Chapitre 6 : Répit
Marya demeura en alerte pendant tout le retour au Petit Palais. Elle scrutait la nuit à travers le carrosse fermé, s'étant contrainte à se reprendre. L'intensité de chaque bruit était décuplée, son regard distant, dilaté. L'ensemble des assassins était semblait-il hors d'état de nuire, mais il ne fallait pas baisser sa garde pour autant.
Le général était à peine pensif, guère affecté par la situation. Seul le bruit des sabots rythmait leurs pensées. Marya en profita pour prendre de la distance, assembler les pièces et nommer ce qu'il s'était produit. Chaque respiration chassait un peu plus la sidération.
Ils arrivèrent enfin en sécurité. Les lumières s'éteignaient unes à unes et chacun retournait se coucher. Leur quotidien de soldats demandait de s'accommoder de la violence. Aleksander donna congé à Ivan mais invita Marya à rester.
Ils s'assirent dans le semi-pénombre du bureau, près d'un feu crépitant. La semi-pénombre aida la Grisha à oublier les lumières agressives de la fête. Leurs ombres sur le mur paraissaient gigantesques et surtout très proches. Bien qu'épuisée, Marya aurait été incapable de dormir tout de suite. L'énergie d'une bête aux aguets pulsait en elle.
— Voulez-vous boire ? Juste un peu de kvas, suggéra-t-il.
Marya n'aurait pas refusé le feu de l'eau-de-vie, mais s'en contenta. Un silence ouaté régnait dehors, la neige absorbait les sons et la nuit reprenait ses droits, effaçant le sang. Marya prit une gorgée et ses yeux s'attardèrent sur le visage du général, son repère familier. Une chaleur réconfortante se mêla à celle provoquée par la boisson.
— Comment vous sentez-vous, mademoiselle Dourova ?
Félin au repos, il étira ses jambes et se massa les tempes. Cette mascarade l'avait drainé plus qu'il ne l'avait imaginé.
— Je vais bien, général. Ce fut certainement une fête...instructive, conclut-elle avec amertume.
Il hocha la tête, la revit marcher vers le cadavre. Elle ne s'était pas détournée, avait voulu voir et comprendre. Aleksander avait aussi deviné sa surprise, le temps d'un battement de paupières. La scène le transporta au bord de ce lac gelé, à cette eau rougie du sang de ses assaillants. Ce n'était pas un geste anodin, du moins au début. Dans sa fierté, Marya étoufferait tout, il le savait. Son passé lui avait appris à encaisser. Aussi n'attendit-il pas qu'elle s'ouvre.
— Vous avez agi comme il le fallait. Pour sauver votre peau, la nôtre et celle de la duchesse. Ce n'est que face au danger que l'on découvre ce que l'on est vraiment, la rassura-t-il.
Restait à savoir si elle était maintenant capable de se servir de la Coupe à volonté ou si l'urgence avait été le catalyseur.
Sa voix fit fondre le givre autour de Marya, l'aidant à se détendre. Il comprenait bien entendu ce qu'elle traversait, ayant dû voir nombre de soldats à travers ce moment crucial.
— Merci, général. C'était lui ou moi et j'ai fait ce qu'il fallait. C'est simplement que...tout s'est passé si vite que j'ai encore du mal à m'y faire, expliqua-t-elle, ferme malgré sa fatigue.
Elle posa ses mains dans le noir de sa robe et les contempla, assimilant ce dont elles étaient pleinement capables. La fatigue faisait fourcher sa langue. Marya dénoua le ruban à l'arrière de sa tête et déposa le kokochnik sur la table d'un geste las, histoire de redevenir un peu elle-même.
— Enfin, c'est une suite logique à cette soirée, je suppose. D'abord les souverains, ensuite Adamoff, puis l'Apparat qui vient sous-entendre que je n'ai pas d'âme..., commenta-t-elle avec détachement avant d'avaler une nouvelle gorgée.
