Chapitre 11 : Le prix d'une vie humaine
Perchée du haut de sa monture, Marya fut frappée par la petitesse du village. Les habitations paraissaient avoir été construites par un enfant. La silhouette de l'église s'élançait au loin vers le ciel. La cloche mélancolique rythma la journée. Il avait plu, le sol était luisant et glissant et des tapis de brume rodaient çà et là. La rivière s'étendait tel un long serpent assoupi. Le tambour des battoirs et le chant puissant des femmes lavant le linge transperçaient l'air.
La cavalière s'arrêta un instant, les bruits et les odeurs agitant ses souvenirs. Ce lieu l'avait retenue pendant tant d'années de sa vie. L'horizon était bas, le ciel si proche qu'il aurait pu s'abattre sur eux. Les regards des passants glissèrent sur elle. Tous la reconnaissaient. Le flot des paroles avait-il ressassé, déformé son histoire ? Était-elle devenue à son tour une superstition locale, un de ces êtres obscurs qui rodaient dans les bois ?
Son apparence trahissait sa hâte. Ses cheveux étaient rassemblés d'une manière simple et fonctionnelle, quelques mèches échappées ruisselaient sur son front. Le manque de sommeil tirait ses traits, l'air et le trot avaient rougi ses joues. Ses armes dissimulées sous son manteau, Marya n'arborait pas de signes distinctifs. C'était plus sûr et surtout plus discret. Il restait aisé de deviner à son escorte qu'elle était une gradée en mission, mais son appartenance demeurait floue.
Ses hanches et ses jambes protestaient après tant de jours passés en selle. Sa hargne lui avait permis de tout survoler. Ses haltes étaient restées aussi courtes que possible. Les premières heures du jour l'avaient vu revéillée, mais la présence des bêtes et de son escorte l'avait poussée à modérer ses ardeurs. Le voyage s'était déroulé avec une détestable lenteur, mais c'était fait, elle était là.
Certains l'évitèrent, mais d'autres la saluèrent avec distance ou avec une franche chaleur. Siméon marchait désormais aux côtés d'Olga. Sa fiancée ? Sa femme ? Marya lui adressa un sourire moqueur lorsqu'il feignit ne pas l'avoir remarquée. Qu'il était lâche et médiocre ! Marya avait grandi et ne saurait désormais plus se contenter de quelqu'un comme lui. Aleksander avait éclipsé tous les autres.
Elle était partie au bon moment pour s'éviter d'avoir à évaluer tous les hommes du village en quête du meilleur candidat pour un mariage. L'épreuve de la maternité lui aurait sans doute été épargnée. Miyue la soigneuse lui avait glissé en effet avec un air grave que les Grishas avaient parfois des difficultés à concevoir. Marya était attristée pour ceux qui en souffraient, mais cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Changer d'horizon lui avait permis de prendre conscience de ses envies réelles. Les moyens d'éviter une grossesse ne manquaient en outre pas, surtout au Palais.
Le prêtre, qui avait toujours été là pour défendre et consoler ses ouailles, vint à elle, une douce expression sur son visage ridé et entouré d'une barbe nuageuse.
— Ma fille, quel soulagement de vous revoir saine et sauve ! Vous avez toujours été honnête et travailleuse. Quelle histoire que la vôtre ! J'ai songé à toutes les épreuves qui vous attendaient et j'ai prié pour vous. Ne vous en faites pas, vos parents vont bien. Je leur ai toujours tenu compagnie et me suis tenu à leurs côtés.
La dernière partie de la phrase inquiéta Marya. Reconnaissante de son aide à sa famille depuis le décès de sa petite sœur, elle prit sa main dans la sienne et le remercia.
*
Dans le lopin derrière la maison, Lizaveta coupait le bois. Sa mère frappait avec une hargne guerrière, la respiration forte. Marya l'avait tant de fois aidée ! Tétanisée, elle la contempla, car la revoir en chair et en os lui tira une joie aiguë, violente. Sa gorge se noua.
La veille, elle avait eu un cauchemar dans lequel ses parents avaient déjà été vendus à quelqu'un d'autres parce que leur présence causait trop d'agitation. Une sueur glacée l'avait recouverte à son réveil.
Sa mère sentit sa présence et se retourna aussitôt, les yeux écarquillés, paraissant avoir vu un spectre. Elle laissa sa hache et courut, agitant la jupe de son sarafane.
— Macha ! Les saints soient loués ! Tu es là ! Jamais je n'y aurais cru. On t'a donné une permission ? Est-ce que tout va bien ?
