Chapitre 7 : Polyanitsa
Polyanitsa : femme guerrière apparaissant dans certains contes ou récits épiques russes. Parmi ces dernières figure notamment la fameuse Marya Morevna, mentionnée au chapitre 1.
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La Fête avait marqué la fin de l'hiver mais le rude froid revenait en s'approchant du nord. Les conditions n'étaient cependant pas aussi rudes qu'aux premiers mois de l'année.
Marya avait quitté le Petit Palais par une matinée grise et faisait route vers la frontière avec Fjerda. Les discussions et les chants de marche rythmaient les pans de ce long cortège. Ils passaient par des routes boueuses et monotones, le vent soufflait dans son dos, les courbant tels des arbres, sifflait à leurs oreilles et griffait leurs joues. De fins flocons de neige tournoyaient du ciel et se déposaient sur leurs habits.
Pour l'instant, Marya ne faisait que marcher, avec le poids familier de son paquetage sur le dos. Elle remua ses doigts afin de ne pas les engourdir. Vêtue d'un épais manteau par-dessus son kefta et d'une toque de fourrure, elle portait à la ceinture les armes confiées de ses parents.
Une unité de la Première Armée avait été missionnée pour les accompagner. Le teint hâve, les soldats paraissaient pour certains las et éteints. Cela ne présageait rien de bon pour la défense de leur pays. D'autant que les Fjerdans possédaient de redoutables fusils à répétition. Voilà pourquoi l'on comptait tant sur la Petite Science. Marya avait également rencontré le général Zlatan lors d'une réunion stratégique. Ses yeux froids et son allure implacable n'inspiraient guère confiance.
Les Grisha étaient pour eux un objet de curiosité, de suspicion...et de jalousie de par le confort relatif dont ils bénéficiaient. Comme l'eau et l'huile, les deux armées ne se mélangeaient pas ou très peu.
La réciproque était vraie : certains de ses camarades méprisaient les soldats otkazat'sya. Agacée par tout cela, les pieds douloureux, Marya avait coupé court, rappelant à l'un de ses camarades qu'il était comme eux avant.
Elle comprenait leur frustration : ils jouaient un rôle clef pendant les batailles mais n'étaient pas reconnus à leur juste valeur. Les Grisha n'étaient cependant pas assez nombreux pour gagner toutes les guerres à eux seuls. Se comporter comme ceux qui les rejetaient ne réglerait rien. Elle se sentait en outre tout aussi proche des simples fantassins qui affrontaient les intempéries sur un ventre à moitié vide.
Un murmure se répandit sur son passage : « Tu as vu, c'est elle ». Marya prit une nouvelle fois conscience de ne plus s'appartenir pleinement. Elle qui n'avait été personne existait désormais dans l'esprit de centaines d'autres inconnus. Son image se déformait selon le désir ou les craintes de chacun, telle une créature de conte de fées.
Avant son départ, une missive de la duchesse Ionna Bashkirova lui était parvenue. Elle traça mentalement ses mots, s'y raccrocha avec vigueur :
« Chère Mademoiselle Dourova,
Veuillez pardonner mon indélicatesse et mon retard à vous écrire. Cette tentative d'assassinat lors de la fête m'a éprouvée et j'ai ensuite été accaparée par quelques affaires familiales. Je n'ai pas oublié que je vous dois la vie. Venez me trouver lorsque vous reviendrez du front. Je vous accorderai ce que vous désirez, dans une mesure raisonnable.
Je prierai les saints pour votre victoire. Revenez-nous en vie. Ravka vous est reconnaissante pour votre courage. »
La duchesse était généreuse et son statut aristocratique et allait de pair avec un sens aigu de l'honneur. C'était le levier idéal pour réaliser ses objectifs.
Le plan de Marya se dessinait en deux parties. Premièrement, elle se distinguait suffisamment au front pour faire valoir son mérite et obtenir la libération de ses parents. Il faudrait ensuite leur assurer un revenu stable et un quotidien confortable. Cela ne rimerait à rien si Pavel et Lizaveta se cassaient le dos dans une manufacture en ville. La duchesse interviendrait à ce moment-là.
