Chapitre 2 : Grisha
Un parfum de liberté l'accompagna jusqu'à Os Alta. Chaque nouveau paysage ou ville ravissait Marya. Le ciel était bleu et pur, l'air vivifiant. Les hautes forêts se découpant un ciel purpurin, le chemin serpentant vers d'autres promesses, une halte assise sur des rochers au soleil, représentaient autant de trésors dans le coffre-fort de sa mémoire.
Ses journées s'écoulaient au rythme du voyage, marquées par une nouveauté constante. Elle contribuait aux tâches du camp et veillait sur les enfants, mais son labeur se trouvait amoindri. Les nouvelles recrues ne pouvaient cependant vagabonder librement, les Grisha redoutaient en effet les Drüskelle. Être une proie la fit frémir de colère et aiguisa sa vigilance. Son ancienne existence était cependant loin d'être dépourvue de dangers aussi ne s'effaroucha-t-elle pas. Marya se promit plutôt de devenir suffisamment forte pour leur tenir tête à tous. Et si les chasseurs venaient, elle les repousserait avec ses dents s'il le fallait.
La route lui laissait la liberté de penser à sa nouvelle situation. Marya y gagnait objectivement au change, avec une amélioration de son confort matériel et de celui de ses parents et la possibilité de découvrir le monde et de maîtriser ses talents. La guerre restait encore lointaine, son esprit étant déjà fort occupé. Ce vautour planait néanmoins au-dessus de tous les jeunes Ravkan. Marya aurait ainsi très bien pu y être traînée, avec ou sans pouvoirs. Mieux valait donc affronter l'ennemi en tant que puissante Grisha.
L'éloignement blessait encore. Au lendemain de son départ, elle s'était réveillée et crue de retour au village. L'envie de raconter son périple à ses parents la broyait. Eux aussi méritaient de goûter à l'ailleurs. Leur présence avait toujours été une évidence, un soutien constant. Leur lot était cependant plus terrible que le sien car ils héritaient pour la seconde fois du vide de l'absence. Marya était désormais un fantôme dans sa propre maison, un de ces souvenirs prisonniers des murs, une de ces scènes qui se rejouaient en parallèle du quotidien. Le chagrin avait un goût de sel. Marya regarda vers l'horizon en espérant que le vent emporterait sa peine.
L'aurore colorait le ciel lorsqu'elle retrouva Elena, la hurleuse qui avait révélé ses pouvoirs. Sa première intuition s'était révélée juste : la Grisha était la fille d'un simple cordonnier. Toutes deux s'étaient ainsi vite entendues. Avoir une oreille adulte était salutaire.
À la manière d'une stratège découvrant son futur champ de bataille, Marya brûlait de connaître les informations importantes. Elena aborda l'histoire du Petit Palais et s'attarda sur les d'invocateurs des ténèbres qui avaient protégé Ravka. Le premier d'entre eux, l'Hérétique Noir, qui avait trompé son souverain et disait-on défié les lois de la nature. Marya connaissait certains de ces éléments, mais beaucoup avaient été distordus et sa version tenait plus du conte que du réel. Où se trouvait sa place dans tout cela ? Quel était son lien avec eux ? En avait-elle seulement un ?
Une question pressante franchit ses lèvres.
— Comment est le général ?
Son regard était vif pénétrant. Bien qu'occupée à peigner ses cheveux, Marya occupait l'espace avec une attitude digne, presque conquérante. Ses joues rosies par le vent lui donnaient un air vif et énergique.
— Si on le mettait dans une pièce avec tous les autres Grisha et sans aucun signe distinctif, tu saurais tout de suite le reconnaître. Tout le monde file droit en sa présence, je peux te l'assurer. C'est un vrai général, il sait se montrer implacable et prendre des décisions difficiles. Quand il est là, j'ai l'impression qu'il lit à travers nous tous et que rien ne peut le surprendre.
— Peut-être vais-je y parvenir, plaisanta Marya.
