Chapitre 8 : L'hérétique noir
Point vocabulaire :
-Bogatyr : héros guerrier des contes traditionnels russes.
-Sarafane : robe droite sans manches, portée en général sur de longues chemises.
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Marya jeta toutes ses forces dans les combats restants. La ferveur et l'avantage technologique de leurs adversaires n'eut pas raison des Ravkans. Son corps se souvenait des blessures effacées par les soigneurs. Le givre la recouvrait au moment de tuer. Les chandelles pour les morts éclairaient ses nuits.
Les hostilités ne s'éternisèrent pas. Elle revint néanmoins au Palais avec la sensation d'avoir été utile. Se tenir aux côtés de ses camarades avait donné un sens à son action. Leurs frontières tiendraient encore longtemps et les Grisha survivraient envers et contre tout dans ce monde qui ne voulait pas d'eux.
Les blessures d'Elena s'étaient résorbées autant que possible, mais les fêlures, traces de rouille, sang sur la neige, demeuraient. La Hurleuse avait repris pied en se réveillant, mais cette froide bourrasque avait soufflé sa flamme. Elle s'abîmait parfois dans le silence et prenait un somnifère pour ne plus être poursuivie dans ses rêves.
Marya rêvait à son tour parfois de ne plus être la prédatrice mais la proie, vide, désertée par ses pouvoirs. Cela lui répugnait. Elle les aimait parce qu'ils lui permettaient notamment de survivre aux dangers de ce monde. La danse des ombres l'apaisait cependant toujours.
Elena retrouva peu à peu son nouveau rythme. Marya devina que la vie militaire lui pesait, qu'elle se serait envolée ailleurs si elle l'avait pu. Le vernis scintillant s'écaillait et laissait voir l'amertume et les regrets. L'épuisement était un boulet au pied de l'invocatrice mais elle prenait soin de son amie, lui parlait et la divertissait.
Elena se palpait de temps à autres le visage pour apprivoiser cette nouvelle enveloppe et désirait parfois rester seule. Marya y répugnait et avait l'impression de la négliger mais le fit tout de même, s'imposer ne résoudrait rien. Le général lui conseilla de laisser Elena prendre son temps et revenir quand elle s'y trouverait disposée. Marya s'attardait souvent près de lui et ne pouvait nier la métamorphose de leur relation.
*
Dans sa chambre au Petit Palais, désormais femme changée et héroïne de guerre, Marya mettait le point final à une lettre pour sa famille, bouillant d'impatience de mettre son plan à exécution. Une convocation urgente du général lui parvint. Le ciel était sombre et noir, les nuages devaient avaler les tours du palais. Les plaintes stridentes et spectrales du vent annonçaient un orage.
Les portes du salon privé étaient closes. Ils s'assirent sûr d'élégants fauteuils devant des tableaux de maître. Les lambris dorés et les sombres tentures ajoutaient à la solennité de l'instant. L'absence d'autres personnes de confiance interpella Marya. Une bourrasque heurta la fenêtre. Le général paraissait à la fois présent et absent, à moitié noyé dans les mirages.
— Je vous offrirai bien à boire, mais j'aurais besoin de toute votre attention, mademoiselle Dourova.
Une souffrance latente entachait sa politesse. Sa mine sombre et hantée l'inquiéta. Glacée, Marya se crut à une veillée funèbre. Il se passa la main sur son visage et fit face, dents serrées comme face à une rangée de baïonnettes.
— J'ai à vous parler d'une chose qui nous concerne tous les deux, mais surtout vous, en vérité. Quel âge me donnez-vous, mademoiselle Dourova ?
La question fut posée avec la même distinction qu'à l'habitude. Marya croisa les jambes et se raidit, se redressa. Il haussa un sourcil devant son silence.
— Général, avec tout le respect que je vous dois, je sens que le sujet est grave et je ne suis pas ici pour jouer, protesta-t-elle.
