Mes pas claquaient sur le parquet alors que je continuais mes allers-retours sans ralentir, les mains enfouies dans les poches de ma veste empruntée à Dany et les yeux rivés sur le sol. Un ricanement finit par me faire lever la tête, et je croisai son ironique regard vert.

- Dire que tu me râlais dessus quand c'était moi qui faisait les cent pas...

Je lui tirai la langue puis m'arrêtai au milieu de la pièce, face à Newt.

- Es-tu vraiment sûr de ça ? lui demandai-je une nouvelle fois.

Le blond hocha la tête.

- Mais on ne peut pas reposer la question à Quentyn parce qu'il a effacé sa propre mémoire, c'est ça ?

- Oui, acquiesça Newt sans montrer signe d'agacement.

- Ça ne sert à rien de répéter ça en boucle, vous savez, ricana Dany. Mieux vaut y réfléchir.

- On ne peut pas être certains que c'est la vérité, soupirai-je. Si Quentyn l'a seulement deviné, que ses suppositions ne sont basées sur rien... D'un autre côté j'ai cru comprendre que ce garçon était intelligent, et qu'il a pris des risques en venant en parler. Il ne l'aurait sans doute pas fait pour une simple hypothèse.

Je regardai le blond croiser les bras sur l'écran replié de son vieil ordinateur portable et caler son front dessus, me rappelant l'air perdu de ses yeux clairs quand il était venu nous trouver. À présent, nous passions le plus clair de notre temps dans le petit laboratoire au sous-sol de l'Hôtel de Ville, dont seuls Ella et Newt avaient la clé et connaissaient l'existence. La première étant toujours absente, nous étions sûrs de ne pas y être dérangés.

Je ne savais jamais comment agir avec le garçon. Mon instinct me poussait à lui faire confiance, à le rassurer, à être gentille avec lui mais au fond je le connaissais si peu... À l'époque de l'Académie, je l'observais de loin, sans jamais oser l'approcher. Même si j'avais un peu perdu la notion du temps depuis mon arrestation, il n'empêchait que mon arrivée à la Société et donc mon amitié avec Newt étaient très récentes. Mon éducation m'incitait au respect et à la politesse plutôt qu'à la familiarité.

Pourtant quand il m'avait regardé, plein de doutes, comme si j'étais la seule personne qui comptait pour lui, je n'avais pu m'empêcher de le serrer dans mes bras.

- Cette nuit j'ai essayé d'écrire sur Ella pour voir et...

Les visages des deux garçons se tournèrent vers moi comme montés sur des ressorts, ce qui m'aurait fait éclater de rire si la situation n'était pas si compliquée.

- Et quoi ? me pressa Newt le premier.

- Et rien, je n'arrive pas à la voir. Mon Habilité n'est pas aussi puissante que je le pensais... J'ai l'impression qu'il faut que certaines conditions soient réunies pour que je puisse écrire sur quelqu'un. C'est agaçant. Je sais que je n'ai pas besoin de connaître à l'avance la personne, expliquai-je en jetant un coup d'œil à Dany, mais parfois mon pouvoir ne m'obéit pas. C'est un peu comme si c'était mon subconscient qui le dirigeait... Peut-être que c'est parce que je ne l'apprécie pas que je n'arrive pas à voir Ella, même dans son passé. Tout ce que j'ai pu avoir, c'est des souvenirs d'autres personnes qui la concernent. Je vais continuer d'essayer, je vous tiens au courant.

Le blond hocha la tête et reprit sa position.

- Ça va, Newt ?

Depuis son arrivée, il était vraiment en piteux état, et j'espérais que ce n'était pas parce qu'il pensait à Ella. Il fallait qu'il s'échappe de son emprise, pas qu'il s'inquiète pour elle.

- Je... J'ai copié sans faire exprès le pouvoir de Quentyn tout à l'heure. Je ne pensais pas que c'était aussi atroce. J'ai mal au crâne... Pourquoi est-ce que je me souviens encore de la forme de la poussière sur la poignée de porte ?

- Ton pote, il doit sûrement faire le tri lui-même, remarqua Dany. Supprimer de sa mémoire les souvenirs qui ne servent à rien pour éviter de perdre la boule. Quoique je n'ai jamais dit que tu étais sain d'esprit de base.