— Oh ce serait fort possible ! Je parie qu'il ne s'y attend même pas !
Un rire franc prit les deux femmes. Sa chaleur se répandit en vagues caressantes dans le corps de Marya, maintenant l'inconnu à distance, lui donnant une forme plus rassurante. Qu'attendre en effet de cette entrevue ? Elle n'espérait aucun traitement de faveur, mais serait-il au moins un allié ? Il n'y avait personne comme eux dans ce monde après tout.
— Mais c'est aussi un homme juste, qui se soucie sincèrement du statut des Grisha. Et il nous traite toujours de manière équitable. Je ne devrais pas dire ça mais la couronne ne serait pas grand-chose sans lui, continua Elena. Dans tous les cas, ce n'est certainement pas le diable dont tu as dû entendre parler.
« Au final c'est un être humain, un homme de pouvoir, un soldat qui doit prendre des décisions difficiles» conclut intérieurement Marya.
*
La nuit avait conquis le monde. Les gamins dormaient, mais pas Marya. Un parfum frais de terre humide remonta jusqu'à elle. L'obscurité pulsait dans ses veines, refusait de dormir de nouveau. Cela arrivait de plus en plus souvent depuis son départ. Marya brûlait de revoir cette soie d'ébène, de contempler cette partie d'elle.
Après s'être retournée dans tous les sens, elle s'éclipsa avec la complicité de l'obscurité. Seules Elena et la fondeuse haut gradée, Darya, étaient au courant de son secret. Cette dernière n'avait toujours que froideur et dédain à son égard, avec en prime une pointe de méfiance à laquelle les autres n'avaient pas droit. Marya avait regardé les autres dans les yeux et raconté qu'elle était une invocatrice, une hurleuse, mais que ses pouvoirs étaient bloqués.
Les enfants lui en voudraient lorsqu'ils apprendraient la vérité. À leur âge, l'existence était peinte en noir et blanc sans nuance. La moindre dissimulation était une trahison, surtout de la part d'une de ces adultes qui vous exhortaient à ne jamais mentir. Marya y consentait car c'était le prix de sa sécurité et de sa tranquillité. Les Grisha étaient déjà persécutés et elle était une minorité parmi eux, parfois jugée contre nature. L'ennemi pouvait être tout proche, infiltré, et entendre un mot de trop.
Elle fit quelques pas entre les tentes et s'éloigna le plus possible. La nuit la protégerait, ses pouvoirs s'y mêleraient. Après avoir regardé plusieurs fois autour d'elle, Marya dissimula sa main à l'intérieur de son châle. Restait à trouver comment procéder. Les autres Grisha faisaient toujours des gestes, un déclencheur était donc nécessaire.
L'invocatrice se fia à son instinct et à son désir. Marya ferma les yeux et inspira profondément, respira la fraîcheur nocturne. Les ombres étaient derrière le voile, demandant à jaillir, bouillantes et pressantes sous sa peau.
Son cœur battait, paisible et serein. La consolation et la paix de son rêve lui revinrent en mémoire. Marya en fit des fils sur un métier à tisser imaginaire, se représenta le résultat final, s'agrippa à la sensation de l'aiguille dans sa chair, du fleuve superbe qui avait jailli. Marya agrippa le fil et tira. Sa bouche se tordit.
« Viens, je t'en prie. Je veux te voir. »
Elle appela avec toute sa tendresse et son affection. Son talent avait trop longtemps été négligé, c'était terminé maintenant, Marya était prête à l'accueillir et à célébrer sa beauté. La Grisha serra la main et l'ouvrit comme une fleur. Une petite ombre tremblait au creux de sa paume marquée par les épreuves.
Marya blottit ce trésor contre son cœur. Un rire cristallin lui échappa, ses yeux étincelèrent de ravissement. Elle avait réussi toute seule ! Ses doigts s'y glissèrent, elle enroula ce bracelet vaporeux autour de son poignet. L'ombre était fraîche et douce, une brise caressante, un baiser sur son front. Sa couleur était du jais le plus sombre, intense, le même que cette plume de corbeau trouvée autrefois dans la neige et qui était restée parmi ses trésors. Marya aurait voulu danser et jouer avec elle.