L'invocatrice le scruta, cherchant à le faire plier. Sa patience l'aida à garder son calme. Il était forcément plus vieux que ce que racontait son apparence, elle avait enfin admis que les années glissaient sur les Grisha. Cependant, le général était à part. Sa lassitude, son savoir le différenciaient. Si sa compagnie des plus plaisantes, l'écart entre eux se faisait parfois sentir. Ses prunelles insondables paraissaient contempler un monde secret de douleurs et de regrets.
— Je ne joue pas avec vous, vous méritez bien mieux, répondit-il d'un ton égal, un peu las. Vous venez à peine de rentrer du front et ce n'est pas le meilleur moment pour vous en parler mais en vérité, il n'y a pas de bon moment. Et je pense qu'attendre plus ne vous rendrait pas service.
Un rictus douloureux remonta le coin de ses lèvres et il se frotta la tempe. Aleksander avait aimé l'accueillir et la guider, l'aider à prendre la mesure de son plein potentiel. Ce qu'il s'apprêtait à faire lui paraissait haïssable alors qu'il ne s'embarrassait d'habitude guère de sentiments . La douleur qu'il allait lui infliger attendait, tapie dans son être, prête à le lacérer.
Les phalanges douloureuses de Marya saillirent. Elle était à l'affût, attendant une opportunité, croyant se trouver sur la ligne de front, les veines pleines d'ombres, à attendre les tirs ennemis.
— Je suis âgé de plusieurs siècles, je suis plus vieux que le Petit Palais, avoua-t-il sans se détourner.
Tout prit sens, du caractère dissimulé de cette entrevue aux questions sans réponse. Marya assembla toutes les pièces d'un seul coup. Voilà la raison pour laquelle aucun portrait de ses prédécesseurs n'avait survécu, le fait que jamais deux invocateurs de ténèbres n'aient été vus au même endroit avant son arrivée...
— Vous êtes l'hérétique noir, conclut-elle aussitôt, pouls affolé, se levant presque.
Ses intuitions s'étaient vérifiées : son existence n'était qu'un grain de poussière dans celle de cet homme ! Elle le dévisageait sans jugement, mais avec un désir aigu de le cerner et de comprendre. Son expression était celle d'un oiseau de proie. Lunes miniatures, ses yeux sondaient les ténèbres et n'offraient aucune échappatoire.
Imaginer ce qu'il avait traversé lui donna le vertige. Marya se trouvait au bord d'un gouffre sans fond avec le vent dans son dos. Le général lui faisait face à travers mille instants, une pluie de douleurs, de batailles, de soldats défunts, de gloires et de désillusions.. Quel était le secret de cette longévité ? Un tel sort l'attendait-il également ?
Les lumières exposaient le visage d'Aleksander, mais celui de Marya était à moitié dissimulé, ses prunelles de chouette étincelant dans la pénombre. Peut-être n'était-elle qu'une ombre engendrée par son esprit torturé, sa confidente rêvée et sa plus grande ennemie dont la présence était une exquise torture.
— Vous êtes brillante, je l'ai toujours su, commenta-t-il avec détachement. Mais oui, je suis celui que l'on nomme ainsi.
Il ne se justifia pas, n'implora pas sa confiance. Marya restait cependant prête à écouter et à comprendre. Aleksander était habitué à prendre des risques calculés. Elle lui faisait désormais confiance, ses chances d'être accepté et de pouvoir continuer à compter sur elle restaient élevées. Ce serait sa parole contre la sienne si elle parlait. En prenant les devants, il évitait de plus que Baghra n'empoisonne leur relation. La peur d'être rejeté enserrait pourtant sa gorge. La perdre après l'avoir rêvée pendant si longtemps l'aurait meurtri.
