(Partie 2)
Derrière le hublot, Mars s'élargissait inexorablement. Après des mois et des mois de voyage, la planète tant espérée était enfin à portée. Isaac l'observait en silence, conscient de faire partie des quelques premiers êtres humains à la voir ainsi, directement, et non à travers des photos ou des films pris par des sondes. De multiples missions non-habitées avaient été envoyées sur Mars au cours des précédentes décennies et avaient permis d'en connaître les paysages et les caractéristiques physiques avec précision. Mais personne ne s'était encore aventuré aussi loin dans le Système Solaire. Personne n'avait jamais eu le privilège de profiter de ce spectacle époustouflant. Personne n'avait pu ressentir l'émotion du pionnier avec cette intensité, les yeux rivés sur la première planète étrangère qui serait explorée par l'être humain.
Il était 5h du matin. Ce qui ne voulait pas dire grand chose à cet endroit de la galaxie. Quelle signification pouvait-on donner à la position du soleil par rapport à un pays d'une planète à des centaines de millions de kilomètres de là ? L'équipage avait d'abord continué de vivre en se calquant sur ce fuseau horaire, mais avec le temps, l'heure n'était devenue qu'une façon de rester conscient du temps qui passe. De ne pas perdre l'esprit dans les méandres de l'espace sans jour.
Un des voyants du tableau de bord s'alluma, tirant Isaac de sa torpeur. Une réponse de la Terre. Il pressa un bouton et une bande magnétique jaillit de la console. Il l'arracha presque et s'empressa de l'insérer dans le lecteur de synthèse vocale. Une voix robotique retentit dans tout le vaisseau, égrenant mécaniquement chaque syllabe du message.
— Continuez comme prévu. Ne vous laissez pas distancer. Ne les distancez pas non plus. Prenez-les de vitesse à l'atterrissage. Premiers sortis vainqueurs.
La bande s'arrêta après seulement quelques secondes de lecture. Phil s'esclaffa dans son coin.
— Eh bien, voilà qui valait le coup d'attendre ! Merci les gars. On est bien avancés. La situation est parfaitement résolue, qu'est-ce que tu en penses, Isaac ?
— « Prenez les de vitesse à l'atterrissage », maugréa ce dernier. J'aimerais bien les y voir. Piloter une navette spatiale sur une planète inconnue, c'est autre chose qu'une Formule 1...
— Tu crois que si on se jette littéralement sur le sol martien comme un boulet de canon, ça compte pour une victoire ? continua Phil. Je veux dire... Certes, ce sera une victoire un peu amère parce qu'on sera légèrement décédés, mais en même temps, on aura définitivement été les premiers à poser le pied sur Mars ! Enfin, le pied, j'me comprends...
— Franchement, Phil, il n'y a rien de drôle. Tu comptes reprendre ton sérieux, à un moment ?
— Après ma mort, chef, répondit Phil en souriant et en faisant mine de trinquer avec un verre invisible.
— De quoi tu te plains, Isaac ? demanda Frank. Le message va dans ton sens. On garde le cap en espérant qu'ils gardent le cap aussi. Tu espérais qu'on te contredise ? Voire qu'on te dise juste de nous ranger sur le bas-côté et de leur laisser gentiment la priorité ?
— J'espérais surtout des instructions plus détaillées... Plus détaillées que « doucement les gars, mais arrivez les premiers quand même, hein ». Qu'est-ce qu'on est censés faire de ça ?
— Ignorer le message et mettre une peignée aux ruskovs ? suggéra Frank.
Isaac ne répondit pas et se retourna vers les écrans de contrôle des capteurs. Le vaisseau russe s'était doucement rapproché. Les trajectoires des deux vaisseaux n'était bien sûr pas exactement parallèles mais toutes deux orientées vers Mars. Leurs vitesses s'étaient égalisées. Les Russes avaient sans aucun doute détecté leurs rivaux et avaient calqué leur allure.
— Il semblerait que nos amis aient reçus les mêmes instructions que nous, murmura Isaac. C'est plutôt bon signe, j'imagine. Pour le moment, en tout cas.
— Oui, il ne reste plus qu'à espérer qu'on leur ait ordonné d'arriver en second et l'affaire est dans la poche, dit Frank d'un air narquois.
— Tu me fatigues, Frank... Tu sais bien que si on met les gaz maintenant, on brûlera une quantité aberrante de carburant. Et puisqu'ils ne resteront certainement pas en arrière, nous ne serons pas plus avancés. Il est beaucoup plus logique de commencer la course le plus tard possible...
« Même si ça rend l'atterrissage suicidaire » acheva-t-il en pensée.
— Eh bien j'espère qu'à vous deux, vous saurez poser le vaisseau en quatrième vitesse, dit Frank. Moi, je serai près du sas, prêt à sortir dès l'instant où ce tas de ferraille aura touché le sol.
— Pardon ? s'écria Phil d'un air indigné en se levant d'un bond. Il ne souriait plus.
— Nous n'avons pas encore choisi, Frank, dit Isaac calmement en le regardant droit dans les yeux. Qu'est-ce qui te fait de croire que ce sera nécessairement toi ?
La question du premier Homme à marcher sur Mars était délicate, comme on peut l'imaginer. On se souvenait en effet bien plus de Neil Armstrong comme visiteur de la Lune que de Buzz Aldrin. Et quand bien même la mission Amada 12 était composée de Phil, Isaac et Frank, il était évident que seul l'un des trois noms entrerait durablement dans l'Histoire à l'issue du voyage. Il avait donc été décidé de tirer le nom de l'élu au sort après l'atterrissage, ce qui semblait à la fois simple et équitable. L'avantage était aussi de laisser un espoir et une motivation supplémentaire à chacun des trois astronautes pendant toute la durée du voyage.
— Vous êtes les pilotes de ce vaisseau, dit Frank. Moi je conduis le *rover*, je ne vous sers à rien pendant l'atterrissage. Puisqu'il est possible que tout se joue à quelques minutes, il me semble logique que l'un d'entre nous soit prêt à sortir aussi vite que possible. Et comme ça ne peut pas être l'un de vous deux...
— Tu délires ? On n'va pas te déposer à la supérette du coin, tu sais ! C'est une sortie sur le sol d'une planète jamais foulée par l'Homme ! Ça se prépare !
— Exactement. Raison de plus pour que ce soit moi. Vous ne pouvez pas piloter le vaisseau en portant la combinaison de sortie. Moi je peux me préparer avant l'atterrissage et être prêt à sortir dès que le sas pourra être ouvert.
— Mais... Merde, Isaac, dis quelque chose !
Mais Isaac ne disait rien. Aussi douloureux que cela pouvait être de l'admettre, Frank avait raison. Étant donnée la situation, c'était la façon de faire la plus efficace et la plus sensée. Isaac se tourna lentement vers Frank et dit d'une voix neutre :
— J'espère que tu cours plus vite que les soviets...
Phil poussa un juron et s'effondra dans son fauteuil. Frank resta impassible, mais il n'était pas difficile de deviner qu'il jubilait intérieurement. Isaac releva les yeux vers la planète Mars, avec alors la certitude que les toutes premières empreintes humaines qui s'imprimeraient bientôt dans son sol ne seraient pas les siennes...
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