Mains tremblantes, sa mère l'inspecta sous toutes ses coutures, l'enlaça vigoureusement. La voir dans un tel état était aussi troublant qu'inhabituel. Lizaveta paraissait plus fatiguée. Le temps avait creusé de nouveaux sillons sur son visage et répandu le givre dans la masse fauve de sa chevelure. Des larmes pleuvaient de ses yeux d'azur.
— Ah, il faut que je termine avec le bois. Tu veux bien m'aider, dis ? On parlera ensuite, pria la femme d'une voix rauque.
Marya la retint par le poignet, murmurant avec douceur.
— Maman, laisse ce bois. Tu n'en auras plus besoin. Je suis venue pour vous libérer papa et toi et vous emmener loin d'ici.
Le doute déforma les traits de Lizaveta en voyant ses rêves les plus fous devenir tangibles. L'agitation ramena Pavel, dont le masque stoïque laissa place à une profonde émotion, toute en retenue subtile. Son père n'avait guère changé, la silhouette longiligne et noueuse, ses cheveux pâles coupés courts.
— Mon héroïne, salua-t-il.
Incapable de parler, balbutiante, Marya se laissa envelopper dans leur amour. Rien ne les séparerait jamais. Ils avaient survécu à cette terrible séparation. Marya avait craint d'oublier le son de leur voix, leur visage, les avait invoqués au moment de s'endormir. Mais rien de tout cela ne se produirait. Elle avait lutté et transformé son statut en bénédiction.
Elle hoqueta. La pression dans sa gorge était insupportable. Le flot était là, mais Marya ne parvenait pas à se laisser aller. L'émotion fracassa la digue de son orgueil. Des larmes brûlantes troublèrent sa vision. Elle n'avait pas pleuré à la guerre ni au Palais, même après les entraînements les plus ardus, mais cette tendresse la mit à terre. Tout ce qu'elle avait trop longtemps contenu jaillit en une averse libératrice. La famille n'était plus qu'une unité de souffles et de cœurs.
Un peu penaude, elle essuya ses yeux et découvrit les sourires radieux de ses parents.
— Regarde-toi, tu es si belle et surtout si forte ! L'éclat de ta peau, de tes cheveux, la force dans ton maintien et dans ton regard...si je ne te connaissais pas, je t'aurais appelée madame ! la complimenta Lizaveta.
— Tu avais faim. Tu t'es nourrie, compléta Pavel avec un hochement de tête.
Marya avait trop de choses à leur raconter. Comment résumer son incroyable aventure en une poignée de phrases.
— Je suis venue nous chercher, reprit-elle avec force en prenant leurs mains calleuses et battues par les vents dans les siennes. Le roi m'a donné la somme nécessaire en récompense pour mes services.
Pavel et Lizaveta comprirent que leur liberté avait été achetée au prix du sang mais gardèrent le silence par égard pour le sacrifice consenti par leur fille.
*
— J'espère que vous avez fait bon voyage...madame, grommela Obolensky en s'agitant sur son siège.
Le malaise suintait de lui. Marya se trouvait assise dans le salon de son ancien seigneur en invitée d'honneur. Elle s'était coiffée et enveloppée dans son kefta noir, hiératique. Une collation avait été apportée pour elle et son escorte. Elle n'y toucha que du bout des doigts. Cette richesse provenait en partie du travail de ses parents et cela lui donnait l'impression de boire leur sang.
— C'est le cas. J'ai obtenu du roi la libération de mes parents, Pavel Dourov et Lizaveta Dourova, deux laboureurs. J'ai avec moi la somme nécessaire et vous prie de vous les remettre sur-le-champ, ordonna-t-elle sèchement.
— Mais bien entendu. Je n'oserais contrarier leurs Majestés et la Seconde Armée, répondit l'homme avec une politesse contrainte.
Il n'avait pas été un mauvais maître, n'abusait pas des punitions corporelles et laissait vivre les familles tant qu'elles faisaient leur travail. Son attitude plaisait cependant à Marya. La revanche avait bon goût.
«Il a raison de me craindre. »
Obolensky espérait la voir repartir le plus vite possible. Marya n'avait été autrefois qu'une abstraction pour lui, une simple ligne sur le registre de ses terres. Le fait que l'autre invocatrice de ténèbres soit sortie de ses terres lui offrait une notoriété dont il se serait bien passée. Les plus superstitieux y allaient de tous leurs commentaires. Il espérait par ailleurs que d'autres Grishas ne jailliraient pas de son sol. Certes, la nécessité de défendre le pays faisait loi, mais qui allait compenser si une grande partie de ses travailleurs partaient ?