Pour cela, il lui faudrait rester en vie et elle ne l'entendait pas autrement.
*
Suspendus à un arbre décharné, deux macabres fruits laissés en avertissements par leurs ennemis les attendaient. Loups cruels, les Drüskelles étaient venus et avaient dévoré. Les corps des deux victimes étaient noircis, tordus et carbonisés, justes deux charognes dont la dignité avait été bafouée. Le froid les avait raidis et conservé le rictus insoutenable qui tordait leurs bouches. L'odeur de la mort se glissa dans ses narines.
Livide, Elena se couvrit la bouche, une bile acide lui brûlant la gorge. Marya posa sa main sur le bras pour la réconfortant et se rassurant elle-même. Elle se força de nouveau à regarder malgré l'envie de détourner la tête. Il fallait cependant savoir. Ces gens avaient été comme elle et on ne devait pas les oublier. Voilà ce que faisaient les Fjerdans quand ils ne traînaient pas les Grisha chez eux pour leur faire subir un simulacre de procès auquel nul n'avait de chance d'en réchapper.
L'on aurait rien pu lui montrer de mieux pour la convaincre de se battre. Une colère froide, un monstre affamé, naquit. Ils allaient payer.
*
Aleksander aurait pu se reposer sur ses lauriers. Cette situation s'était tant reproduite qu'il en avait perdu le compte. Qui aurait pu véritablement le surprendre ? Il s'attendait pourtant toujours à un imprévu. L'immobilité, la rouille étaient ses pires ennemis. Se croire au-dessus de tout le pousserait dans les bras d'une erreur fatale et de la mort.
Les deux nations se faisaient face sans qu'aucune ne l'emporte. Des escarmouches avaient lieu de temps en temps comme ce serait présentement le cas. Les Fjerdans se lassaient de se dissimuler et de les harceler et comptaient infliger des dommages plus significatifs. Il comptait bien les faire sortir à découvert et les livrer à la puissance déchaînée des Grisha. Son expérience lui avait appris à tirer le meilleur de ses moyens limités.
Le souffle de Marya devinait d'argent sous les rayons de lune. L'astre ressemblait à une boule de glace indifférente. Les atrocités de leurs ennemis hantaient les yeux de la jeune femme. Demain, elle se tiendrait sur la ligne de front, danserait avec la mort sur le rythme de la mitraille.
Cela lui semblait titanesque. Contrairement à l'entraînement, il n'y aurait pas de seconde chance. «Tu es morte »était la phrase préférée des instructeurs au début, lui faisait rentrer dans le crâne que la moindre erreur pouvait être fatale.
— Vous pensez à demain, n'est-ce pas ?
Aleksander surgit de la nuit, vision providentielle. Ils marchèrent côte à côte, au milieu des échos lointains des chansons, du tintement des chopes et des glougloutements de l'alcool. Elle prit une grande inspiration et serra les poings.
— Oui, mais je sais pourquoi j'y vais. Je pense à ma famille qui m'attend et à tous ces Grisha qu'ils ont tués simplement pour leur faire payer le crime de leur naissance. Je ne les laisserai pas faire.
C'était ainsi qu'elle triompherait, en remplaçant la crainte de l'inconnu par la colère. Tout jeune Ravkan ne devait-il pas tôt ou tard toucher à la guerre ?
Marya ne serait pas déployée trop loin de lui. Aleksander ne pouvait se ruer en première ligne, ses responsabilités incombaient de superviser l'action, mais restait prêt à intervenir. Ses pouvoirs restaient plus que nécessaires. Il avait gagné sa place ainsi, au prix du sang versé. Toute une vie de batailles désormais gravée dans sa peau.
— Restez alerte et réactive, comme vous l'avez été à la fête et soyez prête à tout pour survivre. L'ennemi ne vous fera aucune grâce. Vous le savez cependant déjà, conclut-il plus doucement.
