45 - Liana - Le corbeau et le loup
Je sortis en soupirant dans la fraîcheur du soir, glissant les mains dans les poches de mon manteau pour essayer d'y trouver un peu de chaleur.
Avais-je bien fait de parler à Newt de Tim ?
Même si je savais bien qu'il n'était plus temps de regretter... Je n'en étais plus si sûre.
Déjà parce que ça l'empêcherait sans doute de dormir alors qu'il avait besoin de sommeil pour se remettre de ses émotions de la veille. Ensuite parce que le connaissant, il chercherait à savoir plus, et ça n'apporterait rien de bon. Et aussi parce que... j'avais un jour promis à Ella de ne jamais en parler à quiconque.
C'était stupide d'être perturbée par ça... Après tout ce qu'elle m'avait fait, il n'y avait pas de raison pour que je garde encore ses secrets.
Même après tout ce temps, je me sentais encore liée à la brune. Ce que nous avions vécu ensemble, ce n'était pas le genre de chose qu'il était facile d'oublier. J'avais cru, dans ma candeur, que nous resterions amies pour toujours. Puis elle avait disparu, m'abandonnant, sans même un mot pour m'expliquer la raison de son départ même si je n'en avais jamais douté. Depuis ce jour, tout avait changé.
Mais ça ne m'empêchait pas de me sentir mal d'avoir donné l'information à Newt. C'était une erreur, comme l'avait été le baiser. J'espérais de tout cœur que ça signifiait autant pour lui que pour moi...
Mes pas prirent la direction du dortoir des filles sans que j'aie vraiment besoin d'y réfléchir.
Au décès de mes parents, j'aurais pu choisir de continuer de vivre dans leur maison vide, mais je ne me sentais pas capable d'être seule avec tous ces souvenirs. La bâtisse m'appartenait encore, pour le jour où j'aurais envie d'y retourner, mais pour l'instant j'étais mieux avec les autres adolescentes.
Au moment où j'allais m'engager à l'intérieur, un reflet blanc capta mon attention en haut de mon champ de vision.
- Harmony ? m'étonnai-je en reculant de quelques pas pour mieux voir.
La jeune fille était perchée à une haute branche de l'arbre qui me surplombait, s'y tenant par les genoux. Le reste de son corps était pendu, la tête en bas, ses bras balançant doucement de chaque côté de son visage, ses longs cheveux blancs emportés par le vent comme un étendard.
- Harmony ? l'appelai-je un peu plus fort.
Comment réussir à la faire redescendre de là sans qu'elle tombe ? Il allait falloir que j'aille chercher une échelle... voire d'autres personnes, j'aurais sans doute besoin d'aide.
Tous les jours ou presque, la petite muette se mettait dans une situation de ce genre. La veille, après la disparition de Blake et des espoirs de ma grand-mère concernant sa mort, j'avais retrouvé Harmony jouant à la marelle entre les débris coupants des gradins.
Je soupirai. Il devait être presque vingt-et-une heures et j'étais épuisée. Mais je ne pouvais pas laisser l'adolescente là-haut, frêle comme elle l'était elle risquait de tomber sous un coup de vent et de se rompre le cou.
Personne dans les environs... Tant pis, ça irait bien plus vite en utilisant mon Habilité. Après avoir retiré mon manteau dont la chaleur me gênait, je tendis mes mains devant moi et me concentrai. Je l'avais fait tant de fois, que ça me semblait aussi simple que de me couler dans un bain.
Mes ongles furent les premiers à disparaître, puis mes doigts suivirent, phalange par phalange. Le soir était le meilleur moment pour ça, quand on y voyait encore mais que les ombres couvraient tout. Mon obscurité. Elle m'obéissait, au doigt et à l'œil. Elle était moi, et j'étais elle.
Mes bras commencèrent à se fondre dans l'ombre. Puis mes pieds, mes jambes. Je flottais. C'était si agréable... La transformation finit de s'opérer, et l'apaisement m'envahit.