Le blond grommela quelque chose d'incompréhensible et je m'approchai de lui en tirant de ma poche le carnet qui me suivait partout. Je le posai à côté de lui sur le bureau et écrivis au hasard, la main gauche posée sur le dos de Newt. Au bout de quelques secondes, celui soupira et se détendit.

- Merci.

- De rien, répondis-je en l'observant avec admiration.

Son Habilité était vraiment géniale, même si je n'étais pas certaine qu'il s'en rende bien compte lui-même. Les seules contraintes étaient qu'il avait besoin du toucher, et qu'il ne pouvait copier qu'un pouvoir à la fois. Sinon, c'était un peu comme s'il avait toutes les Habilités à disposition sans l'accord de leur propriétaire. Et le mieux, c'était que les annales ne mentionnaient jamais un tel don, donc impossible pour quiconque n'était pas dans le secret de le suspecter. Quand le garçon aurait appris à bien s'en servir, il serait imbattable.

- Je peux essayer ? demanda-t-il en me fixant de ses grands yeux par-dessus son bras.

- Quoi ?

Il désigna du menton mon carnet et je compris. Après une hésitation, je le lui tendis ainsi que l'un de mes fidèles stylos.

Ce serait quelque chose d'étrange que de voir quelqu'un d'autre utiliser mon pouvoir, mais je ne pouvais pas le lui refuser. Après tout, peut-être parviendrait-il à voir Ella mieux que moi. J'essayai de lui expliquer comment je faisais, même si c'était devenu tellement naturel à présent. Quand il commença à écrire des absurdités, il ne se passa d'abord rien, puis il s'écroula à nouveau sur l'ordinateur, les deux mains sur le crâne.

- Mais pourquoi est-ce que vous avez tous des pouvoirs qui font si mal à la tête... grommela-t-il.

- J'ai appris à le voir comme une entité vivante... expliquai-je. Je dois le domestiquer petit à petit, sans quoi il se rebelle.

Dany émit un petit rire et nous nous tournâmes vers lui. Il n'avait pas bougé, toujours adossé au mur de pierre près de la porte, les bras croisés. La lumière faiblarde de l'ampoule pendue au plafond projetait les ombres de ses cheveux sur son visage baissé. Ses prunelles qui nous fixaient brillaient comme des diodes vertes.

- Le problème avec toi, blondinet, c'est que tu veux t'approprier des pouvoirs sans essayer de les comprendre. Une Habilité, ça fait partie du Marqué au même titre que ses bras ou ses jambes. Elle nous influence autant qu'on la contrôle. Ce n'est pas un objet que tu vas pouvoir emprunter comme tu le ferai avec un vêtement. Pour la contrôler, tu dois comprendre son fonctionnement mais aussi son porteur, et chacun met souvent des années à apprendre à utiliser son propre don, ne crois pas que tu vas y arriver aussi facilement.

Quand Dany se tut, nous restâmes tous les deux à le fixer un bon moment sans un mot. Le brun avait une maîtrise impressionnante de son pouvoir comparé à nous. Cela faisait des années qu'il l'utilisait pour survivre.

Mais je pensais comprendre ce qu'il voulait dire. Ces derniers temps, j'écrivais tellement que j'avais perdu tout le plaisir que ça me procurait à une époque. Je voyais mon Habilité comme un outil à ma disposition, et c'était sans doute pour cela que je ne pouvais pas le contrôler comme j'aurais voulu. Ce n'était pas un animal sauvage que je devais apprivoiser et asservir, c'était un membre que je devais apprendre à manier comme je l'avais un jour fait pour marcher.

- C'est impressionnant, lâcha Newt en rompant le silence. Tu parles exactement comme elle.

Elle. C'était comme un nuage d'obscurité planant au-dessus de nos têtes et menaçant de nous engloutir à tout instant. Elle était comme le trou noir autour duquel tout gravitait, elle monopolisait nos pensées et nos actions.

Dany rit jaune.

- C'est normal, c'est moi qui lui ai tout appris.

- C'est toi qui l'a fait devenir comme elle est ? demanda Newt.

Le regard du brun s'assombrit et il baissa les yeux.