Marya s'était entraînée pendant des mois. Les manœuvres restaient désormais gravées dans sa tête.
— Nous ferons face ensemble, promit-elle, rappelant son serment d'après la Fête.
Son cœur manqua un battement en attendant sa réaction. Le général hocha la tête, son expression indéchiffrable. Un nuage occulta la lune.
— Revenez vivante. Je vous reverrai après les combats, pria Aleksander, jugulant sans ferveur.
La nuit était sur le point de l'avaler. Confrontée à la possibilité de le perdre, Marya ressentit une peine intolérable. C'était stupide, qui savait mieux survivre que lui ? L'envisager équivalait pourtant à s'amputer d'une part d'elle-même, à renoncer à sa connexion au monde.
Il avait pris sa place dans son existence, s'installant lentement mais sûrement au fil de la routine du quotidien.
Elle aurait cependant le temps d'y réfléchir plus tard.
*
Marya et d'autres Grisha avaient pris position auprès des otkazat'sya qu'ils devaient protéger. Elle contempla leurs pièces d'artillerie, les Fjerdan qui approchaient dans leurs uniformes austères, se dissimulant parfaitement. Les rangs étaient fermement disposés, le général prêt à présider au massacre.
La symphonie des combats ébranler ses tympans. Il y eut d'abord le tonnerre des salves tirées dans un bel ensemble afin de les rendre les plus dévastatrices possible. Tout cela ressemblait aux entraînements, si l'on acceptait les rangs qui s'éclaircissaient des deux côtés. On s'appelait et s'invectivait à gorge déployée pour se donner du courage. Il y avait de quoi se laisser submerger.
Semblables à des monstres furieux tordus dans tous les sens, les deux groupes se chargèrent à la baïonnette. La mêlée devint confuse tandis que l'on s'escrimait de tous les côtés et que les lames mordaient les chairs. Le métal d'abord étincelant se teinta vite de rouge. La neige restante devint une bouillie souillée sous les bottes des soldats. Une poussière âcre et étouffante la fit cligner des yeux.
Les infernis transformèrent un groupe de Fjerdans en torches vivantes, hurlant tels des damnés, ils cherchèrent enfin une échappatoire. Au moins gouttaient-ils aux flammes à leur tour. Le cœur de Marya gela et s'endurcit. Un baril de poudre explosa, créant un chaos sans nom dans leurs rangs.
Elle tint la ligne, mains tendues en une funeste promesse. Elle continua, même quand une grêle métallique s'abattit. Une balle l'atteignit à l'épaule et ricocha sur son kefta. Ses yeux s'agrandirent et elle chercha l'air, luttant pour garder l'équilibre. Elle aurait pu mourir sans sa protection... De froides gouttes dévalèrent son échine.
Elle se jeta dans la lutte avec une ardeur désespérée. Sa gorge et ses yeux brûlaient mais elle continua d'invoquer. Un obus non loin d'elle pulvérisa la colonne vertébrale d'un de ses camarades. Le craquement des os et les cris percèrent ses oreilles. Un mur de ténèbres la protégea des éclats sifflants.
Une jeune soldate de la Première Armée luttait à ses côtés. Un Fjerdan l'ajusta mais Marya réagit aussitôt, envoyant la tête de l'homme rouler sous les bottes de ses camarades dans une pluie de gouttes sanglantes. La jeune fille, à peine entrée dans l'âge adulte, avec un visage de souris effrayée, la remercia d'un signe fébrile avant de reprendre son poste. Son prochain tir fit mouche, dégageant l'espace pour Marya. Elles étaient quittes.
Un aboiement et un jappement se firent entendre tandis qu'une tornade de fourrure s'abattait sur le Fondeur près d'elle. Un isenulf ! Marya avait été mise en garde contre ces redoutables compagnons des Drüskjelles, qui s'associaient à eux pour prendre les Grisha à revers. La bête déchira la gorge de sa proie dans un grognement sans même lui laisser le temps de réagir.