J'étais partout. Sur l'arbre, au sol, sous chacune des feuilles mortes, à l'intérieur du bâtiment des dortoirs... Partout où la lumière ne passait pas totalement.
J'étais si bien dans mon élément que je dus me rappeler pourquoi j'avais fait ça. Je forçai mon enveloppe charnelle à se matérialiser près d'Harmony, sur la large branche. Je m'accroupis et tins fermement ses jambes pour éviter qu'elle ne tombe, puis essayai de la hisser.
Mais soudain sa petite main vint se plaquer sur la mienne et serra, m'enfonçant ses ongles dans la peau. Je retins un cri.
- Harmony ? Qu'est-ce que tu fais ? Lâche-moi !
La jeune adolescente se redressa brusquement à côté de moi. Elle avait la tête en bas la seconde précédente et à présent me faisait face, debout contre le tronc, les bras tendus dans ma direction. Comment avait-elle pu avoir la force de faire une chose pareille ?
Puis des plumes noires vinrent me frôler les cheveux. Une serre griffa ma joue. Je me détournai, et quand je rouvris les yeux, un gigantesque corbeau était posé sur la tête de la muette, ailes déployées de toute leur impressionnante envergure.
L'animal poussa un croassement, me fixant de ses yeux rouge sang. Harmony ouvrit les paupières, et je plaquai ma main sur ma bouche pour retenir un hurlement.
Ses globes oculaires étaient blanc laiteux. Toute trace de ses iris, de ses pupilles avait disparu.
- Harmony ? bafouillai-je quand j'eus retrouvé l'usage de la voix.
Sa bête poussa un nouveau cri. Et soudain le corps de l'oiseau sembla pris de convulsions, ses ailes s'agitant en me fouettant parfois le visage. Malgré mes bras qui me protégeaient, je vis que les serres de l'animal laissaient sur le front de la muette des griffures sanglantes.
Avec un puissant croassement, le corbeau pris son envol et disparut à travers le feuillage. J'étais tellement estomaquée qu'il me fallut plusieurs secondes pour remarquer que les yeux d'Harmony avaient repris leur couleur vert d'eau habituelle.
Pendant un instant je crus presque avoir tout rêvé à cause de la fatigue. Mais j'avais grandi au milieu des Marqués et des choses étranges, j'en avais vues et vécues beaucoup. Si j'avais encore douté, les plumes noires autour de nous et dans les cheveux blancs de la muette ainsi que le sang sur son front m'aurait rappelés à la réalité.
La jeune fille me fixait d'un regard sombre. Pour la première fois depuis que je la connaissais, son habituel air perdu avait laissé place à la colère.
Elle me pointa de son doigt fin, puis mima un oiseau qui s'envolait.
- Tu me reproches d'avoir fait fuir le corbeau ? compris-je au bout de quelques fois.
Harmony hocha la tête.
- Je n'ai pas fait exprès, lui assurai-je. Je pensais que tu étais en danger.
La jeune adolescente sembla se calmer un peu. La fatigue parut prendre le pas sur la colère et je vis qu'elle tremblait. Ses jambes la portaient à peine.
Sans hésiter, je m'avançai vers elle et la pris dans mes bras. Elle s'abandonna à mon étreinte, baillant contre ma poitrine. Alors je commandais à l'ombre tout autour de nous de se rassembler à côté de moi. L'atmosphère s'éclaircit sensiblement tandis qu'un bloc d'obscurité solide se formait. Je montai dessus et nous laissai descendre avec douceur jusqu'au sol.
J'effaçai ensuite rapidement les preuves qui montraient que j'avais utilisé mon pouvoir et qui pourraient se retourner contre moi si quelqu'un arrivait. Tant que j'étais mineure, je n'avais pas le droit de le faire en dehors de la salle d'entraînement.