Sa joie était et impossible à contenir. Cela lui appartenait pleinement. Les ombres la protégeraient toujours, comment les haïr ? Elles étaient un rempart contre l'adversité, une arme contre les périls de ce monde.
Marya aurait voulu s'envoler jusqu'à Os Alta et trouver immédiatement les instructeurs du Petit Palais, qu'ils lui montrent ce qu'elle pouvait faire. L'invocatrice avait boité pendant tout ce temps sans même en avoir conscience. Rien n'égalait son désir d'être complète, de prendre la pleine mesure de sa force. Marya se promit de rendre un jour réel le manteau consolateur de ses songes. Un bruit de pas se fit entendre. Elle chassa l'ombre d'un doux geste, la laissant s'envoler.
« Au revoir...et merci. »
Vivante, la nuit bruissait de mille sons et craquements.
Elle s'assit. La lune gironde lui sourit et éclaira son visage. Une chouette hulula au loin. Son cœur battait au rythme du monde. Qu'ils l'appellent hérétique, monstre ou abomination. La Grisha s'en moquait. Ils ne comprenaient rien, elle connaissait la vérité.
*
Les alentours d'Os Alta étaient peuplés de paysans, de fermes, de gens courbés sur leur labeur qui avaient à peine le temps de les regarder. Rien de différent en soi. Une fois à l'intérieur, Marya poussa la porte d'un univers bruissant, coloré, moderne. Les longues artères, les bâtiments lui prouvèrent son ignorance du monde. Le temps s'écoulait plus vite dans ce lieu de raffinement, ce soleil dont les rayons n'atteignaient pas l'arrière-pays.
Les enfants débordaient de questions et Marya se joignit volontiers au jeu. Os Alta portait bien son nom de cité de rêve ! Tout cela appartenait plus au conte de fées qu'à la réalité. La demeure de son ancien seigneur n'était qu'une simple cabane de rondins face à toutes ces maisons cossues. Des fontaines gargouillaient sur les places, les coupoles étincelaient sous le soleil, les flèches graciles des clochers se détachaient sur le ciel bleu.
Des voitures tirées par des montures élégantes et puissantes passèrent près d'eux. Une dame au manteau doublé de vair se laissa entrevoir à la fenêtre. L'amertume se mêla à l'onirisme en pensant à tous ces gens vivant aux portes du paradis, à jamais exclus.
— Voilà, nous y sommes, souffla Elena.
Elle aurait tout aussi bien pu garder le silence car les mirages devant eux dépassaient tout le reste en munificence. C'étaient le Grand Palais et son jumeau, le Petit Palais, où demeuraient les personnes les plus puissantes du pays et le roi, leur nouveau maître.
Une longue allée d'arbres dégarnis par l'arrivée du froid les conduisit à cet autre monde. Chacun retint son souffle. Le Petit Palais cessa d'être une vision lointaine, mais une structure tangible, dans l'ombre de la demeure royale.
« Pour toujours garder un œil sur les Grisha » comprit Marya, nullement dupe.
Les autres Grisha près d'elle passaient en taches de couleur vite diluées. Le convoi s'arrêta dans la cour. Les enfants allaient être conduits à l'école. Marya commença à les rassurer mais Darya surgit devant elle, spectre écarlate. La plus jeune se redressa et la toisa, faisant comprendre à la fondeuse qu'elle ne l'effrayait pas.
— Venez avec moi, nous allons voir le général, cingla la plus âgée.
Elle se retourna sans même l'attendre, contraignant la recrue à bondir à sa suite. D'un regard, Elena lui transmit malgré tout les encouragements nécessaires. Marya adapta son pas à celui de sa guide. Qu'elle courre si elle le voulait ! Marya était forte et endurante. Elle eut cependant à peine le temps de regarder autour d'elle et sa curiosité en souffrit. Les splendides détails appelaient son regard.