Ses doigts se crispèrent sur son verre. Sa colère bouillait sur la surface. Marya avait toujours lutté pour s'accommoder de son lot. C'était ainsi et l'on ne pouvait rien y changer. Sauf qu'elle avait désormais gagné en puissance, en autonomie, en savoir mais se heurtait toujours aux mêmes barrières. Était-ce vain ? La situation devenait encore plus insupportable, d'autant que son esprit affuté possédait les armes nécessaires pour l'analyser.
Les chaînes étaient toujours là. Elle serpentaient autour de ses chevilles, leur métal froid se resserrait autour de sa gorge. Tous les éléments accumulés lors de ces derniers mois nourrissaient le brasier de son indignation. La liberté n'était-elle qu'un rêve soufflé par le vent ?
— Qu'avez-vous pensé de la manière dont nous sommes traités ? Soyez honnête avec moi. Il n'y a que nous deux et je vous promets que ce que vous me direz restera ici.
Aleksander se pencha vers elle et l'observa avec intérêt, ses yeux l'attirant dans leurs profondeurs. Se sentant considérée, Marya ne résista pas à cette occasion de s'épancher. Peut-être se serait-elle contenue en d'autres circonstances, mais tout grondait et demandait à jaillir. Le général avait toujours été là pour la guider, avait sa confiance et partageait avec elle son dégoût de ces simagrées.
Le verdict tomba en un coup de sabre implacable :
— Par certains aspects c'est du servage. Du servage doré mais du servage tout de même. Exactement comme ces acteurs et musiciens qui s'achètent à prix d'or. Nous mourrons au combat pour eux mais ils ne nous considèrent pas comme des êtres humains. Ils nous exhibent et nous regardent de côté. Et nous ne pouvons aller nulle part ailleurs.
Ses yeux étincelaient de fièvre, la passion faisait trembler sa voix, restée néanmoins basse afin de ne pas être entendue. Elle s'était exprimée la tête haute, proclamant sa dignité. La lueur des flammes embrasait les cheveux de Marya, brûlant les rétines d'Aleksander. C'était mieux que dans ses rêves les plus fous : elle comprenait, passait par le même désenchantement, la même révolte que lui autrefois. Marya avait osé le dire sans crainte des puissants.
— Bien sûr, ce n'est pas de votre faute, général, je sais que vous faites tout votre possible, ajouta-t-elle.
Le poids des ans le rattrapa. L'amertume devint une boule dans sa gorge. Beaucoup d'efforts pour un résultat imparfait. Cette solitude nocturne incitait à la mélancolie. Il aurait aimé avoir mieux à lui offrir. Rien n'était encore joué.
— Je vous remercie de votre confiance, mademoiselle Dourova. Et je partage votre avis. Notre condition s'est améliorée depuis l'époque de l'Hérétique noir où nous étions contraints de vivre cachés afin de ne pas être exterminés. C'est un premier pas de nommer la situation. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas changer les choses, vous et moi.
Il laissa ses paroles faire leur effet. Pour la première fois, Marya eut le sentiment de le comprendre sans les barrières de la hiérarchie. Le côtoyer au quotidien lui avait permis de voir son souci sincère pour les siens. Premièrement par sa volonté de forcer les nobles à ne pas négliger le Petit Palais, particulièrement dans un contexte où la modernisation rapide des armes faisait craindre de les rendre un jour obsolète. Il veillait à accueillir des Grisha d'autres pays et trouver ceux de Ravka, à permettre aux blessés et aux plus âgés vieux de subsister malgré tout...
— Et j'aimerais vous accompagner, promit-elle fermement.
Peut-être cette nuit ne recelait-elle pas que des cauchemars. Une pure étoile venait de s'allumer au-dessus de leurs têtes.
— Vous en êtes capable, Mademoiselle Dourova. Vous devriez aller vous reposer maintenant. L'entraînement reprendra demain comme toujours. Si vous avez du mal à dormir, allez à l'infirmerie.
Quelle heure était-il ? Tout était inerte, leur laissant croire qu'ils étaient les deux seuls êtres encore debout. Elle se leva, ombre glissant au sol, rêve vite évanoui.