Je portai Harmony jusqu'à sa chambre, qui n'était heureusement pas fermée à clé. Ses draps étaient défaits, signe qu'elle avait dû sortir après s'être couchée. Je l'installai dedans, la bordai puis caressai un instant ses cheveux emmêlés. Le lendemain j'irai chercher un médecin pour qu'il fasse refermer ses griffures au front avant qu'elles ne s'infectent. La muette ne mit pas longtemps à s'endormir, et je sortis de la pièce en refermant avec douceur la porte derrière moi.
J'allais me diriger vers ma chambre, quand je me rendis compte que j'avais oublié mon manteau dehors. Je soupirai, mais pris le chemin de la sortie.
L'obscurité était froide, et la lumière chaude... Me fondre dans la première était beaucoup plus facile quand la température de mon corps était basse, c'était pourquoi ma veste me gênait.
Je marchai jusqu'à la souche où il me semblait l'avoir déposée, mais elle n'y était plus. Je fronçai les sourcils, essayant de me rappeler en vain où est-ce que j'aurais bien pu la mettre d'autre.
- C'est ça que tu cherches ? lança soudain une voix derrière moi, interrompant ma réflexion.
Je sursautai puis fis volte-face, retenant un cri de surprise.
Quand je vis qui se tenait là, l'air narquois et tenant mon manteau à bout de bras comme s'il allait le contaminer, j'eus l'impression que mon cœur sombrait dans ma poitrine.
- Rends-le moi.
- Tu me donnes des ordres maintenant ?
Le garçon s'avança vers moi et je reculai d'instinct.
- Rends-le moi, je suis trop fatiguée pour jouer à ça ce soir.
Je mis toute ma fermeté dans mes paroles, mais elles n'eurent d'autre effet que de provoquer un ricanement de la part de Thomas.
- Trop fatiguée pour parler mais pas pour s'amuser avec la loi apparemment...
Je déglutis et serrai les poings.
- Qu'est-ce que tu veux ? demandai-je avec sécheresse.
Dans l'obscurité, ses yeux bleus brillaient d'une lueur dorée. Il faisait si sombre que je pouvais à peine le voir mais mon pouvoir compensait. Tout ce qui interrompait le passage de la lumière, même très légèrement, je le sentais.
- Ce que je veux ? Pas grand chose... Je me demande juste qu'elle serait la réaction de ta chère mamie si elle était au courant.
- Je propose que tu oublies ce que tu as vu ce soir.
- En échange de quoi ? ricana le brun, hilare. Tu n'as rien que je veuille. Et tu mens à tout le monde en faisant croire que tes pouvoirs sont minables. Ils seraient ravis d'apprendre que tu peux devenir invisible.
- Ce n'est pas de l'invisibilité, grommelai-je entre mes dents. C'est juste une question de lumière.
Thomas haussa les épaules et s'avança d'un nouveau pas. Je répondis par le recul, mais un tronc d'arbre bloqua ma retraite. Comme par hasard...
- Je pourrais te filer une information, si tu me laisses partir sans rien lui dire, tentai-je.
- Tu trahirais ta grand-mère ? Elle ne serait pas très contente si elle le savait...
Pourtant, je vis qu'une lueur s'était allumée dans son regard bleu vif. Il était intéressé. Mais je n'avais vraiment pas envie d'en arriver là. En plus, je savais qu'il répéterait tout à sa chère Ella.
- Quelles informations veux-tu ? grimaçai-je toutefois.
Thomas haussa les épaules.
- Où est Blake ?
Je me figeai, le dévisageant avec incrédulité.
- Comment pourrais-je savoir ? Il doit être dans la Cité depuis bien longtemps, sans doute à des centaines de kilomètres d'ici. Et c'est tant mieux, je ne suis pas pressée de le revoir.
- Ne mens pas. Ta mamie aurait pu l'arrêter, toute l'armée était là. Si elle l'a laissé partir c'est par choix, sans doute pour sauver la vie à l'autre gamine. Mais je suis persuadé qu'elle sait où il est parti, et toi aussi. Tu es plus intelligente que ça.
- Je te promets que je ne sais rien ! Et pourquoi tu veux savoir ça d'abord ? m'énervai-je. Pour ta maîtresse ?
