Chapitre 41 - Celui qui n'a pas pu oublier ✓
— Elle se fou de moi, la hippie ?
Les mains crispées sur les avant-bras de Terrence, Venacio fulmine. Il n'a plus esquissé le moindre geste depuis que Charlie a déposé l'homme dans ses bras et kidnappé Anthéa.
Sur sa hanche, il sent la chaleur de la paume de Terrence qui vient de s'y poser. Elle transperce le tissu de son pull pourtant épais. L'homme qui s'est mis à rire a toujours eu les mains chaudes, il s'en rappelle très bien. Pas que les mains, d'ailleurs. Se blottir contre son corps lui a longtemps donné l'impression d'enlacer une chaude journée d'été. Mais c'était il y a des années. Une vie entière. Peut-être même deux.
— Charlie a un septième sens pour deviner ce que désirent secrètement ses amis.
De sa main libre, il prend celle de Venacio et la pose sur son épaule. Ses yeux rieurs n'ont pas changé même s'ils sont désormais encadrés de petites rides. Loin de le rendre moins attrayant, elles viennent juste souligner la maturité dont il a toujours fait preuve. Troublé par l'éclat qu'il croit y lire, Venacio s'en détourne aussitôt. D'un regard, il s'assure que Jarrod n'est pas encore revenu et s'autorise alors à décrisper ses muscles. Et alors qu'ils commencent à se mouvoir dans la longue salle, il le relance de lui-même, presque contre son gré. Parce qu'il ne veut pas laisser le silence s'installer entre eux. Pas après tout ce temps.
— Bien que ce soit faux, la légende veut que l'on ait cinq sens, alors pourquoi sept ? Qu'est-il arrivé au sixième ?
Les coins de la bouche de Terrence s'étirent et Venacio se déteste d'en être touché. Mais ça fait si longtemps, et ça fait tant de bien. Il sait que ça signifie que l'homme attendait qu'il rebondisse sur cette information et il s'agace d'être à ce point prévisible.
— Le sixième, explique-t-il, elle s'en sert pour parler aux animaux. Elle est la bénévole la plus appréciée au refuge. Par les animaux, j'entends. Enfin, pas que.
— Elle charme tout le monde, soupire Venacio, pas franchement étonné.
— Alors, toi aussi elle t'a eu ? Tu m'en vois ravi.
Et c'est vrai. Sa bouche sourit, ses yeux sourient, son corps entier sourit et rayonne telle une étoile autour de laquelle orbitent Venacio et le reste du monde.
Il avait oublié cette sensation, cette impression de plénitude quand sa peau effleure celle de Terrence et que des étincelles en jaillissent. Tout aurait pu être si simple, tout aurait dû l'être sans l'intrusion dans leurs vies d'un bolide dévastateur.
— Les retrouvailles se passent bien à ce que je vois.
Une voix froide et rugueuse interrompt le cours de ses pensées et, l'instant d'après, son épaule entre en collision avec le torse d'un homme qui s'est arrêté au centre de la piste. Une grimace à peine refoulée aux coins des lèvres, Venacio s'écarte et l'intrus profite de ce que leurs corps s'éloignent l'un de l'autre pour entourer les épaules de Terrence d'un bras possessif, mettant un terme à leur danse.
— Quelle surprise de te trouver ici, Vengo. Je ne pensais pas que Vivienne te verrait comme l'un de ses chatons perdus. Un surdoué comme toi, tu avoueras que c'est surprenant. Et moi qui pensais que tu partirais en fumée avec la prochaine mission Apollo...
— Jarrod, je t'en prie, le gronde son compagnon tandis qu'il redresse sa cravate.
Ses taches de rousseur ressortent sur ses joues en feu, et même la caresse de Terrence dans sa nuque ne suffit pas à calmer la veine pulsante qui se devine sous la peau pâle de son front.
— Tu apprendras que le programme Apollo s'est arrêté presque vingt ans avant ta naissance, répond Venacio d'un ton sec.