— Si les choses n'allaient pas, vous me le diriez, bien entendu ? questionna-t-il avec un haussement de sourcils.
Sa demande n'était ni intrusive, ni pleine de doutes. C'était simplement une main tendue.
Et Marya la prit, se prenant à souhaiter que l'inverse puisse être vrai.
— Bien entendu, général. Je vous souhaite une bonne nuit et à demain...ou à aujourd'hui, plutôt.
Minuit était en effet passé depuis longtemps. Sa remarque fit sourire Aleksander.
— Bonne nuit, Marya, répondit-il sans réfléchir.
Il ne rendit compte de sa bévue que lorsque la dernière syllabe fut retombée. Sans doute était-ce le fait de porter trop de choses à la fois. Le prénom fut pourtant une gourmandise défendue sur sa langue.
Elle lui fit la grâce de ne pas le relever et s'éclipsa après avoir pris poliment congé. Le coin de ses lèvres remonta en un sourire une fois dans le couloir et elle se hâta vers sa chambre.
Marya se changea mécaniquement, pliant avec soin son bel habit, se débarrassant des odeurs du palais et de la souillure des regards. Trop d'émotions contradictoires se bousculaient, pressaient ses tempes.
Le regard vide de l'assassin s'invita derrière ses yeux clos, suivi par le regard torve de Nastja...non. Cela n'avait aucun rapport, la fatigue l'égarait. Il lui fallait s'y habituer, le front serait jonché de semblables scènes.
« Et je le referai pour défendre ma vie. Je ne regrette rien. » se promit-elle.
Son poing agrippa la courtepointe L'obscurité l'enveloppait complètement. La nuit paisible était venue lui apporter le repos. Elle s'y abandonna.
Le brouillard régnait le lendemain matin. Les événements de la veille n'étaient qu'un lointain mirage, le soleil bannissait les fantômes de la fête. Revêtue de son manteau de son kefta, Marya alla courir. L'air frais la réveilla, son sang chaud pulsait dans ses veines. Elle goutta pleinement cette sensation de liberté tandis que la neige craquait sous ses pieds.
*
L'enquête subséquente laissa entrevoir que les assassins étaient des agents Fjerdans infiltrés. La sécurité du Palais fut renforcée. Elena et Marya patrouillèrent la nuit.
Des mouvements suspects se produisaient de nouveau à la frontière. Fjerda s'autorisait de nouveau des percées et des raids. L'hiver prenait fin, les températures allaient s'adoucir, mais les hostilités attendaient sous le givre. Marya ne manqua pas d'envoyer de nouveau de l'argent et des vêtements à sa famille.
Car son baptême de feu approchait.
*
En plus d'être sombre et exiguë, la hutte de Baghra était une étuve. La chaleur poisseuse assaillit Aleksander, le contraste avec l'extérieur le prit à la gorge. Comment sa mère supportait-elle cet espace enfumé ? Peut-être était-ce sa manière de narguer ses visiteurs ?
Baghra posa son livre mais ne quitta pas son fauteuil. Aleksander était principalement venu lui porter des remèdes. Sa mère aurait pu utiliser ses pouvoirs et mettre fin à cela, mais se laisser décrépir. L'hiver avait laissé ses séquelles, les poignets de la femme étaient bien trop fins, soutenant des mains semblables à des serres. Peut-être était-ce un stratagème supplémentaire pour le retenir...
Pourquoi s'attardait-il ? Sans doute car elle était la seule avec qui il pouvait être pleinement Aleksander et pas juste un masque, la seule qui le connaissait vraiment. Une forme d'obligation les liait, renforcée par les sévices que s'infligeait Baghra. Le souvenir déformé de moments d'affection jouait sans doute aussi.
La langue de sa mère claqua tandis qu'elle le dévisageait avec nonchalance et dédain, son corps noyé dans les vêtements sombres.
— Tu en as mis du temps ! Tu t'amuses peut-être avec la petite nouvelle ?
Ah. C'était prévisible. Un rictus blasé cousit ses lèvres. Sa mère allait parler de Marya tôt ou tard.
