Capitulum Undequadragesimum
1653
Une fois les premiers projets — qui, bien que tous aussi farfelus les uns que les autres, avaient fini par être le pain quotidien du personnel de maison — lancés par le jeune couple, les deux époux, loin de se laisser décourager par l'accueil mitigé qui leur était réservé par quelques sceptiques en manque de querelle, en entreprirent bien d'autres, et parmi eux, militer en faveur de la cause des sourds-muets. La nouvelle, sur les sires et les dames de la cour, eut l'effet d'un séisme. Qui donc sur cette Terre, sinon les von Amsel, eût jamais cultivé au fond de son esprit idée aussi extravagante ? Frustré qu'en lieu et place du tollé tant attendu, ils n'eussent à se mettre sous la dent qu'un indifférent silence, tout ce beau monde se contenta de répandre sur le dos des principaux concernés rumeurs et bruits de couloirs dont la véracité n'importait pourtant que peu : seule comptait l'outrance et la primauté de l'information.
À la résidence von Amsel, loin de la traînée de poudre, les questions allaient bon train. Mis à part Theodora, leur entourage ignorait tout des raisons qui avaient poussé le jeune homme à se tourner vers ces étranges et silencieuses gens. La raison était à rechercher dans la prime enfance de Friedrich : alors qu'il n'était pas plus haut que trois pommes, il avait eu la chance et l'opportunité d'avoir une camarade de jeux sourde et muette. Il se revoyait en culotte courte, une coupe au bol d'un seyant, autant que faire se pouvait, poursuivant dans le jardin de la résidence familiale, une jeune fille dont la crinière blonde voletait à sa suite dans la brise automnale et dont les rires semblaient accompagnés par le craquement des feuilles séchées sur le sol. Ayant passé ses premières années aux côtés de Theodora, celle-ci, plus sociable que son cadet, s'était rapidement fait de nouvelles amies en dehors du cercle restreint de leurs connaissances communes, ce qui l'amenait à s'absenter fréquemment et ne lui laissait par conséquent plus beaucoup de temps pour s'occuper de lui. C'est ainsi que, sans attention sororale, il fut amené à passer la majeure partie de son temps avec Suzanne, ce qui n'était rien pour lui déplaire.
Ils ne parlaient pas la même langue, mais peu importait : ses sourires répondant aux siens, et ce qu'ils partageaient par leurs regards allait au-delà des mots. Cependant, Friedrich, poussé par la curiosité et déçu de ne pouvoir converser avec sa camarade comme avec n'importe qui d'autre, avait exprimé le désir de la connaître davantage. Celle-ci partageait ses aspirations, et tous deux réfléchirent à l'approche la plus efficiente d'échanger des informations : tout d'abord, ils essayèrent l'écrit qui avait l'avantage d'être immédiatement accessible et de limiter les risques de mécompréhension, mais devant l'indéniable lenteur de la méthode, tous deux, d'un commun accord, s'étaient mis en recherche d'un moyen de communiquer plus efficacement. En effet, il n'était pas toujours très pratique de garder au fond de son gousset une feuille et un crayon, dispositif qui, contre toute attente, pouvait se montrer particulièrement contraignant à cause du risque de bris ou de perforation du tissu de ses poches. Et le jeune baron ne pouvait risquer de rentrer avec ne fût-ce qu'une seule égratignure.
Après s'être livrés à des essais plus ou moins fructueux, l'idée d'apprendre les rudiments du langage des signes germa petit à petit dans leur esprit, et après des tâtonnements hésitants et timides, le jeune garçon s'y jeta à corps perdu : au début, il ne s'agissait que de quelques gestes de base, mais devant son désir d'approfondir, de véritables cours virent le jour. Les séances d'apprentissage avaient toujours lieu à la même place, dans un coin du jardin, à l'ombre d'un grand saule qui, de ses branches tombantes, leur offrait fraîcheur et couvert pour étudier dans les meilleures conditions. Il arrivait que, lassée de se répéter, la pauvre fille essayât de vocaliser pour clarifier son discours, mais son élève, obstiné comme pas deux, persistait en l'enjoignant à ne s'exprimer qu'avec ses mains et ses mimiques faciales.