Marya fendit la marée humaine à contre-courant, plongée dans une eau froide qui cherchait à la jeter contre les rochers. La Grisha essaya de retenir le chemin, mais les couloirs se succédaient en un labyrinthe, les escaliers se déroulaient sans fin, les dorures saturaient ses sens.
Darya se mouvait à un rythme sec et martial, ses bras croisés dans son dos, une branche droite et mince qui aurait pu se briser d'un instant à l'autre sous la tension. Ses doigts se crispèrent crispaient parfois. Craignait-elle le général ? Sans doute comme tout le monde ici, mais y avait-elle quelque chose de plus profond. Marya se trouva nerveuse à l'idée de rencontrer une personne d'un tel statut. « Quand on le blesse, son sang est rouge, comme tout le monde », se rappela-t-elle.
Toutes deux s'arrêtèrent à la porte des appartements du général. Marya repéra aussitôt son emblème, un soleil éclipsé. Darya s'adressa aux gardes d'un ton sec, insistant sur l'urgence de la situation. Marya attendit sans savoir où se mettre. La simplicité et la grossièreté de ses vêtements jurait dans cet endroit. Darya se comportait avec elle comme une geolière avec son prisonnier, lui faisant souhaiter être bientôt débarrassée d'elle. Darya tapa du pied, impatiente. Qu'espérait-elle de cette découverte ? Une récompense, une promotion ? Marya reporta son attention sur le décor en tentant d'avoir l'air le plus neutre possible.
Peu de temps s'écoula, mais les secondes parurent infinies avant qu'on ne les fasse entrer. Darya prit les devants et lui intima d'un regard glacial de la laisser parler. La paysanne n'entrevit qu'un kefta sombre et s'inclina aussitôt, ayant demandé à Elena de l'instruire à ce sujet.
— Moi soverenyi, salua-t-elle en même temps que Darya.
La fondeuse se redressa et Marya l'imita. Les prunelles d'onyx du général l'observèrent avec une vague curiosité détachée. Son regard la transperça. L'homme était tel que son amie l'avait décrit, il exsudait une autorité naturelle et ne devait guère avoir besoin de hurler pour se faire obéir. Un seul geste de sa part devait suffire. Fascinée, Marya observa l'homme qui partageait ses pouvoirs.
Ses traits étaient élégants, ses cheveux soigneusement peignés en arrière et son charisme, magnétique. Il était encore jeune, sa beauté rehaussée par l'éclat de sa maturité. Son attitude contredisait cette impression. Les Grisha n'étaient-ils après tout pas dotés d'une longue vie ? Ses yeux avaient déjà tout vu, rien ne semblait pouvoir l'étonner. Il paraissait aussi ancien que la nuit elle-même, observant la scène depuis un point lointain et surélevé comme si tout ceci s'était déjà produit et se produirait de nouveau.
D'un signe de tête, le général incita Darya à parler.
— Général, j'ai trouvé cette fille pendant notre tournée, dans un petit village de campagne.
L'intéressée contint une grimace. Comment osait-elle la désigner ainsi !
— Et qu'a-t-elle de si exceptionnel pour me que vous me l'ameniez si vite, à part son âge ? coupa Kirigan.
Bien des recruteurs étaient venus le trouver en espérant une récompense en croyant avoir déniché un atout. Cela s'avérait parfois vrai mais les années émoussaient l'effet de surprise.
— Elle...elle peut invoquer les ténèbres, comme vous, général.
La voix de Darya trembla et Marya se réjouit de la voir en mauvaise posture. Le général les dévisagea tous les deux, haussa simplement les sourcils et se pencha en avant.
— En êtes-vous bien sûre, Bashkirova ?
Un parfum de menace accompagnait ces mots soigneusement prononcés. Pour une raison ou pour une autre, le Grisha n'en croyait pas un mot.