— Tu avais tout ce dont tu as besoin. Je n'ai pas l'intention de croupir ici quand notre pays est assailli de toutes parts, riposta-t-il sans se départir de son calme.
Ses efforts étaient une perte de temps aux yeux de Baghra. Ne lui avait-elle pas proposé de fuir et d'abandonner les autres lorsqu'ils s'étaient retrouvés encerclés par la troupe du roi des siècles auparavant ?
— Je l'ai vue tu sais. C'est juste un petit oisillon. Pas de quoi se pâmer. Tu ferais mieux de ne pas nourrir trop d'espoirs.
Sa mère continuait donc à mettre son nez dans ses affaires. Marya n'avait pas évoqué cette rencontre, aussi supposait-il que les choses en étaient restées là, mais décida de vérifier.
— Rien ne garantit de plus qu'elle ne finisse pas comme cette fille...
Baghra n'avait jamais appelé Luda par son nom. Et le qualificatif cruel fut un éclat de givre jeté dans son cœur. Le froid le mordit, le gel se répandit dans son sang.
— Elle s'appelait Luda, la corrigea-t-il férocement, dans un effort pour ne pas perdre son calme.
Baghra haussa un sourcil dédaigneux, se moquant de ses faiblesses. Comment aurait-elle pu en avoir en refusant presque tout attachement ? Sa mère l'avait eu pour en faire sa chose, une extension d'elle-même. Chacun était le repère familier de l'autre, le seul qui ne bougerait pas et se souviendrait au milieu du flot du temps.
Contrairement à la défunte guérisseuse, Marya avait le potentiel de se glisser définitivement entre eux. Baghra se retrouvait abandonnée, une perspective qui devait la rendre furieuse. Aussi fouissait-elle, cherchait à dévoiler ses désirs, à planter ses griffes dans son cœur pour obtenir plus que de l'indifférence.
— Garçon stupide que tu es ! Ils finissent tous par mourir. Je te vois déjà faire, ça ne t'a pas suffi une fois ? Tu voudrais en faire ta petite femme, Aleksander ? Elle pourra réchauffer ton lit mais n'en espère pas plus. Elle est trop jeune et naïve, juste un grain de poussière dans ton existence. Elle ne te comprendra pas avant fort longtemps et te reprochera les choix que tu as dû faire. Je parie qu'elle voit encore le monde en noir et blanc.
Un rictus presque amusé remonta le coin des lèvres d'Aleksander, tandis qu'il entendait Marya lui partager son ressenti. Il avait été jeune lui aussi décidant de créer un sanctuaire pour les Grisha. L'existence de Marya lui avait plongé d'entrée de jeu la tête dans les pires réalités.
— Tu perds pied avec la réalité, riposta-t-il froidement. Qui à part certains privilégiés peut se payer le luxe d'être innocent dans ce contexte ?
Les yeux de Baghra devinrent nuit abyssale et dévorante. Elle se redressa, corneille prête à jouer du bec. Comprendre combien son fils s'éloignait d'elle, qu'il n'était plus un enfant malléable ni un homme résolu l'enrageait.
— As-tu au moins réussi à lui apprendre quoi que ce soit de valable ? Je suis sûre que ça doit te plaire. Impressionner une jeune femme, tu dois te sentir comme un héros ! Mais tu aurais dû me l'amener... j'aurais obtenu de bien meilleurs résultats et bien plus rapidement.
Sa mère prétendait ne pas s'y intéresser mais devait avoir des yeux et des oreilles au palais. Il se promit de trouver qui. Le sous-entendu le glaça et il chassa les images qui l'accompagnaient. Baghra n'avait jamais voulu enseigner aux autres, ne les jugeaient pas dignes. C'était sans doute une bonne chose. Dans un camp de réfugiés Grisha, elle avait autrefois jeté une ruche à la tête d'une jeune fille qui n'arrivait pas à invoquer.
Aleksander n'en écouterait pas plus. Son expression était la même que sur le champ de bataille, un démon engendré par la nuit. Les flammes de l'âtre se courbèrent sous un vent froid, les ombres s'épaissirent.