Furieuse, Marya fractura les côtes et les organes de la bête. La partie supérieure du cadavre roula près d'elle et les babines et la langue de l'isenulf dégoulinaient encore du sang de son camarade.
Le maître n'était pas loin et vit Marya, le visage déformé, les yeux glacés, une vision sans merci. En cet instant, tout son être était abandonné à la lutte.
— Drüsje ! s'époumona-t-il en pointant son arme sur elle.
C'était le seul mot Fjerdan qu'elle connaissait, mais la haine pure qu'il recelait se passait de traduction. Marya avait déjà empoigné le pistolet de sa mère et lui fit sauter la cervelle.
« Vas voir en enfer si j'y suis. »
Elle défendit la brèche avec ardeur face à la vague presque fanatique. Le corps tendu, Marya combattit, sans s'encombrer d'aucune considération, arrachant de nouvelles secondes à la mort.
La lame naissait et filait dans un battement d'elle. Le sol devant elle était jonché de débris humains, de membres et de viscères qu'il fallait enjamber. L'on aurait dit des mécaniques cassées, une sculpture grotesque. Son visage était recouvert de suite et de sang chaud. Le nombre de ses victimes lui échappait. Cela comptait-il vraiment à ce stade ?
Les ténèbres commencèrent à lui échapper. Ses muscles hurlaient sous la tension. Sa coupe devenait de moins en moins stable et nette et elle devait l'empoigner pour la faire venir. C'était comme escalader une falaise glissante et couverte de givre et se hisser à la seule force des poings.
L'obscurité ne la trahit cependant pas. La vague reflua et elle se laissa retomber. Ils avaient tenu et gagné. Abasourdie, Marya comprit avec difficulté qu'elle avait survécu à sa première bataille. Ses mains étaient rouges et poisseuses. Elle et la jeune fusilière se contemplèrent, toutes différences abolies.
Son esprit vagabondait au-dessus du champ de bataille et son corps était inerte et lointain. Comme après la Fête, il lui faudrait du temps pour assimiler. La lassitude vint avec l'épuisement. Quelle absurdité ! Quel gâchis ! Ils étaient venus mourir ici juste pour un bout de territoire et pour abreuver leur dieu sanguinaire. Combien de ses camarades avaient trouvé la mort aujourd'hui ? Son cœur devenait une lourde pierre, la traînant vers le sol.
Une chose restait sûre. Elle avait fait ce qui était nécessaire et les Fjerdans avaient pris la mesure du danger. Qu'ils connaissent son nom et la craignent désormais. Marya se tiendrait sur leur route.
*
Une marée écarlate noyait l'autre moitié du visage d'Elena. Couvert de sang coagulé, son œil demeurait clos. Des marques de crocs, profondes et cruelles marquaient ce côté de son visage. L'Etherealki avait manqué d'être éborgnée.
La Hurleuse tremblait, la respiration hachée.
— Il est venu...je ne l'ai aperçu que trop tard, je ne sais pas comment j'ai fait, j'ai réussi à le repousser avec une puissante bourrasque, j'ai cru que...oh saints, oh saints...
Sa pupille visible roulait dans son orbite tandis que ses propos devenaient de plus en plus incohérents. Marys l'étreignit, ses mains maculées saisirent le bras d'Elena, l'enjoignant à se calmer. L'état de son amie fit saigner son cœur.
— Je vais chercher un guérisseur. Respire profondément, Lena. Je suis avec toi, concentre-toi sur ton souffle...
Plus son amie respirait mal, plus elle perdait le contrôle et s'affolait. Survint Darya Bashkirova, son kefta rouge parfaitement à sa place dans ce monde crépusculaire. Froide et hermétique comme une statue ancienne, elle contemplait l'horreur avec une indifférence teintée de lassitude.
— Je vais la soigner, informa-t-elle sans ambages.
Un geste de sa part et la respiration d'Elena ralentit, son corps s'amollit dans les bras de Marya. Cette dernière plissa les lèvres. Il était logique que Darya ne veuille pas travailler sur une personne tremblante et paniquée mais la dangerosité de ce pouvoir s'imposait une fois de plus.
