Chapitre 36 - Celui qui n'a pas fait attention
Trop de monde, trop de bruits, trop d'ennuis à venir.
Assis du bout des fesses sur l'un des sofas disposés le long des murs, Venacio prend son mal en patience. S'il est descendu saluer les invités, c'est uniquement par respect pour la maîtresse des lieux. Mais les discussions informelles de ce genre d'événements l'angoisse au plus haut point et il n'attend qu'une ouverture pour leur fausser compagnie et retourner s'enfermer dans son laboratoire.
Dans la longue salle transformée pour l'occasion, il aperçoit Archer, le bébé de Charlie, et ne peut réprimer une grimace en découvrant tous ces adultes zozotant prêts à se battre pour le tenir dans leurs bras quelques minutes. Le nourrisson déteste rester couché dans son berceau d'après ses mères, mais s'avère ravi – si l'on en croit ses nombreux sourires et ses babillages incessants – de passer ainsi de l'une à l'autre de ses victimes. Mâchouillant une mèche de cheveux par-ci, arrachant une boucle d'oreille par-là, il semble surtout prendre un malin plaisir à baver sur les jolies tenues de fête.
Ça fait un mois, maintenant, que cette petite chose dodue est entrée dans leur vie, et bien que ce ne soit que la troisième fois que l'homme se trouve en sa présence, il lui semble avoir eu largement le temps de faire le tour du sujet. Tout comme Selah, se désole-t-il en découvrant son teint livide et les larges cernes sous ses jolis yeux bleus. Elle pensait que les nausées disparaîtraient après la naissance, lui a appris Charlie, mais il n'en a rien été. Au contraire, elles se sont même faites plus invasives encore et l'empêchent de profiter comme elle le devrait de sa maternité.
Estimant avoir fait acte de présence suffisamment longtemps, Venacio s'éclipse dès que Vivienne se met à parler bandes dessinées avec l'aîné des garçons Reed. Le sujet devrait l'occuper un moment, si bien qu'il s'autorise même un crochet par la cuisine où il se verse un verre de cacao glacé. Par l'unique fenêtre de la petite pièce plongée dans l'obscurité, il observe la tempête se déchaîner et reste hypnotisé par les flocons fous qui zigzaguent sous ses yeux.
Le silence juste troublé par le ronronnement du frigidaire l'apaise et s'il n'y avait également le bourdonnement des voix s'élevant de la salle d'étude, il en serait presque venu à apprécier le moment. Une fois son verre vidé il rebrousse cependant chemin, mais s'arrête juste avant de franchir le seuil du couloir. Depuis la cage d'escaliers, lui parvient le martellement de plusieurs paires de pieds au pas lourd.
— Je me demande qui ils sont, fait la voix d'Anthéa à demi couverte par un éternuement.
— Personne les connaît ? s'étonne celle de Caleb. Zia, tu les as jamais vus ? Ça fait trois ans que tu vis ici, non ?
Un léger tintement de clochettes retentit. Celles que la jeune fille porte en collier.
— À tes souhaits, Tobias. Jamais entendu parler d'eux avant ce week-end, désolée.
Elle ne semble pas dérangée par cela, au contraire de Darcy qui reprend, la voix boudeuse :
— C'est suspect.
Ils parlent des invités mystères de Vivienne, comprend l'homme. Des bienfaiteurs, comme elle les a appelés. Des hommes qui ont dû faire quelque chose pour le manoir, mais quoi ? S'il en croit la version de Zia, ils n'ont en tout cas jamais jugé nécessaire de le visiter, alors pourquoi le faire à Noël ? Et d'entre tous, pourquoi spécifiquement celui-ci ? Comme s'il n'y avait pas déjà assez de monde, ce soir.