— Mon véritable nom est Aleksander Morozov et je suis né à il y a plus de quatre siècles. À cette époque les Grisha étaient persécutés, comme aujourd'hui me direz-vous, sauf que nous n'avions nul havre de paix. Nous étions obligés de nous retrancher dans des camps, vivant en marginaux en espérant ne pas être chassés et tués. Les gens comme moi, dont les pouvoirs ne rentraient pas dans la norme, étaient doublement rejetés. J'ai toujours refusé cette fatalité et j'ai voulu construire un lieu où les miens seraient mis en sécurité. Je me suis mis au service du roi de l'époque et j'ai gagné sa guerre, une histoire qui vous semblera sans doute familière. Mais je suis ensuite devenu une menace et lorsqu'il n'a plus eu besoin de moi, il s'est mis à me traquer et à s'en prendre à tous les Grisha par la même occasion. J'ai vécu de nouveau en fuite, avec Luda, ma compagne de l'époque, ma plus fidèle alliée...
Son expression mordante s'adoucit, le printemps remplaça le givre, laissant la place à un homme émouvant, meurtri, qui avait connu l'amour et l'amère perte.
— Et je l'ai perdue dans cette lutte. Les hommes du roi nous ont rattrapés et l'ont tuée alors qu'elle me protégeait. Je me suis retrouvé acculé avec un groupe de fidèles Grishas. Ma mère me conseillait d'abandonner, de disparaître et d'attendre, que j'étais responsable de cette situation en ayant attisé la colère du roi. Je ne voulais pas m'avouer vaincu et abandonner les gens qui étaient ici. Mon grand-père était un grand savant et a repoussé certaines limites. J'avais sous la main certaines de ses recherches. Il me restait une dernière arme qui m'a valu mon surnom aujourd'hui : le merzost.
Sa mère ? Où était-elle ? Comment avait-elle pu tenir de tels propos ? Qu'il avait dû se sentir seul ! «Merzost »... Marya connaissait ce mot sans en avoir de définition claire. Il signifiait « magie » ou « abomination » et figurait souvent dans les superstitions et les contes populaires. Au Petit Palais, il semblait au contraire chargé de sens et tabou.
— Qu'est-ce exactement ?
— Pour certains, c'est une corruption de l'ordre naturel des choses. Contrairement à la Petite Science, le merzost consiste à créer à partir de rien, à transformer les choses. Cependant, il puise dans l'utilisateur et demande un sacrifice, expliqua Aleksander sans détours.
Marya ne comptait en effet plus le nombre de fois où on lui avait répété que les talents des Grisha n'étaient pas de la magie, qu'ils utilisaient leur environnement et l'altéraient, comme lorsqu'elle modifiait l'obscurité pour en faire une lame. Elle attendit, suspendue à ses lèvres, de connaître la nature du sacrilège qui l'avait voué aux gémonies.
— Je suis allé à eux, seul, commença-t-il avec un air de défi. Ils étaient là pour me ramener et me capturer, mais moi, j'avais compris. Puisque je n'avais pas d'armée, j'allais créer la mienne. Et ces hommes, qui avaient tué ma bien-aimée et menaçaient les Grishas, seraient mes premières recrues involontaires. J'ai voulu les changer, m'emparer d'eux. Hélas, j'ai perdu le contrôle. Je n'avais qu'une compréhension...parcellaire des écrits de mon aïeul. Et le merzost a pris, en moi, en eux. Ils se sont effondrés, noirs, tordus et contrefaits et l'on a vu la vague obscure de loin. On a ensuite trouvé les corps et on a parlé. C'est ce qui a contribué à me donner ce surnom, bien que l'on ait commencé à m'appeler ainsi au moment où je me suis rebellé. La plus grande hérésie, finalement, c'était peut-être d'être Grisha et de tenir tête au roi et de demander à être traité avec dignité. Peut-être pourrait-on dire que c'est une leçon. J'ai réussi à m'en sortir, mais cet essai m'a formellement appris le coût de cette pratique.
Son débit s'était accéléré au fil du récit. Se confier paraissait le libérer. Le masque était tombé, foulé du pied. Qu'importait l'issue, Aleksander avait pu narrer sa version des faits. Il la défiait désormais du regard, la sommant de lui prendre la main et ou de le rejeter, sans chercher d'absolution, de commisération. Marya devina la douleur et l'amertume sous-jacente, la douleur qui rongeait ses os.
