Capitulum Quinquagesimum Quintum
Les deux demoiselles, animées par la même passion de la musique, furent amenées à se revoir, dans le cadre des répétitions de l'orchestre, mais également en dehors, notamment lors de visites de Camille à la résidence des von Amsel, au plus grand bonheur de la jeune hautboïste qui avait le droit de l'accompagner. Et pendant que sa mère s'entretenait avec le couple, elles pouvaient vaquer à d'autres occupations, ce qui lui donnait l'opportunité de se retrouver seule avec elle. Les débuts furent hésitants, en partie à cause de la gêne de Magdelaine qui ne savait comme il convenait de s'adresser à une aristocrate, mais pas seulement. En effet, bien qu'elle eût tenté par tous les moyens de réprimer ses transports, et aussi fort qu'elle eût prié le Seigneur, elle ne parvenait pas à les ignorer ni à empêcher la jeune vicomtesse de hanter la moindre de ses pensées, jusqu'à venir marcher dans ses rêves. Se tenir à ses côtés l'emplissait de joie, mais aussi de culpabilité, comme si elle devait à tout prix cacher ce honteux secret au plus profond d'elle-même, sous peine d'être désavouée par sa famille, par celle qu'elle aimait, et d'être brûlée sur la place publique comme une hérétique. Comme il lui était excessivement difficile de cacher ces indomptables éprouvés, elle pria pour que personne ne le sût jamais, et qu'en la voyant si troublée, la jeune femme en imputât la faute à son tempérament naturellement timide.
La hautboïste avait eu la chance de développer, grâce à sa mère, une solide érudition, et trouver un sujet de conversation avec la vicomtesse n'était pas difficile : loin de se restreindre à leur pratique instrumentale, elles prenaient plaisir à confronter leurs points de vue sur toutes sortes de thématiques, jusqu'à se perdre parfois en arguties qui, à défaut d'être rapides, faisaient appel à la finesse de leur esprit. Elles pouvaient consacrer des heures au débat dans la bibliothèque, délaissant les chaises au profit de la station debout, car le mouvement, selon elles, tonifiait le corps, stimulait l'imagination et par-là, favorisait la réflexion. Dans ces moments-là, la jeune roturière en oubliait toute retenue et se lançait à corps perdu dans le débat du jour :
« Si nous considérons l'hypothèse selon laquelle toute personne, quelle qu'elle soit, possède, indépendamment de la carnation de sa peau, ou de la hauteur de sa naissance, le droit de disposer d'elle-même, les arguments en faveur de l'asservissement, tel qu'on peut le retrouver exempli gratia dans le Nouveau Monde, en deviennent caducs. Dès lors, vous n'êtes plus en position d'ignorer les tenants et aboutissants posés par une telle perspective, et...
— Vous reprenez mes arguments, à présent ? » minauda la vicomtesse, espérant ainsi détourner le sujet de la discussion.
Peu dupe par son manège, et avec un aplomb surprenant, Magdelaine rétorqua, un sourire aux lèvres : « C'est un bien modeste hommage, et un immense honneur, m'amie, que de pouvoir donner davantage d'écho à votre verbe », avant de se fendre, très dramatique, d'une révérence exagérément accentuée. Lorsqu'elle se redressa, elle ne put retenir son amusement, et toutes deux éclatèrent de rire.
Loin de réciter tels quels les propos des anciens, quelques grands penseurs qu'ils fussent, ainsi que leurs parents le leur avaient enseigné, elles ne tenaient jamais rien pour acquis, faisant fuser leurs idées, rebondissant sur les remarques de l'autre, interrogeant jusqu'aux principes les plus élémentaires et ne s'arrêtant que lorsqu'elles étaient satisfaites par la conclusion. Cependant, la conclusion était souvent loin d'être définitive, et la fois suivante, elle servait de point de départ à d'autres échanges toujours renouvelés que leurs parents voyaient d'un très bon œil, fiers de cette émulation positive et formatrice.
Ainsi, elles passaient beaucoup de temps l'une avec l'autre : non contentes de répéter ensemble ou de déchiffrer voire de composer de nouveaux morceaux, elles jouaient parfois du clavecin à quatre mains ; au cours de leurs marches dans les jardins ou dans la nature, Magdelaine lui racontait avec passion et énergie les plus beaux épisodes de l'Histoire de France et d'ailleurs ; de plus s'étant découvert un goût partagé pour l'écriture, elles se lisaient mutuellement et la jeune noble, après avoir un jour lu le poème que son amie lui destinait, l'avait remerciée, le teint légèrement rosi, d'un baiser sur la joue ; elles avaient même parfois la permission d'aller passer une journée à la cabane dans les bois.