D'aussi loin qu'il s'en souvienne, avec l'appréciation aussi déformée que pouvait l'être celle d'un enfant de son âge, le jeune garçon avait fait montre d'étonnantes dispositions à l'étude de ce langage gestuel, ou du moins avec un jugement plus raisonnable, il parvenait à communiquer de manière basique avec sa professeure ; ses gestes étaient maladroits et ses phrases hachées, mais il fallait lui concéder qu'il était en peu de temps parvenu à produire un discours intelligible, bien que souvent étayé de mime et accompagné d'une labialisation excessive, dans l'espoir que son interlocutrice y lût quoi que ce fût qui pût rendre la compréhension plus aisée. Devant sa bonne volonté et son désir d'apprendre, son amie, par gentillesse, prenait également garde à ne pas réaliser ses mimiques trop rapidement. Les domestiques régulièrement semblaient s'émerveiller de les voir constamment fourrés ensemble. Pourtant, le temps assassin et impitoyable faisait son office, et les deux amis ne purent que constater l'étendue du fossé qui se creusait entre eux. Vint un moment où, à l'issue d'une lutte pour retarder l'inéluctable, ils ne purent lier leurs existences davantage, et leurs routes se séparèrent, après s'être juré de toujours conserver au fond du cœur quelques fragments de ce qu'ils avaient vécu ensemble.
Des années plus tard, au détour d'une conversation avec Theodora, le nom de Suzanne vint à ressurgir, accompagné par les souvenirs qui jamais ne l'avaient quitté.
« Et maintenant, que crois-tu qu'elle soit devenue ? demanda la vicomtesse.
— Je l'ignore. Je ne l'ai pas revue depuis une éternité, j'ai du mal à me rappeler, répondit-il d'une voix qui trahissait son trouble. Tout ce que je sais, c'est que son père est toujours à notre service. Malheureusement, comme il ne sait ni lire ni écrire, et que je ne connais pas le langage des signes, il m'a été impossible d'obtenir davantage d'informations.
— Une jeune femme sourde et muette, fille de domestique, d'à peu près ton âge, c'est ça ?
Après s'être assurée de son acquiescement, elle l'interrogea afin d'obtenir quelques détails supplémentaires, puis se leva. Contre toute attente, après avoir fait jouer son réseau de connaissances, elle découvrit qu'une de ses amies avait à son service une jeune couturière susceptible de correspondre au portrait brossé par Friedrich. Une fois l'identité de la demoiselle vérifiée, un courrier cacheté aux armoiries de leur maison lui fut envoyé pour l'inviter à la demeure familiale.
En s'engageant dans l'escalier qui menait à l'étage inférieur, il ne put retenir un élan de nostalgie coupable pour la blonde jeune fille, toujours coiffée de deux couettes symétriques et vêtue d'une robe à fleurs qui avait hanté ses pensées. Il repensait à cette promesse, nouée symboliquement en joignant leurs auriculaires, à l'ombre du grand saule. Juste après, sans lui laisser le temps de réagir, elle avait déposé un baiser sur sa joue et il l'avait regardée s'éloigner lentement, la gorge serrée. C'est à peine s'il se rendit compte d'être arrivé dans l'entrée avant de manquer choir sur les dalles de l'entrée. La vision peu à peu se dissipa pour laisser place à une ravissante jeune femme dont le timide sourire laissait apparaître d'adorables fossettes sur ses joues déjà bien roses : au fond de ses yeux brûlait le souvenir de la passion qui les eut animés jadis, et seul un fol fût passé à côté de l'affection qui s'y cachait encore. Cependant, Elster, diplomate et philosophe, ne le releva pas et devançant son époux, alla saluer leur invitée dont la voix conservait un délicat accent sourd.
La jeune domestique ignorait la raison de sa venue, mais touchée par le dessein de son ancien ami, accueillit favorablement sa demande de poursuivre les leçons interrompues il y avait pourtant des années de cela. Celle-ci, arguant leur ancienne amitié et leur différence de statut, que contrairement à son interlocuteur, elle ne pouvait ignorer, eut toutes les difficultés du monde à accepter quelque forme de rémunération que ce fût et Friedrich dut insister sur l'importance de la tâche et la hauteur de son investissement en termes de temps et d'énergie, pour qu'elle consentît du bout des lèvres à recevoir au moins une compensation. Au terme de joutes verbales particulièrement mouvementées où, faisant fi de la distance hiérarchique, la demoiselle insista à nouveau pour travailler bénévolement, ils trouvèrent enfin un terrain d'entente.
Au moment de reprendre les cours, il se rendit compte que le passage des années avait effacé l'essentiel de ses connaissances et il avoua, les joues écarlates, que le seul signe qu'il se rappelât était celui de la tortue de mer : les deux mains plates, l'une sur l'autre, figuraient la carapace, et les pouces étaient deux petites nageoires. La jeune femme, attendrie, fut heureuse de voir, au moment de la réalisation du signe, tant de joie authentique, presque enfantine, sur les traits de son amie d'enfance. Poussée par la curiosité, Elster demanda si elle pouvait également se joindre à eux, ce qui fut bien entendu accepté. Ainsi, en moins de temps qu'il en fallait pour le dire, la toute nouvelle professoresse vit l'effectif de sa classe doubler. La baronne se révéla une bien meilleure élève que son époux, le corrigeant parfois lorsqu'il se trompait.