— Je comprends. J'aurais sans doute été tentée de faire la même chose à votre place, répondit-elle vivement.
Elle se garda bien de tout jugement moral, il aurait fallu que ses mains soient propres pour cela. Que pouvait faire un homme seul, même un puissant Grisha, face à toute une armée ? Surtout si d'autres vies étaient en jeu ? Il n'y avait pas de croque-mitaine, d'être sans âme. Juste un homme, avec ses luttes et ses failles. Un survivant.
Il la dévisagea avec intérêt. Elle avait toujours possédé cette aspérité, ce réflexe tranchant. Ils s'accordaient bien sur ce point.
— Je n'en suis pas resté là. Je suis revenu, sous un nom de noble cette fois. J'ai gravi les échelons et prouvé ma loyauté. Bien des identités et des fausses morts ont été nécessaires mais j'ai réussi. J'ai créé un endroit où les Grishas pourraient être en sécurité. Même si la couronne prétend nous l'avoir donné, je sais comment je l'ai obtenu, piqua-t-il.
Marya admira sa force. Seul contre le monde, rejeté par les siens, il avait décidé de changer les choses et avait réussi, malgré les échecs et les erreurs. Les années et les désillusions s'accumulaient, mais il n'avait toujours pas renoncé. Cela le rendait plus fascinant et remarquable que tous les bogatyrs des contes. D'autres questions et doutes alourdissaient Marya. Elle s'accrocha aux accoudoirs de son fauteuil, anticipant la réponse.
— Je vous remercie de votre confiance, commença-t-elle. Je comprends que vous ne me l'ayez pas raconté tout de suite. Qui livre de si importants secrets à une petite recrue qui n'a encore rien prouvé, cependant...général, même les Grisha les plus puissants ne sont pas censés vivre si longtemps. Est-ce une spécificité de votre lignée ou bien...cela sera-t-il aussi le cas pour moi ?
Son ton était vif et impérieux. Ce qui la concernait était tout aussi important, son futur était en jeu. La Grisha ignorait ce qu'elle attendait exactement, mais désirait étancher sa soif de vérité. Le triste regard d'Aleksander et son soupir fataliste lui donnèrent la réponse avant même le premier mot.
— Oui, Marya. Vous traverserez les siècles exactement comme moi. Vous changerez peut-être un peu, mais il arrivera un moment où vos traits se figeront. C'est dans la nature même de vos talents. Tous les Grishas prolongent leur vie en se nourrissant des forces dans lesquelles ils puisent. Mais nous ne sommes pas n'importe quels Grishas. Et la nature de nos capacités et notre potentiel nous renforcent bien plus que n'importe qui. Il n'y a pas d'échappatoire. Vous pourriez décider de ne plus utiliser vos pouvoirs, mais je vous le déconseille. Ils font partie vous maintenant qu'ils sont réveillés et ne plus vous en servir vous fera décrépir. Une longue agonie vous attendrait. Je ne vous l'ai pas dit tout de suite car toute votre vie venait d'être bouleversée. Vous n'aviez pas besoin de cela en plus. En outre, cela impliquait de me dévoiler à mon tour. J'espère que vous me comprenez.
Il s'était exprimé avec la plus grande douceur possible, enveloppant en vain les épines dans de la soie. Ses souvenirs se déversèrent, lui faisant revoir des visages ravagés par les ans, de lentes et tristes funérailles observées de loin, rocher immobile dans le flot bouillonnant du temps. Les premiers coups de poignard avaient été les plus douloureux. Maladie, guerre, famine...la mort et la solitude gagnaient toujours.
Marya se raidit sur sa chaise, la main devant la bouche. Son poignet tremblait. Se reprendre, vite... Elle songea à une arme, à la Coupe, des stratégies, des recettes, à ses contes préférés...n'importe quoi qui aurait pu l'aider à garder le contrôle. Cet homme était âgé de plus de quatre siècles et, si tout allait bien, elle serait un jour comme lui.
