Chapitre 38 - Celle qui a une idée derrière la tête
Dans la salle d'étude, la table a été poussée contre le mur et Vivienne a posé une première galette sur son tourne-disque imitation vintage. Les invités ont soufflé, rassurés, quand du bon vieux rock – pas si vieux d'ailleurs – est sorti du cornet. C'est que la vieille dame a des goûts tout à fait inattendus pour son âge, ce que savent déjà les résidents, mais qui surprend toujours un peu les nouveaux venus.
Anthéa surveille d'un œil les automates qui ont été remis à leur place, mais depuis qu'elle et Zach les ont eu en main, la compétition a perdu de son intérêt. Il est évident que le garçon en a profité pour recharger le sien, tout comme elle-même a été forcée de le faire pour ne pas être en reste. Ce qui veut dire, non seulement qu'ils sont repartis pour deux heures, mais surtout qu'ils ne sauront jamais lequel d'entre eux est le plus fort. Le Père Noël de l'adolescent montrait des signes de faiblesse avant que le repas ne se termine, mais là, il gambade comme s'il n'avait pas passé les 1200 dernières années enfermé dans une caisse en bois poussiéreuse oubliée dans un grenier aussi vieux que lui.
— La triche, c'est nul, bougonne-t-elle, affalée dans le divan.
— Tu aurais dû y penser avant, lui répond Simran sans lever les yeux de son téléphone.
Pour la première fois depuis qu'elle la connaît, la jeune fille est vêtue d'une robe vaporeuse à mille lieux de ses tenues de sport habituelles. Elle a commencé à sortir de sa coquille voilà quelques semaines, maintenant, et participe plus volontiers aux conversations tout comme aux activités de la maisonnée. Ce soir, Anthéa l'a vue plaisanter avec Charlie et même avec les jumeaux, ce qui est aussi une première pour ce qu'elle en sait.
À l'autre bout de la pièce une sonnerie retentit et dans l'instant Jarrod Wand disparaît par la porte menant au couloir, son téléphone vissé à l'oreille. Ce faisant, il manque de peu de renverser Caleb alors que l'adolescent revient juste de la cuisine. Son ami semble chercher quelqu'un ou quelque chose et elle est tentée de lever la main pour l'aider à la repérer quand Charlie se laisse tomber à ses côtés.
— Il faut que vous fassiez la paix, lui chuchote-t-elle à l'oreille.
Surprise, Anthéa se tourne vers elle. La jeune femme porte un dos-nu violet composé d'un milliard de paillettes aussi scintillantes que sa personnalité. Elle lui sourit puis désigne Venacio d'un œil entendu.
— Oh ! comprend Anthéa. Mais comment tu sais ? Personne n'a rien remarqué.
— Je t'en prie... Vous vous parlez à peine depuis des semaines.
Anthéa se mord l'intérieur de la joue alors qu'elle replace des mèches imaginaires derrière ses oreilles. Elle a accepté que Darcy tresse sa crinière, et si le résultat dépasse de loin ses attentes, il est aussi à mille lieux de ce à quoi elle est habituée, et elle n'est pas vraiment à l'aise avec ça. Croisant sous elle ses jambes habillées d'un épais collant vert et rouge, elle secoue la tête.
— C'est lui qui ne veut plus me parler, pas l'inverse.
— Donc, tu as fait une chose qui lui a déplu ?
— Ça se peut.
— Tu étais en tort ?
Elle soupire, déplie les jambes et se redresse pour s'asseoir sur l'accoudoir du canapé.
— Je sais pas, marmonne-t-elle. Peut-être. Mais c'est lui, aussi, il s'énerve pour un rien...
— OK, OK, l'apaise Charlie avec un regard furtif en direction de la porte toujours fermée. Écoute, c'est le moment idéal pour enterrer la hache de guerre. Même lui ne doit pas être insensible à la magie de Noël.
Cette dernière phrase fait grimacer Anthéa. Si la référente savait.
Mais elle ne sait pas, et déjà elle la pousse hors du canapé en l'encourageant.