- Je ne l'ai jamais forcée à rien. Je lui ai appris à manier son don et à se battre, parce qu'elle le demandait. Je lui ai montré comment trouver de quoi se nourrir en zone hostile, se loger, tuer, survivre. Mais je ne l'ai jamais obligée à me suivre, si elle l'a fait c'est seulement parce qu'elle le voulait. Parce qu'elle désirait toujours plus de pouvoir. Elle ne me dérangeait pas alors je l'ai laissée faire, c'est tout. Je ne savais pas comment ça finirait.

- Vous n'étiez que des enfants... soupirai-je.

Au fond de moi, j'étais émue qu'il parle de cette période de sa vie. C'était celle que je connaissais le moins, peut-être parce que j'avais toujours du mal à écrire sur Ella. Le fait qu'il s'ouvre enfin, et surtout devant Newt, me faisait espérer qu'une réelle​ relation de confiance puisse un jour s'installer.

- Je n'ai pas longtemps été un enfant, et Ella non plus. Vous ne savez pas ce que c'est, tous les deux. Moi je n'ai jamais eu personne pour s'occuper de moi. Ella ne s'est jamais trop ouverte sur son enfance, mais quand je l'ai rencontrée, j'ai su immédiatement qu'elle n'avait rien d'une gamine malgré ses treize ans. C'est quelque chose qui se voit dans les yeux de ceux qui ont fait face à la mort et se sont battus pour survivre. Toi, Rachel, je ferai tout pour que tu n'aies jamais à passer par là. Que tu n'aies pas à te perdre toi-même.

Nos regards se croisèrent et je ne dis rien. Je savais qu'il n'aimerait pas que je le remercie, car il ne faisait pas ça pour être gentil. Si c'était le cas, c'était juste parce qu'à un moment ou un autre j'étais devenue l'une des rares personnes à laquelle il tenait. Mais quand ? Et était-ce une bonne chose ? D'un côté, le Marqué le plus puissant de notre génération voulait me protéger, mais d'un autre... S'il y avait bien quelque chose que j'avais apprise en écrivant jour après jour son histoire, c'était qu'il détruisait ce qu'il aimait...

Je pensais que Dany n'était pas foncièrement mauvais, même si je devais être la seule. Mais est-ce qu'avoir de bonnes intentions pardonnait ses actes ? En essayant de sauver Noémie, il avait causé tout le contraire. Il l'avait mise en danger. Il l'avait poursuivie sans relâche. Il avait tué sa famille. Et pour finir, il l'avait forcée à devenir Marquée alors que ce n'était pas écrit dans ses gènes et que son corps n'était pas fait pour le supporter. Tout cela pour son bien.

Noémie était-elle son amour, ou seulement une obsession ? Difficile à dire. Je savais qu'il pensait souvent à elle. Il considérait qu'elle lui appartenait, qu'il était le seul à avoir le droit de poser les yeux sur elle, le seul à même de l'aimer et de la défendre. Et tout ça n'avait mené qu'à sa perte.

Je croyais en l'humanité du garçon, et je l'appréciais vraiment. Je ne voulais pas m'éloigner de lui. Quand je repensais à ce temps où je ne l'avais pas encore soigné du poison, où nous étions encore seuls tous les deux dans la Cité, livrés à nous-mêmes et avec personne pour nous dire quoi faire, je me disais que c'était la meilleure période de ma vie. J'avais peur, c'était vrai. Peur de Dany, peur du futur. Mais dans la captivité, il m'avait permit d'entrevoir ce qu'était la liberté.

Plus que la télékinésie, son pouvoir était de détruire. C'était pourquoi ce n'était pas à lui de me protéger, mais à moi de le préserver de lui-même.

- Qu'est-ce qu'on fait, pour Ella ? finit par demander Newt, que j'avais presque oublié.