L'invocatrice s'était toujours imaginé vieillir au même rythme que les autres Grishas. La situation n'avait plus rien à voir. Les pertes enfilées en longs chapelets, devoir de changer de nom, boire jusqu'à la lie les poisons de ce monde, voir Ravka se transformer, devenir méconnaissable...
Son estomac se contracta soudain, une sueur glacée dévala son échine. Elena et elle s'étaient vues vieilles commères prenant le soleil sur le parvis du palais. La vision changea, le temps avait labouré le visage de son amie. Ses fossettes et son sourire rieur demeuraient, tout comme les cicatrices. La neige avait recouvert ses cheveux. Le sarafane avait remplacé le kefta. De nouveaux visages gravitaient autour d'elles. Un siècle, ou plus, avait passé dans un soupir. Assise à ses côtés, Marya l'écoutait patiemment parler du bon vieux temps, inchangée, immuable. Un observateur extérieur aurait pu croire qu'elle était sa petite fille.
Un souffle rauque la quitta. La Grisha crut avoir été jetée à terre, sans pouvoir reprendre pied. Les mots lui manquaient. Il n'y avait rien dans les livres ou les cours pour exprimer ça.
— Marya, murmura-t-il, vous n'êtes pas seule. Je serai là pour vous aider et vous guider. Nous pouvons changer les choses vous et moi. Ce que j'ai dit tient toujours : je ne vous laisserai pas tomber.
L'expression du général était fervente, pressante, douloureuse. Elle ne l'avait jamais vu ainsi, le cœur à vif.
— Je comprends que vous ayez voulu me ménager et je ne veux rien d'autre que vous faire confiance mais...comment puis-je être sûre que vous m'avez bien dit la vérité ? reprit-elle fermement.
Survivre l'avait rendu maître dans l'art de la manipulation. Marya n'écouta pas son envie d'accepter sans conditions, de faire de lui son refuge, son éternel repère. Cette image était diablement prometteuse, attirante, mais elle ne s'y brûlerait pas. L'invocatrice avait besoin de certitudes au milieu de la bataille qui faisait rage dans son esprit.
Aleksander osa faire le premier pas. Le général se leva dans un mouvement souple et lui tendit la main. Cet accès de faiblesse fut pourtant une évidence. Il ne la laisserait pas s'enfuir.
— Prenez ma main, Marya. Je ne la lâcherai pas cette fois.
Elle n'hésita pas. Leurs paumes nues, rugueuses et usées par le travail et les armes, se côtoyèrent franchement, se pressèrent l'une contre l'autre. Leurs doigts s'entrelacèrent avec une tendresse intime. L'ivresse qui gagna Marya n'était pas seulement dûe à leur proximité. L'obscurité était désormais pleinement éveillée et prête à répondre. Un picotement se répandit dans sa chair et ses capacités enflèrent tel un fleuve en crue. Elle connut le vertige des cîmes. Plonger le palais entier dans l'obscurité, découper tout un bataillon, prendre le soleil en otage était devenu une sinécure et...
— Vous êtes un amplificateur, chuchota-t-elle.
S'était promis d'en obtenir un depuis qu'elle avait appris leur existence, Marya connaissait toute la théorie à ce sujet.
— Oui. C'est un « présent » de mon lignage et l'on a essayé de me tuer pour cela par le passé. C'est la raison pour laquelle je ne m'en ouvre qu'aux personnes de confiance. Cela ne prouve rien quant à mes dires, j'en conviens. Mais je souhaite être pleinement honnête avec vous.
Cette démonstration la convainquit. Être traqué pour ses dents, ses os, n'avait rien d'une partie de plaisir. C'était une autre forme d'isolation, d'aliénation, où le moindre contact pouvait signer votre perte. Il avait déposé sa plus grande faiblesse entre ses mains.