Marya tira l'argent mais le garda hors de portée de ses mains avides.
— Rédigez d'abord l'acte d'émancipation et signez-le.
La Grisha le toisa de son air le plus froid. Il n'eut qu'à obéir et écrivit promptement, la plume grattant avec insistance sur le papier. La signature fut enfin ajoutée, officialisant la transaction.
Elle prit le temps de lire, s'arrêta sur chaque virgule, avant d'aligner les pièces sur la table. La vie de ses parents résumés dans ces choses froides et brillantes. Il les prit dans ses serres de rapace et les compta avec avidité. Elle ne put s'empêcher de songer qu'il allait racheter d'autres serfs en remplacement et fut prise par l'envie fugitive de lui couper les doigts.
Mais à défaut de sauver les autres, elle pouvait déjà se concentrer sur sa famille.
*
Marya courut à perdre haleine jusqu'à la maison, ses joues rougies. Ses parents avaient continué de s'affairer par habitude ou pour s'occuper.
— C'est fait ! clama-t-elle en agitant le papier. Vous êtes libres ! On va pouvoir partir !
Sa déclaration fit l'effet d'un coup de tonnerre. Son père chancela et se raccrocha à la table. Les mots le fuyaient. Les chaînes étaient désormais si profondément enfoncées dans sa peau qu'il s'était vu mourir ici. On se racontait bien des histoires de serfs libérés ou anoblis pour avoir sauvé leurs maîtres, mais ces beaux récits adoucissaient l'emprisonnement. Le monde extérieur était pour lui un rêve distant. Marya le savait capable de s'adapter : Pavel était un arbre capable de grandir dans n'importe quel sol.
Lizaveta rit quant à elle, comme possédée, les sons rauques semblables à la fois à des rugissements ou des imprécations. Une vague venait de naître et de déferler en elle, ses bras s'étendirent et elle tourna, redevenue la jeune rebelle d'autrefois. La résignation avait mis un terme à ses tentatives, mais la vie n'avait pas fini avec elle. Sa faim était dévorante et elle se promit d'y remédier.
— C'est fini. Plus personne ne pourra vous retenir ou vous vendre de nouveau, ajouta-t-elle en référence à l'humiliation déjà subie par sa mère. Et j'ai aussi sauvé la vie d'une duchesse pendant la fête des Neiges. En remerciement, elle m'a offert une propriété pour vous, près d'Os Alta.
-Une duchesse ? Une maison ? Si tout cela n'était pas trop réel, je croirais m'attendre à me réveiller d'un moment à l'autre, commenta Pavel.
Sa famille était attachée à cette terre depuis plusieurs générations. Et aujourd'hui, il allait avoir la sienne ! L'inconnu était à la fois fabuleux, séduisant et effrayant, tout comme les lumières de la ville et sa foule bruissante.
— Tu en connais du beau monde maintenant...je crois dans ce cas qu'on a qu'à rassembler nos affaires et partir. Le plus tôt sera le mieux, décida furieusement Lizaveta, craignant presque que la porte ne se referme sur eux.
*
Tous se mirent rapidement au travail. Marya découvrit entre-temps un nouveau membre de la famille. Pavel avait en effet recueilli Perle, un chat calicot qui les suivrait dans leur expédition. « Je ne fais confiance à personne d'autre pour s'en occuper et elle se tiendra tranquille pendant le voyage, j'en serais garant » avait-il fermement insisté. Marya n'en avait aucun doute. Son père avait une excellente manière de faire avec les animaux et parvenait à les apaiser comme par magie. On lui confiait d'ailleurs souvent des tâches en ce sens.
La Grisha était d'ailleurs ravie de découvrir cette adorable nouvelle pensionnaire. Perle faisait surtout confiance à son père pour l'instant, mais elle accepta tout de même de se laisser gratter la tête.
Tout avait disparu, jusqu'aux icônes. Les saints veilleraient sur eux ailleurs. Cette maison était gravée leurs chairs. Marya y avait été un fantôme, cet endroit ne serait plus qu'un souvenir. Elle retint son souffle devant les murs nus. Ils savourèrent une dernière veillée au coin du feu tandis que l'escorte de Marya se reposait dans la maison d'Obolensky.