Que Baghra ne s'estime pas trop protégée. Il se savait capable de frapper si elle s'opposait à lui.
— Tu as assez joué et ne t'approches pas de nouveau d'elle. Je le saurais si tu le fais. Quant à tes méthodes, saches qu'un faiseur de marées qui n'a même pas une fraction de ton âge a fait un meilleur travail que toi.
Baghra s'opposa à lui en silence. L'air s'épaissit sous la confrontation de leurs deux volontés. La frustration envahit Aleksander. Elle aurait pu se défendre n'importe quand. Pourquoi se diminuait-elle ainsi ? Pourquoi perdait-il son temps ? Ils n'avaient en commun que du fiel et des regrets. La pourriture rongeait leur lien et la rupture viendrait bientôt.
Il quitta la hutte sans se retourner. Aleksander n'avait pas cédé lors de leur confrontation, mais se sentait étrangement sale. La rouille s'en prenait à sa chair. Allons, il n'était plus un enfant. L'air frais le revigora, chassa les brûlures et l'odeur de ce mouroir. La prochaine fois, il se contenterait de déposer ce qu'il apportait et de partir. Ou bien d'envoyer un oprichnik loyal.
Son bras le fit souffrir au moment d'enfourcher son cheval. Une douleur aiguë jaillit de son coude, coupant jusqu'à la jonction entre le pouce et l'index. Cela faisait pourtant deux siècles qu'il se l'était cassé, mais le froid faisait toujours renaître ses vieilles blessures. Son corps en était rempli à force.
Une fois rentré, il se plongea dans la préparation de ses manœuvres jusqu'à tenir à peine debout. Épuisé, il parvint à se traîner jusqu'à son lit. Une pensée lui vint pour son violon enfermé son coffre. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas joué. Le sommeil le trouva, malgré une obscurité oppressante.
*
Dans son rêve, Aleksander s'éveilla en sursaut avec une respiration forte et douloureuse. Le souvenir d'une bataille déjà jouée le hantait. Était-il assoupi ou éveillé ? Il se vit, à moitié allongé sur son bureau, dans une pièce froide et déserte. Seul. Et le palais était mort. Une main de femme, douce mais un peu rugueuse, caressa son épaule.
— Aleksander ? Est-ce que tout va bien ?
Ce ne pouvait qu'être Luda. Il la chercha, éperdue. D'autres amantes avaient suivi, otkazat'sya et Grisha, mais la guérisseuse avait laissé une empreinte persistante. Elle seule avait partagé son rêve et ses secrets. La douleur de ne pas avoir pu la protéger restait gravée dans ses os.
Les yeux de la femme étaient deux lunes miniatures et les vagues lustrées de sa chevelure étincelaient : Marya, reconnaissable entre toutes.
Il ne put s'empêcher de l'imaginer vêtue de ses seuls cheveux. Quelle glorieuse vision !
— Aleksander ? répéta-t-elle sans comprendre.
Et elle le contemplait, légèrement penchée vers lui. Son nom sur ses lèvres était une bénédiction autant qu'une torture. Il ne sut pendant un instant que dire ou faire. Elle le toucha de nouveau, aussi légère qu'un soupir, qu'un rêve. Il s'appuya alors contre elle et la nuit devint douce et consolatrice.
*
— Général ? Voici les derniers rapports que j'ai terminé de trier.
Marya entra dans un grincement de la porte. Le jour tombait déjà. Leur départ était imminent. Ces derniers jours étaient passés dans le brouillard, entre les préparatifs et l'entraînement. Marya se montrait encore plus assidue, désireuse de ne rien laisser passer. Elle avait longuement écouté les autres Grisha déjà partis au front, complétant ce qu'elle savait déjà et continué à lire. Sa mère l'avait cependant avertie. On ne pouvait pas exactement se représenter cette fureur, cette intensité, cette horreur, sans l'avoir contemplée.