Il tenait à leur lien et avait osé se dévoiler complètement en sa présence. Tous deux partageaient la même nature et cette dangereuse vérité. Elle ne pouvait rêver plus belle marque d'estime. La douceur se mêla au goût des cendres. La tempête sifflait toujours dans les combles. Un éclair tomba au loin, illuminant la pièce.
— Je vous remercie de votre confiance et je vous promets que tous vos secrets sont en sécurité avec moi.
Marya porta sa main libre sur son cœur. Aleksander la savait capable d'abattre une montagne pour ceux à qui elle tenait. Il voulut rire en revoyant sa mère lui dire que Marya n'y comprendrait rien. Ce triomphe le faisait se sentir minuscule. Les années d'errance pouvaient-elles réellement prendre fin ?
Ce simple contact le bouleversait, le réchauffait et le brûlait en une promesse tentatrice. Depuis quand n'avait-il pas été aussi proche de quelqu'un ? Leurs mains demeurèrent enlacées tandis que l'euphorie causée par l'amplification refluait.
La mine de Marya était toujours grise et son regard lourd de nuages. Son attitude inquiète était celle d'une passagère sur un frêle esquif lié aux vagues. Ce contact représentait aussi pour elle la possibilité de survivre. Chacun grappilla quelques secondes supplémentaires, voyant que l'autre ne se décidait pas à rompre l'étreinte. Cette impression de sécurité lui rappela ce qu'elle lui devait.
— Je dois vous remercier, général, pour le Petit Palais. Grâce à vous, j'ai pu étudier, apprendre à me battre et être en sécurité. Je n'imagine que trop ce qui aurait pu m'arriver si j'étais restée dans ma campagne sans un tel refuge...
Tout son être débordait de reconnaissance. Cet instant donna à lui seul du sens à tout ce qu'Aleksander avait enduré. Il se crut redevenir l'homme d'autrefois, plus fougueux et jeune, l'espoir encore intact.
— Pourriez-vous m'appeler Aleksander quand nous sommes tous les deux ? Vous en savez trop désormais pour que nous laissions nos rangs nous séparer.
« J'aimerais entendre votre nom sur vos lèvres. J'aimerais être moi-même et me rappeler que je ne suis pas qu'un empilement de masques.»
— Aleksander. Je suis heureuse d'avoir fait votre connaissance ce soir.
Elle répéta le prénom, le faisant rouler sur sa langue. Fort et noble, il lui correspondait parfaitement.
Marya s'enferma un moment dans le silence puis se souvint de leur échange à la fin de la fête et de sa promesse de s'ouvrir à lui si besoin.
— C'est simplement que... je ne sais encore qu'en penser. Vivre des siècles me parait inconcevable dans mon étét
Sa voix trembla sous le coup de l'émotion. Elle venait aussi de faire un pas, s'ouvrant plutôt que d'encaisser et de garder la face. Il ne pouvait pas ôter sa douleur ni le poids des ans, mais désirait la consoler.
Les bras d'Aleksander l'enveloppèrent et elle l'étreignit, doigts fiévreusement ancrés sur son kefta. Chacun fut le refuge de l'autre. Il était chaud et rassurant, l'enveloppant tel le manteau de la nuit. Elle était la lune, chassant les cauchemars de son doux éclat. Leur douce flamme se répandit dans leurs chairs et les revigora.
Marya était plus que jamais heureuse de sa simple existence. La fermeté de ses mains, son souffle qui caressait sa joue, la proximité de son visage étaient le meilleur remède. Son égal, qui avait l'avait accueillie et préservée de l'errance... Se laisser emporter aurait été aisé mais Marya ne le voulait pas ainsi. L'invocatrice désirait venir à lui l'esprit libre et certain.
— Ma mère et moi étions les premiers et les seuls à avoir ces pouvoirs. J'ai longtemps espéré rencontrer quelqu'un comme moi, mais j'ai fini par me résigner. Mon grand-père était si corrompu par le merzost que nous devions en être le résultat. J'avais tort.