— Papa, maman...je vous remercie pour les armes et tout ce que vous m'avez appris. Cela m'a aidée bien des fois.
Elle avait l'air dure et fatiguée. Leur fille était pleinement une femme, encore plus forte et astucieuse.
— Ce n'est rien, soupira Lizaveta. On a toujours voulu que tu aies ce qu'il faut pour survivre dans ce monde. Bon, alors, raconte-moi comment ça c'est passé au Petit palais. Est-ce qu'on t'a bien traitée ?
— Parfaitement bien. Les instructeurs ont été très patients avec moi et j'étais très motivée pour apprendre. Je continue encore à faire de nouvelles découvertes ! J'aime beaucoup cet endroit. Surtout la bibliothèque.
— Tu vois Liza, tu n'auras pas à écorcher qui que ce soit vif, plaisanta Pavel avec un sourire en coin.
Marya les dévisagea avec un sourire amusé, connaissant très bien sa mère et s'imaginant les menaces qu'elle avait pu proférer.
La femme eut un geste de la main.
— Tant mieux pour eux. Et avec le général ? Il a forcément dû s'intéresser à toi si vous êtes les seuls à avoir ses pouvoirs... Certains disent que tu es son bras droit et j'ai entendu toutes sortes de ragots...
Tous deux cherchèrent la faille. La mention d'Aleksander lui donna envie de sourire comme une gamine, ce qu'elle réussit à ne pas faire.
— Son bras droit...peut-être pas à ce point. Il y a encore des gens plus expérimentés et important que moi. Mais je travaille en effet avec lui et tout se déroule bien. C'est un homme ferme, mais juste. Je peux vous dire par contre qu'il a été très surpris en me voyant. Je dirais presque que j'en suis fière.
Ce n'était pas complètement faux. Marya était désormais la seule à détenir certains secrets.
Tête relvée, elle se fit la plus convaincante possible. Le souvenir du jardin affola son cœur. Allons, ses parents ne pouvaient pas l'entendre. Et puis, tout cela lui appartenait, d'autant que cette relation restait à définir. Les deux approuvèrent avec une air neutre et entendu mais Marya savait qu'ils reviendraient bientôt à la charge.
— Et vous ? J'espère que personne ne s'en ait pris à vous en mon absence...s'inquiéta-t-elle, front plissé.
C'était ce qu'il l'avait le plus hantée, chaque partie ne mentionnant que le pire dans ses lettres, elle avait été libre de s'imaginer le pire.
— Eh bien, certains se sont détournés de nous. Ils sont surpris de savoir que tu as vécu si longtemps parmi eux et ils pensent que si tu existes, c'est que nous sommes souillés d'une certaine manière, commenta Pavel avec détachement. À vrai dire, je ne comprends toujours pas comment ça se fait que tu sois née de nous deux, mais la réponse n'est certainement pas ici. Heureusement, il y a du bon et du mauvais comme partout et certains, comme le prêtre, nous ont défendus et continuent d'acheter les tissages de Liza. C'était donc supportable.
— Enfin, ton père a quand même collé un œil au beurre noir à quelqu'un, taquina Lizaveta.
— Je ne choisis que des combats que je suis sûr de gagner, surtout quand certains vont trop loin, répondit Pavel en croisant les bras.
Marya déglutit, meurtrie par leur récit.
— Il y en a aussi qui pensent qu'on était tous les deux des Grisha. Et parfois même tous les deux des invocateurs. Quelle idée. Ou alors d'autres qui supposent que j'ai couché avec un Grisha. Qu'importe si tu as les yeux de Pacha et que tu lui ressembles. Ils ont de l'imagination, railla la mère.
Remarquant son silence pesant, chacun prit une de ses mains et la consola.
— Ne t'en fais pas, ma très précieuse. Rien que nous n'ayons pu affronter. En plus, là où nous allons, nous serons des inconnus parmi tant d'autres, n'est-ce pas ?
Oui, c'était fini, même si toute cette bêtise la navrait. La conversation se poursuivit et la guerre fut laissée dehors.
*
La famille fit ses adieux au voisinage qui en valait la peine. Le devoir attendait Marya au Petit Palais. Il y eut des larmes, des encouragements et une envie brûlante dans les regards. Une jeune femme murmura qu'elle prierait pour avoir un enfant Grisha. On félicita Marya de ne pas s'être laissée éblouir par les lumières de la capitale. Son âme était amère. Les mains noueuses s'accrochaient les unes aux autres. Sa mère consolait une femme timide et effacée dont elle avait été la confidente. L'invocatrice aurait voulu pouvoir emmener tout le village avec elle sous son manteau de ténèbres.