Si le rouquin pensait pouvoir l'impressionner, c'est raté. Bien sûr, il ne l'aime pas – il le déteste serait plus correct – mais il n'en a plus peur. Et il est le premier à en être surpris.
Il fut un temps où il aurait frémi face aux menaces à peine voilées de l'homme. Mais les années ont passé depuis leur dernière altercation, et le gamin asocial qu'il était alors, un petit génie auquel on avait eu la bonne idée de faire sauter deux classes à treize ans à peine, a eut le temps de s'affirmer et de mûrir. Au moins en apparence.
Il voit à sa moue écœurée que Jarrod n'apprécie pas ses efforts à leur juste valeur, au contraire de Terrence qui l'encourage d'un de ses sourires tranquilles. L'homme ne bronche pas d'avantage quand les longs bras nus de Charlie se referment autour du sien. D'un mot, elle s'excuse auprès d'eux et entraîne Terrence sans une explication vers le fauteuil où Selah s'est assise avec le bébé.
Le kidnapping oblige Jarrod à relâcher son mari et il observe la jeune femme s'éloigner avec lui et lui murmurer quelques mots à l'oreille. Son regard en dit assez sur ce qu'il pense d'elle pour ne laisser aucun doute à Venacio. Ce connard n'a absolument pas changé depuis l'école.
— Inutile de la fusiller comme ça du regard, tu ne crains rien. Elle file le parfait amour avec Selah.
— Je ne m'inquiète pas de ça, grogne Jarrod.
Un ballet coloré passe alors devant eux et les forçe à se rapprocher d'un pas pour éviter les adolescents lancés à corps perdus dans une danse à base de foulards et de grands gestes pas complètement maîtrisés.
— Pardon ! s'excuse Hadrien alors qu'il écrase tout de même le pied de Jarrod après une pirouette initiée par Zia.
La jeune fille, elle, n'a rien remarqué et l'entraîne déjà vers un autre coin de la pièce. Elle semble ne faire attention à rien si ce n'est à eux deux et à la logique toute personnelle qu'elle impose à leur danse. Elle virevolte, tourne autour de la main d'Hadrien puis le fait tourner à son tour. Et elle sourit. Elle rayonne plus encore qu'elle ne le fait face à ses stupides pousses de carottes et de betteraves. Jarrod Wand s'apprête à les réprimander, sa disgracieuse bouche aux dents jaunies par la nicotine déjà ouverte, mais Venacio l'en empêche d'un mot. Pour une fois que ces deux-là s'amusent sans s'inquiéter du monde extérieur, il ne va pas laisser cet emmerdeur les déranger.
Suite à sa remarque, le visage de Jarrod se crispe, ses poings en font de même et il fait un pas vers son adversaire, prêt à en découdre.
— Venacio ! intervient alors la voix salvatrice de Charlie tandis qu'elle se glisse entre eux. Tu voudrais pas aller chercher deux bouteilles supplémentaires à la cave ? Vivienne me l'a demandé mais j'ai peur qu'il attrape froid.
D'un regard énamouré, elle désigne le bébé endormi dans son écharpe de portage qu'elle vient d'enlever à Selah. Dans son dos, Jarrod ricane, agacé.
— La femme qui tombe à pic. Fais quand même attention à ne pas couler comme une pierre, à force.
Et sur cette tirade ressemblant par trop à des menaces, il se retourne et les plante là, bien décidé à trouver une oreille plus attentive à ses malheurs.
— Les bouteilles sont dans la pièce gardée par des gargouilles lui apprend Charlie avec un sourire énigmatique avant de retourner auprès de sa femme et de le laisser seul au milieu des danseurs.
Il fait froid dans la cave. Et humide. Venacio glisse les mains dans la poche ventrale de son pull, mais ça n'y change pas grande chose. Suivant le chemin tracé par les appliques antiques accrochées aux murs, il parcourt le dédale de couloirs sinuant sous la large bâtisse. Quelle idée d'avoir une telle surface non-aménagée, même sous le niveau du sol. Quel gâchis d'espace, surtout, dans une ville où l'on manque de logements.