— Fais-le danser, glisse-t-elle avant de se lever à son tour.
— Pourquoi ?
— Fais-le danser.
Sans plus d'explication, elle l'abandonne et s'en va retrouver Terrence, qui gave discrètement sa chienne avec une tonne de restes qu'il a gardé dans un bol.
Le faire danser. Elle en a de bonnes. Ça aurait déjà été impossible s'il ne lui râlait pas dessus, alors là...
Épuisé par toute cette activité, Venacio se tient en retrait. Debout devant l'une des fenêtres, il regarde la neige tourbillonner dans la rue, où seuls quelques fous osent se déplacer que ce soit à pied ou en voiture.
Sans attirer son attention, Anthéa se poste à ses côtés et hésite à plonger à son tour dans l'immensité brumeuse. Dans leurs dos, plusieurs personnes se sont mises à danser. Mr Reed a invité Vivienne et la fait valser sur un rythme tranquille, tandis que ses fils se déchaînent avec, à leur bras, toute personne ayant accepté le risque de se faire marcher sur les pieds. Tobias rit avec Simran, Lewis fait tourner Drew et Darcy assassine Hadrien d'un regard noir à chaque fois que celui-ci fait mine de s'approcher de Zia. Tous sont bruyants, joyeux et un peu trop avinés. Tout est normal.
Reportant son attention sur la neige qui tombe derrière la vitre, Anthéa soupire.
— On se croirait dans un Dickens.
Elle note un mouvement du côté de Venacio, devine qu'il lève un sourcil, suppose qu'il ne l'a pas entendue arriver.
— T'as déjà lu Dickens, toi ?
Il met une demi-éternité à répondre, mais sa pique est ce qu'elle pouvait espérer de mieux et ça la fait sourire.
— Tu te doutes bien que non, mais si je le faisais je m'attendrais à trouver ce genre d'ambiance. Une tempête de neige glaciale au-dehors et la chaleur d'un foyer à l'intérieur.
Elle l'imagine sourire à cette remarque – un sourire discret, qui passe facilement inaperçu quand on ne sait pas quels signes chercher sur son visage – mais elle n'ose pas vérifier. Elle attend une minute qu'il réponde, puis deux, mais ne sent que le silence s'immiscer entre leurs corps. Il va engluer à nouveau leurs épaules, leurs nuques, leurs mâchoires, au point de bientôt les paralyser si aucun d'eux ne fait rien. Il est hors de question qu'elle laisse ses non-dits visqueux l'étrangler jusqu'à l'asphyxie, alors elle se retourne vers lui et reprend.
— Je l'ai déjà dit, mais c'est vrai : je suis désolée.
— Anthéa...
— J'aurais pas dû te retenir, mais j'avais vraiment peur qu'en m'éjectant tu fasses des dégâts... Enfin, je dis pas que c'est ta faute, bien sûr ! Mais c'est juste pas vraiment la mienne non plus. J'avais jamais fait ça sur quelqu'un d'autre et...
— Anthéa, ça va.
Elle s'interrompt et le regarde, incertaine quant à la signification à donner à sa réaction. Las, Venacio se passe une main dans les cheveux. Il n'a pas attaché pour une fois. Dans leurs oreilles, la musique a doublé de volume et les danseurs se sont faits plus nombreux sur la piste improvisée.
— J'ai... peut-être... surréagit, admet-il, semblant davantage s'adresser au lampadaire de l'autre côté de la rue qu'à elle.
Sa main tremble alors qu'il repousse une nouvelle fois ses mèches sombres et Anthéa remarque enfin le verre vide qu'il a posé sur l'appui de fenêtre. Pour ce qu'elle en sait, il n'a pas pour habitude de boire, or le vin et le cidre qui ont été servis pendant le repas ont été jusqu'à faire tourner la tête d'un grand gabarit comme Mrs Reed qui, de par son boulot et de l'aveu de Drew, a l'habitude de bien plus fort. Cette constatation et le visible état de vulnérabilité de l'homme à ses côtés font grincer des dents à Anthéa. S'il ne lui en veut réellement plus, alors elle ne va pas risquer de tout gâcher pour une demande sans queue ni tête de Charlie.