La visite prit ensuite des allures de pèlerinage. Marya se recueillit sur la tombe qu'elle n'avait pu orner à son départ. Le cimetière était une grande terre désolée avec ces tombes anonymes, ces vies broyées et avalées, mêlées les unes aux autres dans l'immobilité sépulcrale.
Nastya les attendait. Ils avaient tressé des couronnes de branches, allumèrent trois cierges blancs, trois flammes, trois souffles, pour réchauffer et égayer la jeune fille.
Cette terre ne les dévorerait pas, ils ne pourriraient pas ici et leur chair ne nourrirait pas les arbres et le sol. Nastya avait été avalée et n'aurait pas cette chance. Ne restaient plus d'elle qu'un paquet d'os blanc dans un sol froid. Le prêtre avait promis de continuer à fleurir sa tombe, mais le ferait-il éternellement ? L'oubli rôdait. Ils prièrent sainte Marya pour les égarés et tous les gardiens du sciel.
— Voilà, Nastya chérie. Papa, maman et ta grande sœur vont devoir partir loin d'ici, nous ne pourrons plus venir te voir. Mais nous penserons à toi de tout notre coeur. Si tu nous regardes d'ici, continue à veiller sur nous et...saches que nous t'aimerons toujours, proclama Pavel d'une voix tremblante.
La lamentation finie, il inclina la tête. De l'eau glacée dégoulinait entre les doigts de Marya. Ses habits en étaient imbibés. Des relents de terre mouillée et de pourritures emplirent ses narines. Revenue au matin de la nuit de fièvre, elle tenait entre ses bras le corps froid de sa sœur, aussi léger que celui d'un oiseau.
Le prêtre avait cherché à la consoler et lui avait expliqué que Natya était libre. Elle n'avait plus ni froid, ni faim mais était assise aux côtés des saints car son âme était juste et pure.
Marya n'y avait jamais trouvé aucun réconfort, juste une terrible impuissance. La liberté n'existait que dans la mort, la grande égalisatrice. En quoi était-ce une consolation que de ne plus rien ressentir ni apprécier ? D'être séparée des siens ? Nastya avait été arrachée trop jeune à un monde qu'elle aimait.
Les événements présents lui donnaient encore plus raison. Marya ne pourrait jamais l'emmener loin d'ici. Quel gâchis ! Elle resterait dans la béatitude des morts et l'étreinte des siens.
Ses parents avaient beau lui répéter que ce n'était pas de sa faute, la mort de sa sœur restait son plus grand échec, telle une guerrière ayant failli à sa mission. Le chagrin était un trou béant à son côté autour duquel elle s'était construite. L'eau glacée lui emplit soudain la bouche. Elle se noyait.
« Pardonne-moi, ta grande sœur a failli une nouvelle fois » se maudit-elle. Ses parents la retinrent et la ramenèrent à la réalité. Ensemble, ils quittèrent ce cauchemar éveillé, malgré la plaie béante dans leur chair. Tous deux étaient plus que conscients de l'éphémère de cet instant avec leur fille. Yeux tournés vers le ciel, ils demandèrent qu'on ne leur enlève pas. La mort sautillait partout de ses pieds légers, prête à fondre sur sa prochaine proie.
Lorsqu'elle rentra, le chat recueilli par son père, inquiet, se frotta contre ses jambes. Le froid de la rivière fut chassé.
*
Tout fut rassemblé, le peu d'argent mis de côté et les objets de valeur emportés. Perle dormait dans un panier doublé de couvertures. Marya avait demandé que l'on fasse apprêter une voiture couverte. La route serait pleine de cahots, un vrai navire dans le vent, mais ce serait le mieux pour ses parents qui ne savaient pas monter à cheval. Ces derniers avaient d'ailleurs l'impression de partir comme des princes.
En prenant place sur le marchepied, Lizaveta dévisagea la maison seigneuriale au loin d'un air narquois. Une brise agita sa chevelure fauve tandis qu'une moue railleuse tordait ses lèvres.
— Adieu monsieur. Je n'ai aucun regret.
Le jour où il l'avait achetée restait une brûlure au fer rouge. Des bribes de paroles lui revinrent : « Elle est indisciplinée » avait-on murmuré en justification sur son prix. « Peut-être, mais elle a l'air robuste ». Son poing se serra. Elle n'était plus une jeune fille, prisonnière de cet éternel instant mais une femme libre et capable de se défendre.