Les gargouilles s'avèrent au final n'être que de grossières gravures sur une porte aux gonds rouillés. S'en est presque décevant. L'espace d'un instant il s'est surpris à espérer découvrir un nouveau secret caché par le manoir.
Quand il dépose les bouteilles sur la table, quelques minutes plus tard, c'est dans une salle d'étude désertée par les jeunes, mais aussi par Charlie et Terrence. Estimant avoir suffisamment donné de sa personne, surtout s'il n'a même plus la consolation de pouvoir discuter avec Terrence, il s'éclipse avant que quiconque ne lui remette le grappin dessus.
À sa plus grande surprise, c'est dans le couloir du premier qu'il tombe sur les deux amis en grande discussion.
— Tu m'as sauvée, sourit Charlie en rangeant son téléphone dans une poche secrète cousue entre les sequins de sa robe.
— Mais j'ai toujours pas compris comment.
La jeune femme hausse les épaules, non-désireuse d'en dire plus, ce qui n'a pas l'air de déranger l'homme plus que ça. Quant ils remarquent qu'ils ne sont plus seuls, ils se retournent vers l'intrus et Venacio se tend. Leurs regards n'ont rien d'inquisiteurs ou de malintentionnés, mais l'habitude est la plus forte. Il se conspue alors d'être aussi stupide et fait un pas dans leur direction.
— Charlie, je peux te parler ?
Son visage s'illumine et elle lui sourit comme s'ils partageaient déjà un secret. Contre sa poitrine, Archer a commencé à s'agiter, et d'un mouvement habile, elle se défait de l'écharpe de portage qu'elle transmet à Terrence après que Venacio ait refusé le fardeau.
— Il n'y a que toi qui ne l'as jamais porté, fait-elle mine de s'offusquer alors qu'ils montent au troisième.
— Pas intéressé.
Son air renfrogné pousse Charlie à sourire plus encore, pour peu que cela soit possible, et elle le dépasse en courant pour continuer son ascension en marche arrière.
— Peut-être, mais son but, à lui est d'essayer tous les bras qu'il rencontre. À la recherche des plus confortables pour piquer une petite sieste, je suppose.
— Eh, bien, je lui fais gagner du temps. Les miens ne le sont pas.
Persuadée que son adorable progéniture ne peut laisser personne indifférent très longtemps, elle rit et le laisse repasser devant alors qu'elle se balance au-dessus des marches, accrochée entre la rampe et la moulure du mur au papier peint passé.
À peine ont-ils passé la porte de sa chambre, que Charlie se laisse tomber sur le lit. Elle se déchausse d'une chevillade, ferme les yeux et s'abandonne au confort, les bras en croix.
— Ouaah ! Y a tellement longtemps que plus aucun garçon ne m'a invitée dans sa chambre, le taquine-t-elle, un sourire au coin des lèvres.
Venacio grogne en la découvrant affalée de la sorte et prend place sur la chaise du bureau recouvert de feuilles remplies de notes. Celles-ci parlent essentiellement de magie et des expériences sur lesquels il travaille en ce moment, mais sa chambre reste pourtant un endroit moins risqué que le laboratoire. Car là, ce n'est pas juste sur des notes qu'elle pourrait tomber, mais sur les dites expériences. Leur cursus très différent et il pense qu'il pourrait l'embobiner en les faisant passer pour ce qu'elles ne sont pas. Mais s'il le peut, il préfère éviter de prendre ce genre de risque.
— Ne te couche pas sur mon lit, la rabroue-t-il un peu plus sèchement que nécessaire.
— Pourquoi ?
— Parce que ça ne se fait pas.
— À d'autres. J'ai passé la journée debout. J'ai droit à un peu de confort.
— Je t'ai vue assise pendant le dîner.
— Mes chaussures sont des vierges de fer pour pieds, insiste-t-elle en agitant les pauvres victimes sous son nez.
— Tu as passé la soirée pieds nus, corrige-t-il.
— Oh, la ferme.