Il était trop proche à présent, beaucoup trop. J'avais détourné le visage, mais il me força à le relever d'une main brutale sous le menton. Ses yeux bleu électrique me sondaient.
- Comment ça, ma maîtresse ?
À ce stade, il aurait sans doute été plus sage de me taire. Mais les paroles sortirent avant que j'aie pu les retenir.
- Ta chère Ella. Ça te plaît bien d'être devenu son chien de garde ? Ton libre-arbitre s'est fait la malle depuis qu'elle est revenue... Mais ça a pas l'air de te déranger. Non mais regarde-toi ! Tu es aveugle au point de ne pas voir qu'elle te manipule ?
Je m'arrêtai sur ma lancée en voyant ses pupilles s'allonger et ses iris se teinter d'or. Je l'avais énervé. Je réveillai la bête. Il était plus que temps de faire machine arrière. Mais la fatigue semblait avoir pris le pas sur la raison et je ne me contrôlais plus. La colère, le dépit que j'avais accumulé pendant si longtemps me submergeaient.
- Ella m'aime, grogna Thomas.
- C'est ce qu'elle t'a dit ? Dans ce cas tu es bien stupide de la croire. Elle ne connait pas les sentiments. Et pourquoi personne n'est au courant, si c'est le cas ?
- Parce qu'elle ne veut pas. Elle dit que des gens pourraient se servir de moi contre elle.
- Ou alors elle ne veut pas que les autres types qu'elle est censée aimer découvrent le pot aux roses.
Je me tassai contre l'arbre, consciente que j'avais été trop loin. Mais il était trop tard pour reculer. La seule raison pour laquelle je n'avais pas encore été réduite en charpie était que Thomas se contrôlait encore, pour l'instant.
Mon regard dériva vers mon manteau, qu'il serrait dans sa main. Si j'arrivais à le récupérer... Il n'aurait plus aucune preuve contre moi.
Je me jetai dessus, mais le brun fut plus rapide. Il lâcha la veste derrière lui et m'attrapa les poignets, me plaquant contre le tronc. Ma respiration se coupa, sous la dureté du geste ou simplement à cause de la soudaine proximité.
Je ne pouvais plus m'enfuir, ni même amorcer le moindre mouvement. La chaleur de Thomas était grisante, mais ses ongles s'enfonçant dans la chair sensible de mes avant-bras me ramenaient à la réalité. Ses ongles... Ses griffes, plutôt.
Pendant un long moment, ni lui ni moi ne bougeâmes ni ne parlâmes. J'étais terrifiée. Thomas était dangereux, pire que ça même. J'avais grandi auprès de lui, je savais comment ses sautes d'humeur pouvaient entamer la transformation. La plupart du temps il savait garder le contrôle, mais je l'avais vraiment mis en colère...
Son Habilité était très rare et puissante. Pas surprenant que cette manipulatrice d'Ella 2.0 l'ait choisi comme garde du corps.
Mais le pire sans doute... C'était que son souffle irrégulier dans ma nuque, son corps contre le mien, ne me dérangeaient pas autant qu'ils l'auraient dû.
Thomas finit cependant par se reculer, et je vis que ses yeux avaient repris leur bleu habituel. Haletante d'avoir gardé ma respiration trop longtemps, le cœur battant à tout rompre, je le regardai s'éloigner après m'avoir jeté un dernier regard noir. Bientôt il disparut à ma vue dans l'ombre, mais mon pouvoir me faisait toujours sentir sa position. Excepté que ce n'était pas une silhouette d'homme mais celle d'un loup dont l'obscurité témoignait.
Pendant plusieurs longues minutes je restai ainsi figée, incapable de me calmer. Ses griffes avaient imprimé leur empreinte dans mes poignets.
Je finis par ramasser mon manteau et me diriger vers les dortoirs, bien décidée à oublier ce qui s'était produit et à enfin trouver le sommeil.
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AFleurDeMot
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