Pavel regarda s'éloigner ce lieu qui l'avait vu naître. La liberté n'était pour lui qu'un mirage impossible qu'il n'avait jamais osé courtiser. Sa vie lui appartenait pleinement. Les possibilités l'étourdissaient, mais il songea à la ville, aux livres et aux journaux, au soulagement de vieillir dans un confort relatif. Perle miaula et s'agita. Marya la divertit avec un ruban de ténèbres qu'elle tenta d'arracher de ses pattes blanches sous les regards amusés de ses maîtres. Puis, épuisé, l'animal se roula en boule et s'endormit.
Les histoires du Palais et de la capitale les occupèrent pendant tout le trajet du retour. Marya expliqua comment leur vie était organisée, présentant ses camarades les plus proches. Elle décrivit les merveilles de la fête, les nobles et tout ce que l'on pouvait trouver à Os Alta.
Lorsque la nuit l'isola des autres, Marya porta la main à ses lèvres. Aleksander lui avait bel et bien laissé un souvenir durable. La sensation demeurait en un fantôme aimant sur sa chair, une douce brûlure. L'obscurité lui donna l'impression d'être dans ses bras. Se revoir poser des questions sur lui à Elena la fit profondément sourire. Pensait-il à elle là-bas ? Marya espérait bien que oui.
*
Bien que simple, la nouvelle maison était bien plus spacieuse que la précédente, un luxe pour ses occupants. Déjà meublée, elle n'attendait plus que d'être décorée à leur image.
— Avec l'argent que vous avez, vous pourrez même acheter un cheval, proposa Marya.
— Oh c'est une bonne idée, ça. J'ai toujours voulu en faire, commenta son père.
Perle dormait dans son panier, épuisée par tout ce mouvement. Les saints avaient repris leur place. Cet espace n'attendait plus que d'être rempli avec des rires, des souvenirs et de bonnes odeurs. Tout ce qui faisait la magie d'un lieu à soi, d'une forteresse imprenable.
Pavel et Lizaveta respirèrent l'odeur du bois, entendirent non loin la rumeur de la ville. Os Alta les appelait. Ils se virent franchir ces murs, explorer côte à côte.
— Je t'appellerai si j'ai besoin de couper du bois, plaisanta sa mère.
Marya s'arracha péniblement à eux. Ces instants avaient été trop brefs et il lui faudrait sans doute voyager de nouveau. Il serait cependant plus facile de les revoir. Aussi cette séparation fut-elle un au-revoir en douceur. Elle agita la main jusqu'à disparaître avant de partir d'un trot rapide.
— Quand même, il faudrait qu'on voie tous ces gens dont elle m'a parlé...enfin, si on peut, commença Lizaveta.
— Oui sans doute, mais je ne sais pas si je serais à ma place. Ils ne sont pas...du même monde que nous.
— Et tu crois que Marya était du leur au départ ? Pacha, je crois que tu réfléchis trop, parfois. Ne t'inquiète pas, ils ne vont pas nous manger.
*
Entendant la porte s'ouvrir, Aleksander crut qu'il s'agissait d'un rapport de mission.
— Vous ai-je manqué ? Je suis rentrée de mon coin perdu.
Il releva aussitôt la tête de ses papiers. Marya était de retour, comme si elle n'était jamais partie. Elle se jeta dans ses bras, se trouvant là aussi chez elle.
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Et voilà, Marya a officiellement retrouvé ses parents ! Je suis contente de les revoir ! Dans ce genre d'histoires, la protagoniste est souvent orpheline, mais c'est toujours bien d'avoir une famille attentive pour changer.
Le fait que les Grishas aient parfois des difficultés à avoir des enfants a été mentionné par Leigh Bardugo sur Goodreads (https://www.goodreads.com/topic/show/1840122-leigh-bardugo-q-a---5-29-at-3pm-est?page=1). Je précise que ce ne sera pas un point de tension ou de drame pour la suite. Tout le monde n'a pas forcément envie d'être parent, après tout.
N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé, que ce soit avec un vote ou un commentaire (ces derniers seront lus avec bonheur). Je ne pourrais pas poster d'ici deux semaines, j'ai besoin de faire une pause avec cette histoire. Rassurez-vous, je n'aime pas laisser les choses inachevées, donc je reviendrai ! N'hésitez pas à vous abonner pour ne pas manquer la suite. Je vous dit à bientôt et portez-vous bien d'ici là :).
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