La nuit commençait à tomber, et Matt à grelotter dans sa veste d'été. Il ne pensait pas qu'il ferait aussi froid, et il avait imaginé rentrer plus tôt. Il tournait sans but dans les rues de Columbus, se demandant à quoi pensait Sophie. Il lui avait sans doute causé une angoisse sans précédent, avec son absence inexpliquée ce soir, mais Dom lui aurait sûrement touché deux mots à propos de leur dispute dans le taxi. Elle allait se sentir coupable d'avoir cédé à Dom, alors qu'au final ils n'avaient rien fait de mal...

Matt inspira profondément, il avait besoin de respirer un peu avant d'affronter à nouveau sa vie. Il échoua sur les rivés de Scioto River, et longea l'eau, triste, ressassant ses idées noires. Il estimait avoir le droit de s'indigner de n'avoir pas su pour Dom et Sophie plus tôt, mais de là à bouder comme un enfant pour ça ? Comme à chaque fois, il s'emportait, ne réfléchissait pas, et plus tard, des regrets l'assaillaient.

- Matt ! cria une voix sur sa gauche.

Un fan. Il tourna la tête vers le jeune homme qui courait vers lui, le sourire aux lèvres. Il s'efforça de se composer une expression un peu moins triste, et accepta sans rien dire le hug dont l'homme le gratifia en arrivant près de lui.

- T'as l'air triste, ça va ?

- Oui, t'en fais pas pour moi, je vais bien. Juste un peu fatigué par la tournée. Et toi, tu vas bien ? Tu étais au concert ?

- Non, j'ai pas pu, c'était trop cher pour moi. J'ai pas les moyens. Alors je me contente de vos CD et de ce qu'on trouve sur Internet. Mais t'inquiète, j'économise, et à la prochaine tournée, si vous revenez ici, je viendrai !

- Super, alors. C'est quoi, ton nom ? Tu veux marcher un peu avec moi ?

Il n'avait aucune envie de retourner auprès des membres de Muse et de Sophie, mais ne dirait pas non à un peu de compagnie.

- Avec plaisir. Je m'appelle Samuel.

- Samuel. Joli nom. Tu habites ici ?

- Oui, depuis tout petit. Avant, avec mes parents, on était à la campagne, mais finalement on est venus là parce qu'il y avait plus de boulot à la ville. Comme j'avais pas trop envie de déconstruire ma vie pour la reconstruire entièrement autre part, je suis resté là, et, franchement, je vis pas si mal. J'ai pas beaucoup d'argent mais je me débrouille.

- Cool. Tu fais quoi comme métier ?

Il débitait les questions d'usage sans réfléchir, hochant la tête de temps en temps sans vraiment l'écouter.

- Garagiste. J'ai pas choisi, mais au final ça me plaît bien de mettre les mains dans le cambouis...

- Nice.

- Tu es heureux ?

Matt fronça les sourcils en le regardant. Ce n'était pas le genre de questions que ses fans lui posaient habituellement, il ne s'y attendait pas...

- Évidemment. Je veux dire, je vis de ma passion, je suis même riche, je sors avec la femme que j'aime et j'ai des tas d'amis autour de moi. En plus, je fais de belles rencontres avec mes fans...

- Je pensais que ma question était simple... Ce n'est pas parce que tu as une vie enviable que tu es forcément heureux. Et ma question, c'est : « Es-tu heureux ? »

- Mais pourtant...

Il se tut. Samuel n'avait pas vraiment tort. Mais Matt avait l'impression que, puisqu'il avait une vie parfaite en tout point, il n'avait pas le droit d'être triste ou malheureux. Il ne pouvait pas se le permettre, il y avait des vies tellement pires que la sienne, ça aurait été ridicule de prétendre être malheureux.

- Je ne peux pas aller mal, puisque tout va bien, souffla-t-il d'une voix à peine audible.

Il ne croyait pas à ses propres mots, alors Samuel ne se voila pas la face pas une seule seconde.

- Matt, tu peux l'être. Tu sais quoi ? Je connais un chanteur qui est dépressif alors qu'il a une belle carrière et qu'il a tout pour être heureux.

- Qui ?

- Brian Molko. Tu le connais peut-être, il est britannique, comme toi. Et il fait du rock. Son groupe, c'est Placebo.

- Ça me dit quelque chose, oui... Ils ne sont pas très connus, pourtant. Je ne connaissais pas son nom... Il est vraiment dépressif ?

- Oui, et il en parle parfois en interview. Il dit que c'est important de s'exprimer quand on ne va pas bien... Et toi, tu n'as pas l'air d'aller bien, alors je te dis juste que je suis là si tu veux parler.

- Merci, Samuel... Mais si je te confie des choses, je veux que tu me promettes de ne rien dire à personne. Si tout le fandom est au courant, ça va être l'enfer pour moi, tu comprends ?

- Bien sûr, pas de problème. Secret professionnel. Je comprends très bien.

Matthew hésita encore une seconde, avant de se lancer, il lâcha tout ce qu'il avait sur le cœur : le fait que Sophie était sans doute enceinte, les doutes qui surgissaient suite à cette annonce sous-entendue, ses angoisses à l'idée d'être père et de la façon dont il concilierait son activité professionnelle avec sa vie de famille, le choc qu'il avait reçu quand Dom lui avait avoué sa relation avec elle, sa propre réaction qu'il jugeait à présent démesurée... Il n'omit aucun point, pas même sa peur de la réaction de Sophie lorsqu'il rentrerait enfin à l'hôtel.

Samuel le rassura comme il le put, d'abord surpris en apprenant que son idole allait avoir un enfant, et plus à l'aise ensuite. Les mots se déversaient tous seuls de sa bouche, agissant comme un baume apaisant sur le cœur de Matthew, calmant chacune de ses angoisses une par une et finissant par rétablir un climat plus ou moins calme dans son esprit.

Lorsque le jour pointa à l'horizon, une exclamation de surprise leur échappa à tous les deux : la nuit leur avait filé entre les doigts sans qu'ils s'en rendent compte, et le matin se montrait maintenant, leur annonçant par ses rayons mordorés qu'ils allaient devoir se séparer et reprendre chacun leur vie respective.

Ils se quittèrent à un coin de rue, à contrecœur, s'échangeant leurs numéros de téléphone et se promettant de s'appeler si ça n'allait pas.