1 - Rachel - La Marque
PREMIÈRE CONFIGURATION
Le schéma semble régulier
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Le garçon était assis en haut de l'arbre, masqué par le fouillis de branches à la vue des rares passants qui osaient encore mettre le nez dehors à cette heure tardive. Il observait les feuilles qui s'agitaient dans le vent de cette fin d'hiver pluvieuse, les voitures qui s'alignaient sur la chaussée... l'adolescente dont l'ombre était visible à la fenêtre en face.
Cette jeune fille à qui il osait à peine adresser la parole, celle pour qui il passait toutes ses heures libres au café où elle travaillait. Celle dont le père ne le laisserait jamais approcher.
Dany sursauta quand la porte de sa maison, derrière lui, s'ouvrit. La voix de sa mère l'invita à rentrer. C'était vrai, après tout, que l'air était glacial, et que le vent et l'absence de soleil depuis que celui-ci s'était couché n'arrangeaient pas les choses. Soupirant, l'adolescent redescendit lentement de son perchoir, prenant bien appui sur les branches pour éviter de tomber. Il finit par atterrir dans l'herbe sur ses deux pieds, et fit face à l'air agacé de sa mère.
Évidemment, elle ne comprenait pas son comportement. Elle, elle n'avait pas protesté quand on avait choisi son mari pour elle. Elle, elle n'était pas déjà amoureuse.
Dany savait que son attitude était déviante. Même si la société favorisait les couples, personne n'était censé tomber amoureux. À vrai dire, le garçon ne serait même pas capable de mettre un mot sur ce qu'il ressentait s'il n'avait pas été fouiller dans les vieux livres d'Histoire, sans doute interdits, de son grenier.
La semaine précédente, sa mère l'avait envoyé à l'Infirmerie à cause de son comportement. Mais loin de l'apaiser, les gélules qu'il devait prendre depuis le plongeaient dans une brume constante dont la seule échappatoire était la pensée de Noémie.
- Je rentre, maman.
Sa mère acquiesça d'un air un peu mécontent avant de retourner dans la maison. Avant de la suivre, Dany jeta un dernier coup d'œil vers la fenêtre de la bâtisse en face. L'ombre de Noémie avait disparu.
***
Je m'éveillai en douceur. Je m'étais endormie la tête entre les bras, étalée sur mon tas de feuilles noircies d'écriture. Je me redressai en me frottant les paupières, avant d'ouvrir les yeux et de saisir la page du dessus. La curiosité me rendait alerte malgré le manque évident de sommeil.
- Dany... chuchotai-je, testant la sonorité du nom sur ma langue.
Cela me faisait penser à celui d'un petit garçon. Mon personnage paraissait plus vieux, mais il me plut tout de même. En plus, j'avais enfin inclus l'amour, ce sentiment que je n'étais pas tout à fait certaine de comprendre mais qui m'intriguait tant. Depuis que j'avais fait des recherches là-dessus, je n'avais pu m'empêcher de me demander ce que ça ferait si je le plaçais dans mon histoire.
J'écrivais beaucoup. Au-début, l'unique but avait été de coucher sur le papier mes colères temporelles, puis c'était devenu beaucoup plus pour moi.
Cela faisait presque deux mois à présent que je me réveillais le matin, les doigts tachés d'encre et des feuilles remplies de mon écriture, sans plus aucun souvenir d'avoir rien marqué. Sans compter les fois où, faute d'avoir oublié de renflouer ma réserve de pages volées, je retrouvais mon histoire étalée sur le bois de mon bureau. Je n'avais alors plus qu'à trouver un moyen de tout recopier puis de tout effacer avec soin.
Par chance, mon père était responsable à l'Académie, ce qui me permettait d'avoir accès à une réserve quasi-infinie de papier et de stylos dont je prélevais régulièrement quelques éléments. Si ça n'avait pas été le cas, ou bien mon bureau aurait été ravagé, ou bien le gouvernement m'aurait trouvé un comportement déviant à user trop vite le matériel réservé à mes devoirs, et j'aurais sans doute été envoyée à l'Infirmerie.
Or, je savais l'effet qu'une simple visite là-bas pouvait avoir sur une personne. Depuis que ma grande sœur y était allée, elle n'avait plus jamais été la même. Le premier symptôme avait été son regard perdu, comme si elle me reconnaissait à peine, puis les émotions avaient totalement disparu de ses traits. Elle ne riait plus à la moindre blague. Elle ne pleura pas quand on lui annonça la mort de notre grand père, ne me hurla même pas dessus après que j'avais cassé son ordinateur portable. C'était comme si elle avait perdu tout ce qui la rendait humaine, tout ce qui la faisait être elle. J'avais l'impression d'habiter avec une revenante.