Ce petit jeu ne l'énerve même pas. C'est la faute d'Anthéa, soupçonne-t-il, il a tellement pris l'habitude de composer avec ses excentricités qu'il est maintenant capable de supporter celles de n'importe qui. Enfin non, pas exactement, il ne faudrait pas non plus exagérer.
Perdu dans ses réflexions, il ne remarque pas tout de suite le pied qui s'agite sous son nez dans l'espoir d'attirer son attention.
— Bon, de quoi tu veux me parler ? l'interrompt la voix de Charlie alors qu'elle se met à lui donner de petits coups dans le genou.
Plus rapide qu'elle, il lui attrape la cheville et la lui renvoie si fort que la jeune femme roule jusqu'à l'autre côté du lit.
— À ton avis ? Mais qu'est-ce qui t'as pris de faire ça ?
Charlie se retourne sur le ventre et baille à s'en décrocher la mâchoire.
— Quoi ?
— Tu sais quoi. Quand tu dansais avec Terrence.
Elle fait mine de ne pas comprendre, ce qui l'agace.
— Oui ?
— Tu nous as fait danser ensemble !
Elle balance ses jambes, taquine, puis effectue un roulé-boulé pour venir s'asseoir en tailleur au bord du matelas.
— Et ? C'était pas bien ?
Venacio soupire et s'affale contre le dossier de sa chaise.
— C'est pas la question, marmonne-t-il. Jarrod était furieux.
— Et t'as pas aimé le voir fulminer un peu ?
— UN PEU ? J'ai cru qu'il allait exploser.
Il s'est redressé d'un bond, les coudes désormais posés sur ses cuisses, incrédule. Alors elle se penche à son tour vers lui.
— Et ça t'a pas plus ?
Venacio relève la tête. Elle est si proche qu'il peut sentir son souffle sur ses pommettes. Et puis ce sourire arrogant ! Sur n'importe qui d'autre, il le détesterait. Pourtant il s'est rarement senti aussi calme et zen. Presque à contrecœur, il esquisse un sourire à son tour et fait rouler ses yeux dans leurs orbites.
— Si. Un peu...
Sur son lit, Charlie bondit. Le poing levé, elle saute à pieds joints sur le matelas en poussant un cri de victoire.
— Je le savais !
Venacio ne répond rien, alors elle saute sur le plancher et se plante devant lui. Les poings sur les hanches, elle se penche jusqu'à ce que leurs visages se fassent à nouveau face et elle ricane.
— Il y a eu un truc entre vous, pas vrai ? Il serait tellement mieux avec toi qu'avec son...
— Je t'interdis de t'en mêler !
Le ton de sa voix ne laisse place à aucune négociation, et même une boute-en-train surexcitée comme Charlie le remarque. Désireuse malgré tout de profiter de son court moment de répit loin des couches et de ses responsabilités parentales, elle se laisse retomber en arrière. Rattrapée par le matelas, elle roule sur celui-ci à la recherche d'une position confortable.
— Si tu changes d'avis, je veux être la première au courant. Ce Wand fait pas le poids contre toi.
Si seulement elle pouvait avoir raison.
**
Hey les gens !
Les chapitres de Noël sont le seul moment de l'histoire où les points de vue se télescopent un peu et où il arrive que l'on fasse des allers-retours dans le temps. J'espère que ce n'est pas trop perturbant et que ça se comprend bien (dans tous les cas dites-le moi, que je sache).
Des bisous
PS : Aussi, petite question : Est-ce que vous aimez le prénom Terrence ? Ce perso a beau n'être que secondaire, c'est celui qui en a changé le plus de fois. Dans la V1 de mon texte, je crois qu'il en change cinq fois. CINQ ! Et je ne sais toujours pas si ce prénom lui va ou non...
PPS : Bon, aussi, j'avais dit que ce chapitre arriverait le week-end et on est mardi... Est-ce que le fait que j'ai écrit 10 000 mots entre samedi et dimanche pour atteindre les 50 000 lors du Nano Camp est considéré comme une excuse valable ?
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