— Bien entendu, général.. Je n'oserais jamais vous faire perdre votre temps. Donnez-moi votre bras, ordonna-t-elle sèchement à Marya en tirant l'aiguille d'os de son kefta.
Cette dernière refusa, lèvres cousues. Darya ne la rudoierait plus et ne parlerait pas à sa place. Marya saisit l'opportunité de combattre et de s'imposer. Elle s'avança donc.
— Permettez que je vous montre, moi soverenyi, offrit-elle avec la plus grande déférence.
Darya blêmit devant ce retournement imprévu. Marya s'était entraînée sur le chemin et pouvait désormais appeler les ténèbres à volonté. Le général attendit à silence, la tension épaissit l'air. Le poids des attentes pesait sur Marya, sa gorge était sèche, les battements de son cœur l'assourdissaient.
Elle ferma les yeux. L'obscurité l'entoura et lui fit tout oublier. C'était là et rien ne pouvait lui enlever. La nuit ne lui ferait jamais défaut. En ouvrant les yeux, Marya vit danser les ombres. Un sourire s'épanouit malgré tout sur ses lèvres. D'un geste, elle les enroula autour de ses doigts. Elle ne savait rien faire de plus, mais c'était suffisant.
Le masque du général se fissura un instant et sa main agrippa le rebord de la table. Cela ne dura que le temps d'un battement d'aile mais Marya l'avait bel et bien surpris.
— Laissez-nous, ordonna-t-il simplement.
*
Aleksander déplia sa silhouette racée, toisant l'inconnue de toute sa hauteur et s'approcha lentement. Le Grisha se félicita d'être parvenu à dissimuler la tempête qui faisait rage sous son expression impavide.
Voir son pouvoir entre d'autres mains que les siennes ou celles de sa mère relevait du prodige. Le geste était bancal, elle se concentrait bien trop pour une chose aussi simple, mais peu importait. Ce petit tour l'avait bien plus ébloui que la plus spectaculaire des démonstrations.
Les grands yeux gris de la jeune femme le fixaient, plein d'expectative. Les ondulations de ses cheveux avaient la couleur solaire des blés qu'il aimait tant et des reflets de miel. Son accent à couper au couteau et ses vêtements trahissaient son origine paysanne. Bien que déracinée en terre inconnue, ses muscles tendus, elle gardait sa peur à distance.
Elle devait avoir au moins vingt ans. Ses traits doux et fins ne la faisaient nullement paraître fragile ou délicate. L'ombre de la faim et des privations planait au-dessus d'elle, ses joues étaient un peu creusées, ses lèvres gercées et rougies. Loin de se lamenter, elle affrontait l'épreuve. Une survivante, comme lui.
— Quel est votre nom et d'où venez-vous ?
Sa voix lui parut bien trop fébrile et il s'en morigéna aussitôt. Elle n'en entendit cependant rien.
— Marya Dourova. Je viens de la campagne, entre Ryevost et Adena.
— Et vos parents ?
— Mes deux parents sont des otkazat'sya, des serfs. Et je suis bien leur fille, je leur ressemble. A ce que je sais, il n'y a jamais eu de Grisha dans ma famille.
Marya avait en effet compris la question sous-jacente, ayant entendu que les talents des Grisha se transmettaient souvent de manière héréditaire. Aleksander apprécia sa vivacité d'esprit. Une invocatrice de ténèbres née de deux personnes complètement ordinaires, vivant son existence sans se douter de rien...l'univers continuait de le surprendre même après des siècles.
Une serve, née enchaînée, un bien pouvant être cédé sur un coup de tête. « Hélas, tu n'es malheureusement toujours pas libre », songea-t-il, sa sympathie doublée d'amertume. Marya le troublait violemment. Le général ne l'avait pas attendue, ni imaginée. Il croyait se revoir des siècles auparavant, au seuil de sa destinée, sur le point de comprendre sa place en ce monde et le fardeau qui lui incombait. Tous deux étaient à la fois reflets et contraires.