Un beau jour, alors qu'elles étaient toutes deux assises côte à côte devant une table de travail envahie par les croquis, Apolline lui enseignait les rudiments du dessin qu'elle avait elle-même appris de sa mère — son père, en effet, ainsi que cette dernière aimait à le rappeler pour le taquiner, ne semblait pas avoir développé de talent en ce domaine, malgré les nombreux efforts déployés — ; elle lui montrait comment, à partir de formes simples, elle pouvait dessiner un visage : tout d'abord un cercle ou un ovale, traversé par une croix verticale pour servir de repère aux yeux, au nez, et à la bouche. Après avoir réalisé en guise d'exemple ce qu'elle appela « gribouillis », mais qui aux yeux de son élève était un chef-d'œuvre, elle la laissa essayer seule. La néophyte, mal à l'aise, fit de son mieux pour réaliser la tâche qui lui avait été assignée, tirant même la langue parce que cela l'aiderait, disait-on, à mieux se concentrer. Lorsqu'il lui arrivait de lever les yeux de sa feuille, elle croisait ceux de sa nouvelle préceptrice et modèle qui la regardait faire, et s'empressait alors de retourner à son dessin. Cherchant à tout prix sa reconnaissance et sa satisfaction, elle s'appliquait et investissait toutes ses ressources dans son apprentissage. Lentement, sur le papier, le visage de la jeune chanteuse prenait forme. Alors qu'elle pestait intérieurement en effaçant et en recommençant elle ne savait combien de fois le même tracé, elle sentit une petite main se poser sur la sienne pour la guider. Un ange passa et son agacement fondit comme neige au soleil, remplacé par une indicible gêne : sa main était petite, habile, et si douce. Tournant la tête vers la demoiselle, elle plongea toute entière dans ses yeux émeraude, sa crinière blonde dans la lumière du soleil lui renvoyait des reflets dorés, et l'éclat de son sourire aurait fait pâlir d'envie même une myriade d'étoiles polaires. Elle se rendit compte qu'Apolline n'avait pas retiré sa main de la sienne, crispée sur le crayon.
« Mademoiselle, vous..., commença Magdelaine, d'une toute petite voix.
— Combien de fois, l'interrompit la jeune noble, vous ai-je demandé de m'appeler Apolline ? Ne sommes-nous pas amies ?
— Je... si... nous le sommes, balbutia la brune demoiselle, mal à l'aise.
— Alors je pense que vous pouvez m'appeler par mon prénom, renchérit sa blonde interlocutrice, avec le même sourire désarçonnant.
— Oui, Mademoiselle Apolline », répondit-elle, presque dans un murmure. Sa respiration se fit plus lourde, difficile à contrôler, et son sang battait à présent à ses tempes. Puis, soudain, sa gorge se serra, et se sentant perdue, une larme naquit au coin de ses yeux, suivie par une autre et par bien d'autres encore dévalant les pentes de ses joues sans qu'un seul son franchît la barrière de ses lèvres tremblantes.
« Que vous arrive-t-il ? J'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas ? » demanda la vicomtesse, manifestement inquiète. Seuls le silence et les hochements de tête négatifs de Magdelaine lui répondirent.
« Puis-je soulager votre déplaisir, de quelque manière que ce soit ? s'enquit-elle, vous pouvez tout me demander ». À l'entente de ces quelques mots, les pleurs s'interrompirent, puis la jeune hautboïste inspira, et la voix déformée par les larmes, souffla : « J'aimerais que... que vous restiez avec moi.
— Je suis là, avec vous, aussi longtemps qu'il le faudra, murmura Apolline, les yeux dans les siens, avant de lui faire lâcher le crayon qu'elle tenait encore, et de poser à nouveau sa main sur la sienne. Surprise, Magdalaine manqua une respiration, puis, mue par une raison inconnue, posa son autre main sur celle de sa bien-aimée. Celle-ci, à sa grande surprise, se dégagea doucement, pour reprendre sa main droite entre ses doigts délicats, l'éleva de quelques pouces, avant d'y déposer un léger baiser. Enfin, la jeune noble entremêla leurs doigts, les caressant tout doucement du bout du pouce, et reporta son regard dans celui de la jeune femme aux joues striées de larmes, en prise avec son émoi.
Afin de la consoler, elle se leva et l'enjoignit à la suivre à la fenêtre. Alors, elle se leva à son tour, et sans trop savoir quel était le dessein de sa compagne, regarda par la croisée. Quelques instants plus tard, Apolline reprit la parole : « La vue est splendide, n'est-ce pas ?
— Oui, répondit son amie en accompagnant ses mots d'un hochement de tête, vous avez beaucoup de chance.
— Il est vrai. Je ne me lasserai jamais de cette vision. Cependant, plus douce encore que le plus beau des ciels, il y a la couleur de votre regard céruléen, qui allie la pureté de l'aigue-marine à la douceur du myosotis ».
Et sur ces mots, elle se pencha vers sa compagne, tout doucement, approchant ses lèvres des siennes. Lorsqu'elle fut suffisamment près pour sentir son souffle, elle murmura : « Le voulez-vous ?
— Oui », répondit-elle d'une voix détimbrée.
Alors frissonnant au contact de sa main douce sur sa joue et de l'autre, plus ferme, dans son dos, elle cessa de lutter contre ses peurs, ferma les yeux, et s'abandonna à étreinte de la jeune vicomtesse qui, lentement, l'attira davantage à elle, franchissant la distance qui les séparait : ce baiser fut comme être transpercée mille fois par la foudre, ses lèvres sur les siennes étaient douces et chaudes, de même que son souffle sur son visage, l'odeur de sa peau, elle se sentait à l'abri entre ses bras. Peu à peu, ses larmes de tristesse se changèrent en larmes de joie. Après un instant de surprise, elle lui rendit son étreinte et son baiser, avec une infinie douceur, jouant avec ses mèches blondes longues et soyeuses au doux parfum suave. Elles s'embrassèrent encore et encore, avec ce mélange de timidité et de fougue, à l'étrange goût de sel et d'interdit.
Lorsqu'après un temps indéterminé, mais définitivement trop court, elles se séparèrent, leur regard portait la marque de la tendresse trop longtemps contenue. La jeune femme blonde, avec une pointe de malice, lui fit un clin d'œil puis murmura : « Aigue-marine, promesse d'amour, et myosotis, ne-m'oubliez-pas... J'ose espérer qu'après cela, tu ne m'oublieras pas ».
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