Dans les premiers temps de sa pédagogie, la jeune enseignante fit usage de livres d'images, afin de leur faire comprendre l'aspect particulièrement visuel de ce mode de communication : l'apprentissage fut rude, requérant à la fois concentration et talents en dessin, mais face à la motivation sans faille et à la puissance de leur engagement, la professeure se montra très patiente, ne rechignant jamais à la tâche, et répétant autant de fois que nécessaire. Sa bienveillance à toute épreuve les rasséréna suffisamment dans leur quête de perfection pour qu'ils acceptassent de se tromper, condition sine qua non à toute transmission, ce qui n'empêchait pas de pouffer de rire lorsqu'ils disaient des bêtises.
Ils découvrirent également à leurs dépens l'importance de la précision de l'exécution des gestes. En effet, un infime changement dans l'exécution pouvait induire un sens totalement différent en fonction du mouvement, de l'orientation, de l'emplacement, de la forme de la main, mais aussi de l'expression du visage, leçon apprise par la force des choses lorsqu'ils se rendirent compte, rouges comme une pivoine, qu'ils n'avaient absolument pas exprimé ce qu'ils avaient l'intention de signer. Ainsi, il leur arriva de dire, ou plutôt d'avouer qu'ils avaient une maîtresse ou un amant, plutôt que de parler de rendez-vous avec un ami, ami qui, selon ces nouvelles circonstances, voyait son statut se teinter d'ambiguïté.
En parallèle de la dimension exclusivement linguistique, elle leur apprit les spécificités de sa surdité, et de son rapport au monde et aux autres, qu'il n'existait pas qu'un unique langage des signes, et que la manière de signer variait en fonction des régions et même des individus. Chaque communauté de sourds-muets, fût-elle composée de deux individus, avaient développé sa propre langue des signes, et il n'y avait que dans les grandes villes qu'ils avaient l'opportunité, au contact de leurs semblables, de développer un langage commun. En vertu de ce principe, elle leur conseilla de fréquenter d'autres personnes sourdes, afin de ne pas s'habituer à sa seule élocution.
En plus de cela, elle leur confia une partie de son passé : elle leur raconta la manière dont elle avait appris le langage des signes auprès de ses parents, sourds-muets également, et bénit le ciel pour le privilège dont elle jouissait de pouvoir, contrairement à nombre de ses semblables, s'exprimer dans une langue qui lui était naturelle. Elster et Friedrich se virent également devenir les dépositaires d'un témoignage beaucoup plus sombre : des larmes perlant dans ses yeux qui répondaient aux leurs, Suzanne narra aux deux jeunes gens médusés comment certains médecins avaient voulu tenter de la faire parler comme un perroquet, ou de la soigner en lui crevant les tympans et en insérant de l'huile chaude dans le trou ainsi formé. La mâchoire crispée, ils ne la desserrèrent qu'au prix d'un effort conséquent.
Sur un ton courroucé qui se manifesta par une plus grande amplitude de mouvement, une gestuelle plus saccadée, ainsi que par des expressions faciales plus dures, aussi fort, mais dans lequel la révolte avait pris le pas sur la tristesse, elle déplora également le manque d'éducation dont souffraient la plupart des sourds-muets qui, ainsi, se voyaient relégués au ban de la société, assignés aux travaux agricoles. Certains autres consacraient leur existence à la religion, accueillis au sein d'ordres monastiques dont les membres faisaient vœu de silence. Hélas, beaucoup de ceux qui vivaient seuls ne parvenaient jamais à développer un langage et se voyaient condamnés à l'isolement, faute de moyen de communiquer avec autrui.
Cependant, à Paris, il y avait certaines équipes de sourds-muets qui, ensemble, travaillaient comme artisans, et étaient parfois réputés comme très talentueux et habiles de leurs mains. Certains étaient réputés si doués que leur aura dépassait les frontières nationales : parmi eux, le Peintre italien l'Ombrien Pinturicchio,s'était illustré au cours du Quattrocento et avait été sollicité pour de nombreux travaux, et notamment réaliser les fresques des cathédrales de Sienne, d'Orvieto et de la Chapelle Sixtine.
Enthousiasmés par sa pédagogie, et persuadés que l'avoir près d'eux pourrait être profitable à tout le monde, le jeune couple lui proposa une place à plein temps à la résidence, afin de devenir leur préceptrice, ce qu'elle accepta avec joie, heureuse de retrouver son père.
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