La Fondeuse se concentra ensuite sur la plaie. Le sang se tarit peu à peu et les chairs se rapprochèrent, laissant entrevoir une nouvelle peau encore fragile. Tout cela n'avait à peine pris que quelques minutes.
Darya observa son travail et hocha la tête. Devant l'air étonné de Marya, elle ajouta cyniquement :
— Pour savoir correctement briser quelque chose, il faut aussi pouvoir le réparer.
Son expérience lui avait permis de maîtriser l'autre pendant des techniques Corporalki. Soigner et tuer n'étaient que les deux faces d'une même pièce.
— Un soigneur devrait vérifier ce travail et finir et laver ça. Ces sales bêtes sont un nid à gangrène. Elle en gardera des cicatrices, comme nous tous.
Le mot sonna tel une condamnation. Darya paraissait cependant plus aigrie que lasse, une femme condamnée à revivre cette scène jusqu'à ce que la vieillesse ou une paix illusoire ne la délivre. Elle ne cherchait même plus à embellir la vérité. Tout cela n'était pour elle qu'un beau gâchis.
Elle repéra une blessure une Marya et l'effaça. Une manière de lui montrer sa supériorité ? Simple sollicitude ? Sens du devoir.
— Merci. Votre sœur vous transmet ses salutations.
L'invocatrice ne sut ce qui l'avait poussée à parler d'Ioanna en cet instant. Peut-être était-ce l'importance d'être dépositaire des salutations d'une sœur envers une autre. Darya haussa les sourcils et la dévisagea.
— Fort bien. Je lui transmettrai les miennes pour éviter les intermédiaires, coupa-t-elle avant de prendre congé.
Marya mena Elena vers la tente des guérisseurs. Voir son amie dans cet état lui faisait l'effet d'un coup de masse sur le crâne. Au moins le général était-il indemne.
Une soigneuse dont les traits trahissaient des origines Shu prit le relai avec beaucoup de calme. Elena fut allongée sur un lit de camp, son visage désormais propre et soigneusement bandé.
—Tu te rends compte, Macha...ça va rester dans ma chair pour toujours maintenant. Quand je me regarderai, je me souviendrai de ça. Ils m'ont pris mon visage..., balbutia-t-elle
Marya se crut couper en deux. Elle aurait voulu lui faire de belles promesses, chasser la douleur d'une passe. Tenir ainsi sa main lui donnait l'impression d'être au chevet de sa sœur mourante.
— Non...ça reste toujours ton visage, Lena. Tu as réussi à te débarrasser de ce sale cabot. C'est tout ce qui compte, protesta-t-elle d'une voix tremblante.
L'invocatrice maudit son impuissance et ses mots creux. Au loin, un autre blessé hurla à s'en arracher les cordes vocales.
— Je vais la faire dormir. C'est mieux pour elle. Vous verrez, une fois que tout sera passé, elle reprendra pied, annonça la doctoresse.
Le corps d'Elena se relaxa tandis qu'elle sombrait dans les profondeurs du sommeil.
— Ne vous en faites pas, elle est paniquée pour l'instant, mais elle reprendra pied à son réveil. Vous avez fait tout ce que vous pouvez, demandez Miyue si vous avez besoin de moi, termina la Corporalki.
*
Chassée et désoeuvrée, Marya n'avait qu'une seule envie : s'allonger. Le bruit de la mitraille et des cris de ses camarades faisaient vibrer son crâne. Le visage tordu d'Elena la poursuivait et elle se rongeait les sangs, ayant le sentiment de l'avoir abandonnée à son sort. Le pain entre ses dents avait le goût des cendres.
Une présence près d'elle attira son attention. Elle se retourna, sa main frôlant son couteau. C'était seulement la jeune fille sauvée pendant la bataille, son uniforme terne détonnant au milieu des keftas colorés. Ses yeux bleus exprimaient un mélange d'espoir et de crainte.
— Viens, n'aie pas peur, invita Marya avec douceur. C'est quoi ton nom ?