La voix d'Aleksander trembla.
— Mes parents n'ont en tout cas aucune idée de ce dont il s'agit. Je ne peux pas m'exprimer pour mes proches aïeux mais j'en doute sincèrement, commenta Marya avec cynisme.
« Si j'avais eu un tel pouvoir à ma disposition, j'aurais été tentée de l'utiliser pour briser mes chaines et ne pas regarder en arrière. »
Elle comprit qu'il avait attendu pendant des années, jusqu'à en perdre espoir. Marya l'enveloppa dans son étreinte ferme et consolatrice. Elle ne le laisserait jamais aller, l'assurait de son affection et de son soutien sans faille. Il était touché au plus profond de son être, là où plus personne n'était censé l'atteindre. Un souffle rauque, un sanglot ravalé, échappa au général. Son front reposa contre le sien, leurs souffles mêlés, transformant la veillée funèbre en union.
Il n'ajouta rien, conscient d'avoir ébranlé sa vision du monde. Sa manière de le tenir en témoignait. C'était un nouveau départ, une nouvelle relation à construire. Dans la nuit, il n'y avait plus de général ni de Grisha. Les contours étaient brouillés et les barrières, détruites. Restaient juste un homme et une femme : Aleksander et Marya.
L'invocatrice se sépara de lui, ses doigts glissèrent avec une légèreté de brise. Une éternité semblait s'être écoulée. Une discussion avec l'hérétique noir en personne, des révélations pour lesquelles certains auraient tué... La routine et la normalité lui paraissaient bien dérisoires. Et pourtant, il se faisait tard et l'entrainement l'attendait demain.
— Je dois partir. Non pas que je n'apprécie pas votre compagnie, bien au contraire, mais j'ai besoin de temps pour réfléchir seule à tout ce que vous m'avez dit et aux conséquences, expliqua-t-elle gravement.
Elle se sentait profondément lasse, peinant à tenir debout, les tendons tranchés. Tout ce qu'elle avait encaissé depuis son arrivée au palais, les horreurs du front, lui revenait d'un seul coup. Elles ajoutaient à un fardeau qui devenait pour l'instant de plus en plus lourd. Son poids lui broyait la colonne vertébrale.
— Reposez-vous bien, Marya. Vous savez où me trouver, répondit-il, compréhensif.
La nuit apportait paix et conseils. Sans doute verrait-elle les choses différemment au réveil. Aleksander la raccompagna vers la porte. Marya avait besoin de ce temps pour revenir en toute connaissance de cause. Et il se sentait de son côté lavé, libéré.
— Oui, j'ai d'autres questions à vous poser. À propos de votre passé, plaisanta-t-elle avec un demi-sourire.
— Oh, aurais-je attisé votre curiosité ? Dans ce cas, je me ferais un plaisir d'y répondre, répondit-il sur le même mode.
— Bonne nuit, Aleksander, salua Marya avant que l'obscurité du couloir ne l'enveloppe.
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Et voilà Marya sait ! Elle sait ! J'espère que vous avez apprécié ce chapitre (en tout cas, moi, j'ai adoré l'écrire). Si c'est le cas, n'hésitez pas à me le dire avec un petit commentaire ou vote, vous ferez une autrice heureuse ;).
Vous serez sans doute remarqué depuis le début mais c'est officialisé dans ce chapitre : pas de Fold dans cette histoire. Pour moi, cet élément est vraiment lié à l'histoire d'Alina, elle est la sainte de lumière qui doit le dissiper (enfin, dans les livres ce n'est même pas elle qui le fait, je n'ai rarement vu une héroïne se faire aussi peu respecter par sa propre histoire 🙄). Il ne me semblait pas pertinent de le rajouter ici, à part pour mettre un enjeu supplémentaire qui n'aurait pas servi à grand chose.
Le prochain chapitre arrivera samedi prochain puisqu'il s'agira du bonus "esprit de Noël" ! En attendant je vous dit à bientôt !
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