Ils sont presque arrivés sur le palier, quand trois coups sont frappés à la porte. Trois coups qui résonnent dans toute la maison, qui font vibrer les fenêtres dans leur châssis et qui font trembler les cadres aux murs. Aussitôt, Charlie déboule de la salle d'étude et, un instant plus tard, une langue de givre pénètre l'intérieur de la maison. Les flocons dansent un instant dans l'étroit corridor, et sur les dernières marches de l'escalier les adolescents frissonnent et se rapprochent inconsciemment les uns des autres. Curieux malgré tout, Venacio ne peut s'empêcher de jeter un œil, bien qu'il reste camouflé dans la pénombre.
Il ne faut que quelques secondes à la porte pour claquer et au manoir pour vibrer, comme s'il s'ébrouait. Dans l'entrée, deux hommes se tiennent voûtés, leurs épaules recouvertes de neige et leurs crânes d'un bonnet en laine. À leurs pieds, se tient le canidé le plus énorme que Venacio ait jamais vu. Plus loup que chien, l'animal au pelage noir se secoue, faisant virevolter mille éclats de cristal sur les murs au papier peint vieillit. D'une démarche raide, il s'éloigne alors de ses maîtres et dévoile l'éclat de ses crocs quand il ouvre une gueule démesurée.
— Ooh ! Le bébé chien ! s'exclame Anthéa en gommant d'un bond la distance qui les sépare.
Quand elle s'accroupit à son niveau et tend la main vers sa tête, tous dans l'escalier cessent de respirer. Ils voient déjà, impuissants, la mâchoire acérée se refermer sur la joue ou le cou de leur amie. Certains voudraient lui crier de reculer, mais comme les autres ils sont terrassés par les yeux jaunes du monstre. Ainsi, quand une ombre passe en courant sur leur gauche et qu'une main se referme sur le bras de la jeune fille avant de la tirer en arrière, ils poussent un soupir collectif capable de concurrencer les rafales qui font trembler les murs au-dehors.
— On ne t'a jamais appris la prudence ? gronde la voix agacée de Venacio alors qu'il se glisse entre elle et l'animal. Il aurait pu t'arracher le visage.
La gamine veut riposter, mais le choc de voir Venacio non seulement lui reparler, mais plus encore lui attraper le bras la rend plus lente que d'ordinaire, si bien que c'est au final la voix claire et chantante du premier inconnu qui prend le relais, lui coupant ainsi l'herbe sous le pied.
— Ça ne risque pas, c'est le chien le plus adorable de Grande-Bretagne. Khala, dis bonjour.
Et alors que sa queue se met à battre, le chien pousse un aboiement joyeux en direction des gosses toujours bloqués sur les marches. Au même moment, les bras de Venacio se couvrent de chair de poule et il relève la tête vers l'homme qui a parlé. Sa bouche s'ouvre, mais aucun son n'en sort.
À l'autre bout du couloir, l'inconnu a cessé de sourire. Son corps se tend et il laisse Charlie le débarrasser sans même la remercier. Son bonnet plein de poudreuse dans les mains, il souffle :
— Ven...
Au même instant, sa voix est couverte par celle, plus bourrue et énervée du second étranger.
— Qu'est-ce que tu fou là ? Si c'est une blague, elle est de très mauvais goût.
Sans perdre plus de temps, l'homme avance vers eux, sa veste à moitié retirée égrène sur son passage de petits tas de neige à demi-fondue. Il est grand, mais pas autant que Venacio. Rasé de près, les cheveux d'un roux flamboyant coupés courts, il a les joues et le nez rougis par le froid.
Dans une grimace, Venacio fait un pas en arrière, n'évitant de marcher sur le pied d'Anthéa que parce que celle-ci s'écarte à temps.
Dans leurs dos, Caleb bondit alors au sol et heurte l'épaule de son amie en se glissant entre elle et le mur pour s'interposer.
— Il habite ici, mord-il d'un air revêche que personne au manoir ne lui connaît.
Les lèvres de l'inconnu se retroussent en un rictus écœuré et il s'arrête à deux pas d'eux.
— Comment ça, il habite ici ? Ce n'est pas un gamin ramassé dans le caniveau à ce que je sache.