— Yulia madame, je voulais vous dire merci pour...m'avoir sauvée tout à l'heure.
La fille s'approcha, tel un petit moineau prêt à s'envoler.
— Ce n'est rien. Tiens, mange.
Marya lui tendit son pain que l'autre accepta avec reconnaissance, luttant pour ne pas y planter immédiatement ses dents.
— Merci madame. Certains disent que vous êtes une sorcière...mais moi je vois que ce n'est pas vrai.
— Baba Yaga n'a-t-elle pas aidé Vasilissa-la-très-belle après tout ? rétorqua Marya avec un sourire amer.
— Non, vous n'êtes pas Baba Yaga. Vous êtes Marya Morevna, protesta vivement Yulia.
Ce nom la ramena longtemps en arrière, à une jeune femme déjà endurcie à qui la vie réservait de nouvelles épreuves. C'était fait maintenant, elle avait vu le front et vivrait avec cette réalité.
Un sourire triste lui monta aux lèvres. Sans réfléchir, elle retira son manteau et enveloppa Iulia dans sa noirceur protectrice.
— Garde-le. Les nuits sont froides ici. Tu as de la famille qui t'attend ?
— Non, je suis orpheline. C'est l'armée ma famille maintenant. Mais, et vous madame ? protesta Yulia, toute surprise.
— Ne t'en fais pas, j'en ai un autre. Viens me demander si tu as besoin de quoi que ce soit, d'accord ?
Yulia hocha la tête avant de s'envoler. Cette éphémère rencontre avait été un instant de répit.
*
Marya chercha un repère familier. Le général était son point d'ancrage au milieu de ce chaos. Elle ne désirait rien d'autre que le son de sa voix et contempler son visage.
Elle repoussa le pan à l'entrée de sa tente. Cette dernière était plus spacieuse et mieux fournie que celle de tous les soldats. Le monde extérieur disparut tandis qu'elle se glissait dans les replis de la nuit.
— Quelle joie de vous retrouver, mademoiselle Dourova ! Êtes-vous blessée ?
Sa voix trahit un peu plus d'inquiétude qu'il n'aurait dû. Il avait failli l'appeler de nouveau par son prénom, mais peu lui importait. Elle avait la mine grise mais gardait le change. Il tendit la main et ses doigts effleurèrent son poignet à travers son habit.
La revoir en vie prenait des allures de miracle. Aleksanser aurait voulu l'étreindre et ne pas la laisser, sentir sa chaleur contre lui, le battement affolé de son cœur. Elle faisait revivre des parties de lui qu'il avait crues nécrosées ou atrophiées. Marya rêvait aussi de s'appuyer contre lui, fermer les yeux et laisser mourir toute la fureur du monde.
— Une de mes amies a été blessée. Ses jours ne sont pas en danger, expliqua-t-elle d'une voix lourde de soucis.
— Vous l'avez aidée du mieux que vous le pouviez, la réconforta-t-il. Il est parfois des choses que l'on ne peut changer.
Il l'avait accepté, commander signifiait limiter les pertes au maximum, mais c'était aussi avoir le sang de ses soldats sur les mains.
— Nous avons infligé de grandes pertes aux Fjerdans, je pense qu'ils ne vont pas tarder à se retirer. Vous pouvez vous en féliciter également. Vous vous êtes très bien battue.
— Merci général. On peut dire que je fais pleinement partie de la Seconde Armée maintenant, affirma-t-elle fermement.
Ils burent en silence, n'ayant guère trop d'énergie pour faire la conversation. Après un certain temps, Aleksander se leva et alluma un lumignon. Entre ombres et lumières, la flamme caressa son visage en un tableau enchanteur. Ses yeux n'en devenaient que plus sombres. Il observa la mèche se consumer dans un silence méditatif.
Marya retint son souffle, ayant le sentiment d'assister à une scène intime. Le général paraissait si vulnérable ! Il continuait de se battre et de résister malgré les horreurs auxquelles il avait dû assister et remportait la victoire Voilà qui forçait l'admiration.