- Si elle a vraiment été assez idiote pour se faire attraper, on ne peut pas l'aider, répondit Dany sans le regarder. On n'a pas assez d'informations, elle pourrait très bien être à l'autre bout de la Cité, et elle est certainement bien gardée. Si Rachel n'obtient pas plus d'informations, il n'y a rien à faire. Même moi, je ne vois pas comment je pourrais la libérer, et vous savez à peine vous servir de vos pouvoirs. Avec une armée à la rigueur... Et puis de toute façon, à quoi ça servirait ? Je vous rappelle quand même que c'est une ennemie. La connaissant, elle ne dira rien et finira par trouver seule un moyen de s'enfuir. À ce moment-là je la tuerai, et tout est bien qui finit bien.

Dire que Newt le fusillait du regard aurait été un euphémisme. On aurait plutôt dit qu'il rêvait de l'égorger sur place.

- Peut-être qu'elle ne tiendra jamais avec nous, mais est-ce que c'est une raison pour la laisser se faire torturer ?

Dany haussa les épaules et se redressa, les mains dans les poches.

- N'essaie pas de me faire compatir, blondinet. Je n'en ai rien à faire qu'elle souffre. En fait je m'en fiche que n'importe qui souffre. Tu pourrais crever sous mes yeux maintenant, tu arriverais juste à me faire rire.

- Dany... soufflai-je en voyant les deux garçons se jauger du regard avec haine.

J'avais parlé trop vite en espérant qu'ils puissent un jour se faire confiance.

- Et toi, Rachel ? Tu en penses quoi ? demanda Newt en contrôlant sa rage.

Prise de court, je baissai les yeux.

- Je... Je n'ai pas envie qu'elle souffre inutilement, mais...

Je sentais peser leurs deux regards sur moi, chacun espérant que je sois de leur avis. Si je disais vouloir la sauver, Dany me suivrait certainement. Mais pour toutes les raisons qu'il avait énoncées, l'expédition semblait irréalisable. Nous n'étions que trois, rien que la retrouver serait impossible, alors réussir à la sauver relevait de l'illusion. Le temps qu'on le fasse elle serait sans doute déjà morte.

Mais cette réponse ne me satisfaisait pas. Je voulais arrêter Ella avant qu'elle mène son plan à terme et je ne lui faisais aucune confiance, c'était vrai... Mais la condamner à la torture ne ressemblait à rien de ce que j'avais imaginé.

- Je pense... qu'on ne peut rien faire d'autre qu'espérer qu'elle s'en sorte seule.

Je n'osai pas croiser le regard de Newt. Je devais l'avoir terriblement déçu... mais je ne pouvais pas tous nous mettre en danger pour quelque chose d'aussi abstrait. Peut-être même qu'Ella n'avait jamais été attrapée...

Après un instant, le blond se leva et se dirigea vers la porte.

- Fais attention, le prévint Dany. Ne fais pas l'imbécile, elle te manipule encore.

- Je sais, grommela Newt, avant de bousculer le brun et de sortir.

Je soupirai, dépitée. Pour une fois qu'il avait besoin de moi et pas le contraire... Mais je n'avais pas le choix. Non, je ne pouvais pas nous sacrifier.

J'échangeai un regard avec Dany, et vit qu'à mon soulagement il ne semblait tirer aucune joie de la situation. C'était sans doute l'idée que quelqu'un d'autre que lui tue Ella qui l'énervait, mais peu importe. Il m'ouvrit ses bras et je vins m'y réfugier.

- Il ne fera rien d'idiot, tenta le garçon pour me rassurer.

- Je l'espère, soupirai-je en me blottissant dans sa chaleur.

À ce moment je rêvais d'avoir une personne à qui parler et qui me comprenne vraiment. Si seulement j'avais pu sortir a l'air libre sans danger, j'aurais pu aller voir ma sœur à l'hôpital... Mais elle dormait la plupart du temps et était sujette à des crises sinon, à ce que m'en avait dit Newt.

Je rêvais que ma vie retrouve un certain calme et des certitudes établies. Mais chaque jour qui passait ne faisait que m'apporter des doutes et de nouvelles questions sans réponses. Quand tout cela se terminerait-il ?

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Chapitre en temps et en heure cette fois ! Puisque l'inspiration semble enfin être revenue et que j'ai quelques chapitres d'avance, je reprends un rythme de publication régulière avec un chapitre chaque mercredi. En tout cas j'espère que celui-ci vous a plu !

Merci à ceux qui votent et commentent...

Mais surtout merci de lire !

Angèle