Elle se retourne vers la pièce et surprend la jeune femme au bras de Terrence. Celle-ci lui désigne une fois encore Venacio d'un mouvement de tête. Elle sourit, comme toujours, mais l'idée qu'elle a derrière la tête est si volumineuse qu'elle ne parvient pas à en dissimuler les contours grossiers, quoique flous.
Charlie est un rayon de soleil enveloppé d'un peu de miel. Si elle planifie quelque chose, ça ne peut être que positif ? Ainsi, c'est sur cette pensée qu'Anthéa tend la main à Venacio.
— Tu danses ? lui propose-t-elle.
L'homme regarde la paume tendue dans sa direction un peu trop longtemps, confirmant ainsi à la jeune fille que ses facultés ne sont pas aussi performantes que d'habitude. Il relève le menton, les yeux plissés, et fait non de la tête de façon inconsciente.
— Je ne danse jamais, lui apprend-il.
— En fait, tente-t-elle de l'amadouer, je pensais pas à une valse ou... enfin, ce truc que Nan et Mr Reed dansent. On peut juste, hmm, comment tu dirais ça ? Se dandiner ? Bouger les bras, comme ça, juste s'amuser, en fait.
C'est une tentative lamentable, elle en est consciente, mais le regard de Charlie qu'elle devine dans son dos la stresse.
L'homme hausse un sourcil, glisse ses mains dans la poche ventrale de son sweater – il ne s'est même pas bien habillé pour la fête – et laisse échapper un rictus.
— Je mettrais ma main à couper que tu ne m'as jamais entendu prononcer le mot « dandiner ». J'ai l'impression que tu me prends vraiment pour un petit pépé, parfois.
Oh, wow ! Il a dû boire bien plus qu'elle ne le pensait. Et si elle l'incitait plutôt à aller se coucher pour éviter qu'il ne lui en veuille à nouveau, le lendemain, s'il se donne en spectacle à cause d'une phrase qu'elle aurait dite ? Mais sur sa hanche, une claque retentit, et en se retournant, Anthéa croise une fois encore le regard insistant de Charlie qui, déjà, s'éloigne en tourbillonnant avec le type au chien.
Mais qu'est-ce qu'elle cherche ? Si c'est à les réconcilier, c'est bon, c'est fait, inutile d'insister davantage. Et si c'est autre chose, bon sang, qu'elle règle ses problèmes toute seule. Sauf que Charlie n'est pas du genre à mêler les autres à ses ennuis et qu'elle à forcément un plan des plus sérieux.
Indécise, Anthéa va se retourner vers l'homme quand elle aperçoit Zia et Hadrien qui dansent un peu plus loin. Darcy n'est nulle part et le garçon aimerait visiblement en profiter pour s'approcher un peu plus de son amie, mais celle-ci se balance au rythme de la musique, une serviette de table dans chaque main. Elle les fait virevolter autour d'elle, insensible aux regards qui pourraient se poser sur elle. Dans les yeux d'Anthéa, brille alors une étincelle qu'Ilias qualifierait de mauvais augure.
— Sinon, on peut tenter la danse du foulard, c'est super populaire en ce moment. Regarde, insiste-t-elle en lui désignant ses amis à quelques pas de là, Zia essaie de l'apprendre à Hadrien, sauf qu'il est nul, il devrait tenir l'autre côté des serviettes. Mais tu connais forcément, puisque tu n'es pas un petit pépé.