Dans un mouvement trop ample pour l'étroitesse du corridor, il termine de retirer son manteau et le secoue, éclaboussant ainsi Caleb, qui ne bouge pas d'un millimètre. Les mâchoires serrées, Venacio s'éclaircit la gorge dans un raclement qu'il aurait aimé à peine audible, mais qui résonne dans l'espace clos surpeuplé. La voix encore un peu vacillante, il repasse devant le gamin et se lance enfin :
— Et toi, pourquoi es-tu là ? Qu'est-ce que cet endroit peut bien avoir comme intérêt à tes yeux ?
L'étranger ouvre la bouche, sidéré, et dégage son épaule quand l'homme qui l'accompagne y pose une main qui se veut apaisante.
— Jarrod, je t'en prie... tente celui-ci avant d'être coupé.
— Mais c'est chez moi, ici, pauvre con !
Le second homme lève les yeux au ciel et laisse sa main retomber. Aucun des gosses ne s'est jamais senti aussi transparent qu'en cet instant où seuls existent les trois hommes qui se font face.
— Comment ça chez toi ? Tu disjonctes.
— Le nom ne t'as pas mis la puce à l'oreille, pauvre type ?
— Le nom ?
Soudain, Venacio sent ses genoux flageoler. Il est passé à côté de quelque chose d'important, mais quoi ? Vivienne lui aurait-elle joué un très vilain tour ?
— Manoir Wand, crache le dénommé Jarrod. Non, ça ne te dit vraiment rien ?
Le silence qui s'abat sur les épaules de Venacio est lourd et poisseux. Gerbant, diraient les jumeaux. Il englue sa carcasse voûtée alors que dans son esprit se rejoue le film de toutes les fois où il a passé le seuil sans même jeter un regard au nom calligraphié sur la boite aux lettres.
— J'ignorai que cette maison avait un nom, avoue-t-il, la voix sifflante. Encore plus que c'était celui-là. C'est la maison où... où tu as grandi ?
Sans considération aucune pour le désarroi de l'homme qui se tient face à lui Jarrod enrage.
— Quel abrutit ! Le nom est écrit au-dessus de la porte d'entrée. Il est gravé dans la pierre depuis deux cent cinquante ans ! Qu'est-ce qui te faut de plus ?
— Les garçons, tente son compagnon. Ne pourrait-on pas parler de ça ailleurs ? Vous inquiétez les enfants.
En disant cela, il passe la main entre les oreilles de l'immense chienne noire assise à ses pieds et pose pour la première fois les yeux sur les gamins rassemblés derrière Venacio. Quand il croise le regard de Caleb son expression change, ses pupilles se dilatent et il interrompt ses caresses sur la tête de l'animal, qui vient aussitôt en réclamer davantage en le poussant du museau.
— Qui es...
La question meurt sur ses lèvres quand Vivienne vient à leur rencontre. Le petit Archer collé à son sein, elle enlace les deux hommes avec le sourire.
— Je vois que vous ne vous êtes pas oubliés, les taquine-t-elle en découvrant l'ambiance pesante dans laquelle la scène est figée.
Elle rit et pose une main sur l'épaule de Caleb, dans un geste affectueux. Le bébé dans ses bras émet quelques gargouillis et elle se détourne alors d'eux pour le bercer en lui chatouillant les joues.
— Ne laissons pas des histoires vieilles de quinze ans nous empêcher de profiter de cette soirée, messieurs, les enjoint-elle avant d'inviter tout le monde à la suivre.
Alors qu'il rejoint la salle d'étude avec les autres gosses, Caleb passe devant l'homme au chien, et celui-ci recommence à le dévisager. Plus désagréable encore, Jarrod en fait désormais de même, ses petits yeux de fouine plissés dans ce qui ressemble à l'expression d'une réflexion intense.
Qu'est-ce qui lui a pris de prendre sa défense, comme ça ? Quel imbécile. Ne souhaitait-il pas rester aussi discret et anonyme que possible ?
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