leurs comportements enfantins dans certains moments ; qui évoquaient les chants s'échappant des lèvres de Matt Bellamy et la plongeant dans un état second...