Elle faisait de son mieux pour apprendre toutes les tâches liées à son nouveau rôle, devenait de plus en plus familière des rouages du palais. Même lorsqu'elle observait en silence, elle veillait à tout absorber. La Coupe était une extension de son être. La nuit ne la trahirait jamais.
L'apaisement gagna Aleksander sous son doux regard, le son de sa voix. Son rêve ne le quittait pas. Il cherchait à mettre à distance cette fantaisie. Marya était forte, vive et plaisante et il n'était après tout qu'un homme. Ce rêve le mettait cependant face à sa plus grande souffrance. Une faim dévorante grondait en lui, il avait soif d'une égale, de compagnie. La douleur lancinante faisait écho à celle dans ses os en une longue note plaintive.
« Ils meurent tous ». Des images de carnage se superposèrent sur le doux visage de la Grisha. Du sang, des os mis à nu... C'était la règle de la guerre. Marya était un atout et il devait lui faire confiance pour survivre. Son attachement envers elle ne devait pas obscurcir son jugement.
Elle observa les positions sur la carte tactique, les comprenant de mieux en mieux. Après avoir réglé quelques derniers détails, ils prirent conscience que l'heure du dîner approchait.
— Dites-moi, Marya. Avez-vous jamais eu un pressentiment quant à votre nature ?
Il était curieux de comprendre son expérience, sa perspective. D'en savoir plus sur elle, tout simplement. Avait-elle été entravée par un choc, une maladie ? Ou bien ne se l'imaginait-elle simplement pas possible, avec son dos cassé tous les jours sous le poids des corvées ?
— Quand j'étais plus jeune, il y a environ une dizaine d'années de ça, j'ai commencé à faire des rêves. Dans ces derniers, l'obscurité m'enveloppait et me protégeait du monde ou de mes peurs. Je dormais toujours très bien ensuite et je me réveillais reposée.
Son expression s'adoucit et un sourire lui vint. Les mots ramenaient la magie de cette étreinte, la plongeaient dans son monde. Ses rêves étaient arrivés après sa plus grande tragédie et l'avaient toujours protégée du pire. C'était son miracle.
— Je pensais que c'était simplement une bizarrerie de ma part. Après tout, les rêves ne sont jamais très logiques... D'après mes parents, je n'avais jamais peur du noir quand j'étais petite. J'ai toujours aimé regarder les ombres...je les ai toujours trouvées...belles ? C'était juste ma part d'étrangeté, dans laquelle je trouvais de la consolation face à mon quotidien. Je regardais leurs formes et je me prenais à rêver. Je ne me suis jamais imaginé que j'étais une Grisha. Pour moi c'était impossible. J'étais la fille de mes parents et j'allais rester toute ma vie sur cette propriété.
Elle se dévoila sans crainte, avec une quiétude sereine, désireuse de connaître sa perspective en retour.
De quelles craintes parlaient-elles ? Combien de temps aurait-elle pu rester ainsi avant que l'aiguille ne la réveille ? Si proche de lui et si loin...Il voulait croire qu'elle aurait fini par venir à lui. Marya avait l'âge du mariage dans les campagnes. Il refusait de se l'imaginer croupissant au fond de quelque masure, son esprit en jachère. Sa manière de se dévoiler était aussi troublante qu'intime. Il ne pouvait hélas faire de même, du moins pas complètement.
— Et vous, général, vous êtes-vous rendu compte très tôt de vos capacités ?
Elle l'observa, saisissant cette opportunité d'en apprendre plus. Quels avaient été ses rapports avec son prédécesseur ? Comment avait-il porté ce poids ?
— J'étais en effet enfant quand cela s'est produit... Je l'ai su très tôt à vrai dire.
« Rien de surprenant avec une mère qui est un amplificateur et qui m'a eu dans ce seul but plus ou moins avoué. »
— Mais je dois dire que contrairement à vous, je ne l'ai pas vécu comme un cadeau. J'avais peur du noir quand j'étais petit.
Ce détail personnel lui permettait de se rapprocher un peu d'elle. D'être, juste un instant, à visage découvert.