— Je le fais après chaque bataille. Un hommage aux nôtres tombés aujourd'hui. Toutes ces guerres nous ont fait perdre tant de bons soldats..., expliqua-t-il d'une voix distante.
Une pensée pour tous les oubliés, les persécutés, tombés debout pour défendre leur dignité... L'invocateur paraissait de nouveau aussi ancien que le ciel nocturne, spectateur de toutes les errances humaines.
— Que les saints guident leurs âmes, murmura Marya...
Sa réponse ne surprit pas Aleksander. Elle devait être pieuse comme la majorité des Ravkans, surtout les campagnards. Il supposait de son côté que tous les saints étaient en réalité des Grisha. L'un d'entre eux était son grand-père après tout. Cela le laissait face au vide. Qu'y avait-il de l'autre côté du voile ? Autre chose ou le néant ? Juste des éléments immobiles et indifférents auxquels les humains tentaient vainement de donner un sens ? Y avait-il une raison à sa présence et à celle de Marya ou n'était-ce qu'une anomalie ?
— Général, pensez-vous qu'il y ait une chance que nous soyons récompensés à l'issue de cette campagne ? Mes parents sont toujours à la campagne et je m'inquiète pour eux. J'aimerais pouvoir les libérer au plus vite. D'autant que j'ai tué des Drüskelles et un officier Fjerdan.
Revenir à ses préoccupations premières lui permettait de donner un sens à tout cela. Marya savait qu'il ne pourrait pas intervenir trop directement, par souci d'équité. L'imaginer débourser le nécessaire était hors de propos. Elle désirait aussi l'obtenir par elle-même.
— N'ayez crainte, mademoiselle Dourova. Vous vous êtes bien battue et nombre de témoins peuvent le prouver. Nul doute que vous continuerez ainsi pendant le reste de l'opération. J'en toucherai un mot de votre part au roi, plutôt que de vous remettre une belle médaille. Je lui dirai que c'est un bon moyen de s'assurer de votre loyauté. En plus si vos parents sont juste des paysans d'un certain âge, leur liberté ne devra pas coûter une somme faramineuse.
Une vague d'énergie déferla sur Marya. Elle avait réuni les conditions et su gagner la confiance des bonnes personnes. Sa reconnaissance envers cet homme s'en trouvait accrue. Le sang et la vie de ces Fjerdans allaient racheter la liberté de ses parents.
Son bonheur émut Aleksander. La rendre heureuse était presque magique, mais l'amertume souillait le sortilège. C'était une fort piètre faveur face à ce qu'il s'apprêtait à lui avouer.
— Merci mille fois, général. Je suis votre obligée, fit-elle avec une main sur la poitrine.
— C'est vous qui vous êtes battue comme une lionne aujourd'hui, pas moi, rétorqua-t-il. Vous l'avez mérité. C'est simplement un échange entre nous.
— Et je compte demander à la duchesse Ionna Bashkirova de m'aider à établir mes parents.
— Vous avez tout à fait raison. Vous l'avez constaté, le pouvoir est concentré entre les mains des plus puissants. Les utiliser est le seul moyen d'obtenir ce que nous voulons. Aussi, nous ne devons pas hésiter.
Il avait l'air familier du procédé. Avait-il un jour manqué de quoi que ce soit et lutté pour l'arracher ?
« Oui, je vais saigner ce gros porc de roi » songea-t-elle avec une froide satisfaction.
Et elle reverrait bientôt sa famille.
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J'espère que ce chapitre plus animé vous a plu ! N'hésitez pas à laisser un petit vote ou commentaire si l'histoire vous plait (coucou les lecteurs fantômes :P).
Par ailleurs, j'avais une petite question : est-ce que ça vous intéresserait d'avoir un chapitre bonus de Noël (ou du moins son équivalent dans le Grishaverse ?) c'est quelque chose que j'aimerais beaucoup écrire !
Des révélations attendent Marya dans le prochain chapitre et j'ai vraiment hâte de vous le présenter. A bientôt !
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