Pour avoir bouché mes oreilles dès l'évocation de cette application, je me retrouve à ne rien connaître du déroulé de la soirée. Tout ce que je sais, c'est que je dois rejoindre mon partenaire de la Saint-Valentin au pied de la Tour Eiffel, d'après l'inscription en lettres dorées sous « Arthur Mercier ». 

Entre parenthèses est écrite une phrase qui nous conseille de porter un objet distinctif afin de nous reconnaître une fois sur le Champ de Mars. Cependant, j'ai beau retourner mon armoire, je ne trouve que du noir, du blanc et du crème, rien de bien visible. Tant pis, j'achèterai un goodies sur le chemin.

Jetant un coup d'œil à ma montre, je me rends compte que je suis déjà en retard si je souhaite passer dans une boutique. Cette soirée s'annonce désastreuse. Peut-être ferais-je mieux de rester dans mon canapé à regarder des téléfilms, un paquet de popcorns caramélisés dans les mains. Et briser le cœur de ce pauvre homme ? Non, j'ai décidé que j'irai, pas question de revenir sur mes paroles.

J'attrape mon sac à bandoulières, enfile mes bottines à talons et mon manteau, puis je quitte mon appartement avant de changer à nouveau d'avis. Coincée entre deux hommes dans le métro bondé parisien, je dois me faire violence pour ne pas faire demi-tour.

Lorsque j'arrive enfin à la station Bir Hakeim, quand je pensais pouvoir prendre une grande inspiration, je me rends compte que j'avais tort. L'intégralité du wagon descend au même arrêt et je mets quelques secondes à comprendre : tous ces gens sont là pour trouver leur match. Je n'avais pas réalisé à quel point cette application était un succès. 

Après, je dois avouer que Paris s'est donné pour faire sa publicité alors on ne pouvait pas s'attendre à moins. Mais comment suis-je censée retrouver mon partenaire de la soirée dans ces conditions ? Je ne vais tout de même pas hurler son prénom à travers la foule comme le ferait une mère qui a perdu son enfant au centre commercial. D'autant plus que si tout le monde se met à crier, cela provoquera un raffut infernal. Cette soirée va être catastrophique.

Encore plus serrée qu'une sardine, je réussis à quitter la station et à sentir un brin de liberté s'emparer de mon être. Je n'ai qu'à suivre le flot de personnes pour connaître la direction à prendre, bien que la Tour Eiffel soit assez visible pour ne pas manquer de se perdre.

Sur la route, j'aperçois une boutique de souvenirs et je m'y engouffre en espérant y trouver un objet distinctif. Mon œil est directement attiré par un béret rouge parsemé de points blancs qui me rappelle les balades en forêt avec ma mère, lorsque nous cueillions des champignons en automne. Un sourire aux lèvres à ce souvenir, je décide d'opter pour cet accessoire hors du commun que je ne risque pas de porter à nouveau après cette soirée.

— Ça vous fera dix euros.

— Pardon ? m'exclamé-je, certaine d'avoir confondu avec deux.

Le marchand répète pourtant bien dix euros et j'ai l'impression de me faire dépouiller. Je marmonne qu'il profite un peu trop de l'argent des touristes en quittant la boutique.

J'enfonce mon béret amanite tue-mouches puis reprends ma place dans la foule. Lorsque j'arrive sur le Champ de Mars, mes yeux manquent de se décrocher. La pelouse est noire de monde, comme si tous les Parisiens avaient décidé de s'agglutiner dans ce petit espace pour y battre un record.

À travers la nuit, la Tour Eiffel est éclairée de rose et scintille de mille feux et plusieurs enceintes diffusent les musiques classiques françaises qui parlent d'amour, en l'occurrence La vie en rose d'Edith Piaf actuellement. Paris a investi pour cet événement unique au monde.

La capitale du romantisme dépasse toutes les attentes en ce soir de Saint-Valentin. J'entends déjà tous les journaux faire leur résumé de cette aventure nocturne et féliciter la ville de cette initiative qui s'est révélée être un franc succès. Visiblement, après le 14 février, je ne serai toujours pas débarrassée de MatchYourValentin.

Je me tourne vers ma voisine qui sautille sur place, excitée à l'idée de trouver son âme sœur.

— Excusez-moi, comment sommes-nous censés retrouver notre partenaire ? Nous n'avons aucun moyen de communiquer ni aucune photo qui nous permettrait de le reconnaître de loin.

— Avez-vous complété l'étape préliminaire sur MatchYourValentin ?

— Comment dois-je faire ?

— Donnez-moi votre téléphone.

Pas excédée le moins du monde par mon ignorance, ce qui est un exploit à Paris, elle navigue sur l'application comme une pro et y inscrit mon objet distinctif. Elle m'indique par la même occasion que mon partenaire portera une banane en forme de banane.

Amusée, Arthur s'avérera peut-être moins inintéressant que je l'avais imaginé. Soit il a été pris au dépourvu comme moi, soit il n'a aucun sens du style.

— Vous vous êtes bien trouvés, rigole la jeune femme à côté de moi. J'espère que mon match me correspondra autant que vous. Votre seconde étape préliminaire consiste à vous rendre auprès de l'arbre B19, c'est un peu plus loin sur le chemin, moi je dois aller par là. Passez une bonne soirée !

Tant de gentillesse me paraît illégale dans cette ville aigrie et de constante mauvaise humeur, mais cela fait chaud au cœur. Autour de moi, beaucoup sourient en se tordant le cou pour observer aux alentours, à la quête de leur partenaire. C'est si inhabituel que j'ai l'impression d'être dans une réalité alternative.

Je cherche le tronc en question, apercevant des suites de lettres et de chiffres jusqu'à enfin trouver celui où j'ai rendez-vous. Un amas de personnes est agglutiné autour de l'arbre. Comment suis-je censée reconnaître qui que ce soit ? Je détaille les torses des hommes aux alentours, ne prêtant guère attention à d'autres détails, tandis que certains couples se forment déjà et disparaissent : l'aventure pour eux a commencé.

Lorsque l'endroit commence à presque être déserté, je me dis que mon partenaire a dû me poser un lapin.

— Adeline Pelletier ? m'appelle une voix grave dans mon dos.

Je me retourne et fais face à un homme que je reconnais. Que fait-il ici ?

Pleine d'incompréhension, je dévisage le client de la semaine passée qui est venue dans ma boutique pour acheter une bague de fiançailles. Mon regard descend lentement et lorsque mes yeux tombent sur une sacoche en forme de banane, mon cerveau cesse de fonctionner. Ne me dites pas que c'est lui, mon match !