Au regard que lui lance Venacio, elle présume qu'il va lui intimer d'arrêter ses divagations, mais contre toute attente, il hausse juste les épaules. Ce n'est pas la danse qu'il n'aime pas, comprend-elle, mais uniquement le contact. Du coup, s'il ne doit toucher personne, rien ne l'empêche de danser. À moins qu'il ne soit pas dupe et qu'il ait juste de la peine pour Zia, qui va finir par se faire remarquer avec ses excentricités ? Ce ne sont pas les résidents qui diraient quoi que ce soit, bien sûr, mais ils connaissent peu la moitié des invités. Or, quoiqu'il en dise, l'homme prend à cœur son rôle et le bien-être des jeunes qu'il a sous sa responsabilité. Elle en a pris conscience le soir de son anniversaire, quand il s'est énervé contre Caleb, et le lendemain, quand il n'a pas contacté les parents de ses amis et qu'il n'a pas prévenu Vivienne, mais qu'il les a punis en leur donnant des exercices à faire qui menaient tous à la même conclusion : l'alcool, c'est mal, encore plus quand on est mineur.
Il reste quelques serviettes propres sur le buffet à côté de la cheminée, alors elle en déplie deux.
— Tu me suis, OK ? sourit-elle en les agitant devant lui.
L'homme roule des yeux, mais attrape les deux coins et s'engage sur la piste. Les premiers pas sont maladroits, certainement parce que la danse du foulard n'existe pas et qu'Anthéa doit improviser. Elle ne réfléchit jamais quand elle danse, mais là, elle ne peut pas juste se déhancher sans faire attention, si ? Il lui faut plusieurs dizaines de secondes avant de décider qu'au final, si, elle peut très bien faire comme d'habitude.
Au bout des deux serviettes en tissu, Venacio se déplace d'une démarche raide. Il accompagne ses mouvements sans y mettre aucune intention, ce qui est peut-être encore pire que s'il ne bougeait pas du tout.
À l'autre bout de la pièce, le vinyle saute soudain. Une fois. Deux fois. Alors la voix de Vivienne retenti en une exclamation agacée. Elle abandonne Mr Reed et court jusqu'au tourne-disque. En quelques secondes, une nouvelle mélodie résonne dans la longue pièce transformée en piste de danse. Un rythme qu'Anthéa ne reconnaît pas, mais qui lui donne une furieuse envie de s'agiter en chantant à tue-tête.
— C'est trop bien, beugle-t-elle à son cavalier alors que le disco gagne petit à petit ses membres. Mais c'est quoi ? Je connais pas. Comment j'ai pu passer à côté de ça toute ma vie ?
— C'est ABBA, lui apprend l'homme qui se voit obligé de lever davantage les bras s'il ne veut pas se faire arracher les serviettes. C'est... vieux. Mais ça ne m'étonne pas que ça te parle.
— C'est génial, tu veux dire ! Allez, montre-moi de quoi t'es capable.
Les accords qu'elle ne rêve déjà plus que de reproduire sur son piano ont raison de la concentration dont elle a fait preuve jusque-là et son énergie finit par déborder sur Venacio ainsi que sur les autres danseurs. Hadrien s'est enfin emparé du bout des serviettes de Zia et sautille à ses côtés, Simran s'est jointe à la fête, accompagnée de Tobias, Lewis et Adam. De son côté, Vivienne danse avec un Henry plus souriant qu'il ne l'a été depuis le début de la soirée et Mrs Reed a rejoint son mari au centre de la pièce. Même Selah tourne sous le bras de Zachary alors que la grand-mère d'Hadrien balance le petit Archer en rythme.
L'ambiance est plus joyeuse qu'à aucun autre moment ce soir-là et c'est avec une pointe de regret que la jeune fille entend le morceau décroître jusqu'à s'arrêter. Aussitôt, un autre prend sa place, mais il n'a rien à voir avec l'énergie du premier. Une balade. Pile de quoi renvoyer Venacio dans la retenue dont il venait de se libérer. Et bien sûr, il est toujours hors de question de le toucher. Anthéa s'attend à ce qu'il lui annonce qu'il va en rester là, quand un tourbillon de couleurs et de paillettes vient s'interposer entre eux.
— On change de partenaire ! hurle Charlie en propulsant Terrence Milne dans les bras de Venacio et en s'emparant des mains d'Anthéa.
Les serviettes tombent par terre, la chanteuse dans le tourne-disque semble sur le point de fondre en larmes et Anthéa se voit éloignée de force de l'homme qui tient désormais dans ses mains celles d'un parfait inconnu.
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