Marya ne put dissimuler son étonnement et il ne put s'empêcher de sourire, amusé.
— Eh bien, mademoiselle Dourova, pensez-vous que je sois un croque-mitaine sans aucune faiblesse ? Rassurez-vous, cela m'est passé depuis, ironisa-t-il.
— Je me disais que cela avait dû être difficile au début. Vous avez une telle maîtrise des ombres que je n'aurais pas imaginé que vous ayez pu en être effrayé. Cela dit, c'est le cas pour pratiquement tous les enfants. Je ne vous juge pas. Je dirais même que c'est admirable, expliqua-t-elle avec un sourire.
« Nastja aussi en avait peur et je venais toujours la consoler et la protéger, lui promettre que je chasserai tous les monstres...Au final, je n'ai réussi à éloigner que des terreurs imaginaires. »
Pour Marya, il était la nuit même, l'obscurité implacable qui s'abattait sur le monde. C'était peut-être pour cela qu'elle se sentait en confiance avec lui. Cette vulnérabilité l'émut profondément. La fêlure avait été comblée, surmontée. Elle apprécia de connaître l'homme sous le masque, s'interrogea sur le garçon qu'il avait été.
— Comme vous j'étais un enfant rêveur. Et solitaire. Avec un nom bien lourd à porter, ajouta-t-il.
Sa fatigue n'échappa pas à Marya. Il ployait sous le poids des souvenirs et des responsabilités mais ne cédait pas. Sa conversation avec Elena à propos de l'âge de chacun lui revint en mémoire.
— Mademoiselle Dourova, auriez-vous par hasard croisé une vieille femme aux abords des bois ? questionna Aleksander de but en blanc.
Cet incident avec la babouchka lui était pratiquement sorti de la tête. Elle approuva.
— Oui, elle m'a donné quelques...avertissements et n'avait pas l'air spécialement ravie de me voir.
— Je vois. C'est une ancienne Grisha, une marginale qui vit dans les parages. Rien de plus, ne vous en faites pas. Les années l'ont rendue amère et elle n'aime pas qu'on la dérange mais il lui arrive parfois d'observer les nouveaux, expliqua-t-il d'un ton neutre.
— Je vous rassure, je n'avais pas l'intention de lui rendre visite, s'amusa-t-elle.
Elle préférait la conversation qu'ils avaient maintenant. Marya aurait pu passer des heures à discuter avec lui près du feu. Ce luxe valait tous les trésors du monde. Que s'était-il cependant produit avec cette femme ?
Son estomac et le passage du temps se rappelèrent à elle.
— Je vais prendre congé, général, je souhaite écrire une dernière lettre à ma famille.
Bientôt, elle serait sur la triste et grise route de la guerre, puisant sa force dans la présence de ses camarades et de ses parents demeurés en arrière.
— Vous avez raison, prenez le temps qu'il vous faut.
Il la laissa s'en aller et ses pensées occupèrent très vite le vide.
Une autre épreuve attendait bientôt Marya. La ménager de ce côté ne lui rendrait nullement service. Elle s'était montrée compréhensive, digne de confiance. Le moment de lui dire la vérité approchait.
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Et j'ai réussi à publier ce chapitre à temps, ouf ! J'espère qu'il vous a plu et n'hésitez pas à voter et/ou à commenter si c'est le cas !
Bon, la saison 3 est annulée...c'était prévisible mais il faut avouer que c'est quand même fortement dommage. J'avais envie de voir plus de ce bel univers sur petit écran.
J'étais en colère en écrivant le passage avec Baghra, la relation entre ces deux personnages est déjà très malsaine dans l'œuvre originale. Force à toi Sacha ! J'ai hâte de faire revenir les parents de Marya.
Le fait qu'Aleksander joue du violon a été dit par Leigh Bardugo sur son défunt Tumblr : https://glitzandshadows.tumblr.com/post/157032564693/hi-i-loved-reading-the-grisha-trilogy-never.
Et pour le fait qu'il ait eu peur du noir, ça vient de Demon in the wood.
Je vous dit à bientôt pour la prochaine fois !
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