Son existence n'était qu'un grain de sable face au long courant de la sienne. La voir ainsi loin de tout repères éveilla en Aleksander l'envie de la protéger, d'être pour elle la personne qu'il aurait autrefois aimé avoir à ses côtés. C'était pour cela qu'il avait construit le Petit Palais. Marya n'aurait pas à se cacher et à fuir comme mais vivrait dans une sécurité relative auprès des autres Grisha. Tout ceci donnait du sens à son combat.
Ces considérations ne le détournèrent pas de sa mission première.
— Donnez-moi votre main, mademoiselle Dourova. Je dois vérifier quelque chose.
Son ton était courtois, mais toujours aussi distant. Marya le dévisagea, surprise, doutant de ses intentions, puis s'exécuta. Les doigts du général se posèrent sur les siens et il sentit les crevasses et les cals de sa chair abîmée. Une étincelle jaillit de leurs peaux jointes.
Il la lâcha tout aussi promptement. Ne comprenant pas son geste, Marya recula d'un pas, sur ses gardes.
— Merci, mademoiselle Dourova.
Marya n'était pas un amplificateur et ne pouvait raisonnablement pas avoir de lien avec sa famille. Il avait pensé que personne d'autre ne pourrait posséder ce talent mais s'était trompé. Elle était une colombe noire, caprice de fortune, beau mais imprévisible.
— De rares Grisha ont la possibilité d'accentuer les talents des autres, c'est ce que je souhaitais savoir en vous touchant. Mais ce n'est pas votre cas.
Aucune justification n'était pourtant nécessaire, mais Aleksander y tenait. Le général s'exprima factuellement, mais le mot remua les avertissements de sa mère et le souvenir du jour où Annika avait voulu récolter ses os. Il était cependant désormais au sommet de la chaîne et cette jeune femme ne représentait aucune menace. Leur contact avait été trop bref et elle, trop inexpérimentée, pour saisir que ce soit. La surprise l'avait de plus distraite.
Le respect avec lequel il s'adressait à elle la mettait en confiance. Il ne se servait pas de son rang pour l'écraser et on l'avait rarement traitée ainsi. Elle hocha la tête et son expression se fit plus sereine.
— Soyez la bienvenue au Petit Palais, mademoiselle Dourova. Nous vous apprendrons à développer votre plein potentiel, nul doute que vous deviendrez une Grisha puissante.
Des images fugitives jaillirent. Comment pourrait-elle contribuer à la défense de Ravka ? Que pourraient-ils accomplir ensemble ? Il faudrait cependant qu'elle se révèle être de confiance.
Elle s'inclina légèrement et sourit. Son regard tranquille rappelait le disque lunaire. La tension avait libéré ses griffes. Entre ombres et lumières, la pièce baignait dans une atmosphère feutrée, intime. Tous deux se toisèrent, se reconnaissant en silence, étreints par une lancinante impression de familiarité.
— Vous devez être fatiguée par le voyage, je vais vous faire escorter jusqu'à vos quartiers.
Marya refusait pourtant de partir. Elle ignorait si cette requête serait bien reçue mais les mots demandaient déjà à jaillir. Sa méfiance lui rappela leur écart de statut. Le général était bien disposé à son égard, aussi osa-t-elle.
— Moi soverenyi, pourriez-vous me montrer votre Petite Science ? J'aimerais voir ce dont je serai peut-être un jour capable, pria-t-elle avec conviction.
Marya eut à peine le temps de respirer que la nuit prit possession de la pièce. La tapisserie se déroula, mangea la flamme des lampes. C'était la scène de son rêve ! Nullement hostile, la nuit l'entourait simplement. Les volutes s'approchèrent et elle lutta contre l'envie de les toucher. Tout ceci s'était produit si vite et sans efforts ! Admirative, Marya se promit d'apprendre et de s'entraîner jusqu'à pouvoir faire la même chose.