La sonnerie discrète de ma montre connectée me tira de ma rêverie. Je me hâtai de cacher toutes mes feuilles éparpillées sur mon bureau dans le double-fond de mon tiroir, avant d'aller silencieusement déverrouiller ma porte, puis je me glissai sous ma couette comme si c'était là que j'avais passé la nuit.
Je devais accorder une attention extrême à tout ce que je faisais, sous crainte que quelqu'un de ma famille remarque mon comportement déviant.
Quelques minutes plus tard, mon réveil sonna et je l'éteignis aussitôt avant de me relever. Ma porte s'ouvrit pour laisser apparaître le visage de ma mère vérifiant que j'étais réveillée. Je lui adressai un sourire en guise de bonjour et elle disparut.
Je soupirai en attrapant mes habits et filai à la salle de bain avant que ma sœur ne soit levée. Avant, nous nous disputions quasiment tous les matins pour savoir qui de nous-deux y irait en premier. À présent, les rares fois où je n'étais pas debout avant elle, elle se contentait de me regarder avec son air de zombie en me laissant la place.
J'étais très proche d'elle, avant, plus qu'avec aucun de mes camarades de classe. Presque tous les soirs, au lieu de dormir comme le couvre-feu l'ordonnait, je me levais sans bruit et allais la retrouver dans sa chambre pour lui parler de tout et de rien jusqu'à ce que l'on décide qu'il était temps d'aller se coucher pour éviter de nous faire remarquer.
C'était à l'Académie, trois mois plus tôt, qu'Octavia avait été convoquée à l'Infirmerie. Sur le moment, ni elle ni moi n'avions assimilé la gravité de la situation. Je n'avais compris que plusieurs semaines plus tard ce qui avait valu à mon aînée son rendez-vous : une petite marque rouge en forme d'étoile apposée au creux de sa paume, masquée sous un bandage. Même si je n'avais jamais encore eu l'occasion d'en voir de ma vie, j'avais compris aussitôt de quoi il s'agissait.
Tout le monde savait ce que la Marque provoquait chez une personne. Tout d'abord, de trop fortes émotions. Puis une progression de l'agressivité, jusqu'à ce que le malade ait perdu toute humanité et tue ses semblables par plaisir. J'avais un jour assisté à la télévision l'arrestation d'un Marqué, et ce n'était pas très beau à voir. Les médicaments que prenait mon aînée étaient sans doute destinées à empêcher l'installation de la maladie. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher d'y penser avec amertume.
Je me déshabillai en jetant mon pyjama en boule dans un coin de la salle de bain avant de me glisser sous l'eau chaude. J'avais exactement dix minutes, grâce à mes cheveux plutôt longs qui me permettaient d'avoir droit à plus de temps. Juste au moment où la douche devint glaciale, j'éteignis le robinet. C'était ce qu'on appelait l'optimisation du temps.
Je pus constater avec bonheur que mon père avait réparé le lavabo. Ce n'était pas très pratique en effet de devoir se laver les dents dans l'évier de la cuisine. Alors que je m'activais, je remarquai à travers la buée qui couvrait le miroir un point bleu sur le creux de mon poignet. La brosse coincée entre les dents, je jetai un coup d'œil à la petite tache informe. Je mis un peu de savon et frottai pour faire partir ce que je reconnus comme de l'encre de mon stylo, capable de trahir mon activité nocturne. Mais elle ne s'effaça pas.
Je replaçai la brosse à dent dans son gobelet. La tache ne faisait pas plus d'un centimètre de diamètre, mais c'était assez pour que j'aie l'impression que mon monde s'effondrait. Je tentai de calmer ma respiration. Je ne savais pas quoi faire.
Me rendre ? Au risque de perdre mon humanité comme Octavia ? Ou bien ne rien dire et risquer de faire du mal à ma famille ?
Je n'eus pas le temps de prendre une décision que quelqu'un frappa à la porte de la salle de bain. J'enfilai prestement ma jupe, mes collants et ma chemise. Je glissai ma cravate autour du col et la nouai avec l'aisance que conféraient des années d'expérience. Puis je saisis un pansement dans l'armoire à pharmacie que j'utilisai pour cacher ma Marque.
Quand je sortis dans le couloir, ma veste sur mes épaules, j'évitai le regard de ma sœur qui de toute manière ne m'était pas destiné. Je savais bien qu'elle n'était pas réellement impatiente, elle n'avait frappé à la porte que par principe. Mais la vision de ses yeux marron dénués d'expression me firent froid dans le dos.
Venait de commencer une journée qui resterait dans ma mémoire comme l'une des pires de mon existence.
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AFleurDeMot
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