— Merci, moi soverenyi, s'exclama-t-elle en s'inclinant.
L'amusement réchauffa le regard du général. Pas une once de peur ou de dégoût. Son émerveillement lui rappela celui de la petite Sylvi, bien longtemps auparavant. Elle trouvait de la beauté dans ce qui l'avait autrefois effrayé et ou beaucoup ne voyaient que monstruosité. Il n'y avait pourtant rien d'innocent ou de naïf chez elle qui avait défié la faim, la maladie et les bêtes, travaillé avec le vent froid pour seul compagnon. Décidément, Marya savait intriguer. Elle pourrait peut-être un jour le comprendre pleinement. Se trouvait devant lui une future égale et peut-être même...une compagne. Il jugula aussitôt cet élan.
L'entrevue terminée, Marya le laissa seule, escortée par les serviteurs du palais. Aleksander la regarda s'éloigner et s'assit de nouveau, prenant le temps de ressasser ce qu'il venait de se produire. Marya ignorait encore tout des années infinies qui l'attendaient. Elle aurait bien le temps de l'apprendre, mieux valait ne pas l'assaillir. Qu'elle profite encore pour l'instant de son arrivée au palais.
*
Sa chambre.
La pièce était d'un luxe inouï avec son lit à baldaquin et ses meubles. La maison d'une princesse. Les serviteurs s'étaient dévisagés en découvrant sa réaction. Le plafond semblait plus haut que la voûte céleste. Rien à voir avec la petite pièce étroite de sa maison. Marya ne pouvait croire que ce lieu lui appartenait. Non, se tout appartenait en réalité au roi, elle n'était qu'une passagère.
La Grisha s'allongea tandis que le palais s'endormait progressivement. Les oreilles duveteux cédèrent sous son poids, le lit l'entraîner dans ses profondeurs. Elle remua. Les bruits du dehors la dérangeaient. Saturé par toutes ses nouveautés, à la fois émerveillé et trop sollicité, son esprit ne parvenait pas à sombrer. L'inconnu complet l'attendait.
Marya invoqua les ombres jusqu'à ce que ses paupières dodelinent. Prenant une grande inspiration, elle les projeta d'un geste vers la chandelle et l'éteignit ainsi. La joie la fit remuer. Ce n'était rien mais c'était un début. La chambre et le palais disparurent dans les ténèbres. Le seul bruit dans la pièce était celui de sa respiration. Derrière ses paupières, Marya convoqua les sensations familières.
Blottie dans son cocon, elle laissa le sommeil l'emporter. Il lui faudrait être en forme demain.
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Allez, les choses amusantes commencent ! Le chapitre 3 est presque fini, il ne me reste plus qu'à le relire. Si tout se passe bien, vous l'aurez la semaine prochaine en même temps qu'AO3. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé ou comment vous voyez la suite. Ou même un petit vote, c'est toujours motivant ;)
Dans ce chapitre, j'ai utilisé plusieurs références à la BD "Demon in the Wood", notamment pour la manière dont Aleksander décrit le soleil.
Je me suis aussi permis de changer "Ilya Morozova" en "Ilya Morozov". Etant donné que dans cette histoire j'accorde les noms de famille au féminin ou au masculin, ça aurait juré au milieu de tout ça.
Pour la petite anecdote Nadejda Dourova (1763-1866) est une femme qui a servi déguisée en homme dans la cavalerie du Tsar. Je trouvais ce nom de famille approprié pour mon héroïne.
Pour le prochain chapitre, nous aurons une petite ellipse et nous retrouverons une Marya un peu plus à l'aise dans son nouveau milieu. J'en profite pour préciser qu'il n'y aura pas d'entraînement avec Baghra au programme. Baghra apparaîtra...plus tard. Ce personnage me donne de l'anxiété, enfin, pas à ce point mais un peu quand même. Donc pour l'instant, madame "je frappe mes élèves" va rester loin.
A bientôt :D
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