Chapitre 29 - Ceux qui font une découverte
Ce vendredi-là, Anthéa est allongée seule dans le divan de la bibliothèque. Il commence à se faire tard et tout le monde est parti se coucher, mais elle ne parvient pas à en faire de même. Ses doigts glissent sans qu'elle n'y prête vraiment attention sur les traces de brûlures que les mains d'Ilias ont laissé sur la table basse. À chaque caresse inconsciente, les marques disparaissent pour réapparaître à la suivante.
Son envie première a été de les enlever. Transformer la forme ou la couleur des choses n'est plus vraiment un problème pour elle et l'épuise bien moins que les premiers jours. Mais Caleb a été blessé. Ils auraient tous pu être blessés. La maison aurait pu prendre feu. L'après-midi où Caleb et Ilias ont fini à l'hôpital, Anthéa a pris conscience de ce que signifiait vraiment avoir des pouvoirs magiques et elle a choisi de laisser les brûlures à leur place pour que plus aucun d'entre eux n'oublie que ce qu'ils font à des conséquences.
Jusque-là, ça a uniquement été drôle, ou parfois pratique, et souvent ils n'ont pas été assez prudents. Mais en réalité, c'est dangereux. Se mettre à dos d'autres personnes possédant la magie est un risque considérable qu'elle n'a pas envie de prendre. Toute la semaine, elle a tenté de se rapprocher d'Ilias, elle a même pensé à s'excuser, bien qu'elle reste persuadée de n'avoir rien fait de mal. Mais comme à son habitude, le garçon a été infect et s'est contenté de la rabaisser à chaque nouvelle tentative. Il est impossible d'avoir une conversation avec cet abruti, et encore moins d'aborder avec lui des sujets sérieux, comme la magie.
Alors qu'elle laisse son esprit divaguer, réalisant qu'il reste moins d'une semaine avant que décembre ne s'installe, et donc quinze jours jusqu'à son seizième anniversaire, elle avise du coin de l'œil, la porte s'ouvrir.
D'un mouvement rapide, elle tend la main et la seconde qui suit, la petite boule de plumes multicolores qui volette librement dans la pièce vient s'y loger.
— Tu le fais encore voler ? s'étonne Caleb qui referme derrière lui et s'approche. Ça t'épuise pas trop ?
Rassurée qu'il ne s'agisse ni de sa grand-mère, ni de Venacio, elle relâche l'artefact qui, aussitôt, reprend son envol et son exploration de la bibliothèque.
— Je fais rien, là, il vole de lui-même.
— C'est chelou.
Elle ramène ses jambes contre elle et Caleb se laisse tomber à ses côtés. Ses paupières tombantes et le bâillement qui accompagne sa remarque laissent peu de doute quant à l'endroit où il aimerait se trouver en cet instant.
— Un peu, acquiesce-t-elle. Mais il nous a donné la magie, il peut pas être néfaste.
— Sans doute.
Tapotant son ventre, elle l'invite à se mettre à l'aise, ce que le garçon fait en s'installant entre ses jambes pour y poser la tête. Il ricane en pensant à Ilias qui donnerait tout pour être à sa place. Il a beau l'avoir détrompé quand à la relation qu'il s'imaginait y avoir entre eux, Caleb a bien conscience que s'il les surprenait dans cette position, il penserait avoir été dupé.
Relevant la tête et appuyant son menton dans l'estomac d'Anthéa, il oublie pourtant Ilias aussitôt. Car c'est un tout autre sujet qui l'amène. Un sujet qui l'inquiète bien plus.
— Tu trouves pas que Venacio est redevenu comme à son arrivée, l'interroge-t-il sans préambule.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Ben, il ne sort plus du labo que pour répondre à quelques questions tous les deux-trois jours. Puis il a arrêté de nous faire faire des expériences. Moi qui commençais à trouver la science sympa... Je m'inquiète un peu pour lui, en fait.
— Attends, quoi ? Mais j'étais pas au courant ! Je pensais que c'était moi qu'il évitait, mais pas vous !
D'un mouvement brusque, Anthéa se redresse, atterrée. Ça bouscule Caleb, qui geint quand ses dents se referment un peu trop fort sur le bout de sa langue.
— Pourquoi il t'éviterait ? marmonne-t-il après s'être mis à genoux sur le fauteuil, en se massant la mâchoire.
— Parce que je le collais vraiment beaucoup depuis son arrivée. J'avais décidé de le laisser un peu respirer puisqu'il s'ouvrait à vous, et puis j'étais un peu occupée, aussi... Mais tu me dis que c'est plus le cas ? Il s'est ré-isolé ? C'est pas normal.
Parfaitement réveillée et tout aussi remontée, Anthéa bondit hors du divan et se dirige vers la porte avant de s'arrêter brutalement et de faire demi-tour.
— Il est tard, concède-t-elle. J'irais lui parler demain.
Car si elle ne le harcèle plus comme les premiers jours, elle a tout de même remarqué son visage épuisé et sa démarche traînante les rares fois où elle l'a croisé. Le jour de l'incident, par exemple. Inutile, donc, de le réveiller s'il est parvenu à s'endormir.
— En fait, quand je suis arrivé, il y avait de la lumière sous la porte du labo.
Les deux amis échangent un regard et il n'en faut pas plus pour qu'ils se précipitent dans le couloir et viennent frapper à la porte fermée à clef. Au prix d'un gros effort, Anthéa se retient pour ne pas tambouriner jusqu'à ce que l'homme ne daigne venir leur ouvrir. Si elle réveille tout le monde, ça n'arrangera rien.
— Il a peut-être juste oublié de fermer la lumière, suggère Caleb.
— Possible, approuve Anthéa en testant une fois de plus la poignée. Ça nous donne une bonne raison d'entrer par effraction. Tu sais combien coûte l'électricité de nos jours ?
— Aucune idée, admet Caleb, qui se doute qu'Anthéa n'en sait pas plus que lui sur le sujet. Mais... tu sais crocheter les serrures ?
Elle roule des yeux et tend une main en l'air. Le pendentif les rejoint aussitôt et vient s'y poser en douceur.
— Avec des outils, non. Mais avec ça...
Elle tapote la bille redevenue lisse au creux de sa paume, puis la glisse dans sa poche. Les yeux de Caleb s'illuminent alors, et il lui agrippe le poignet avant qu'elle n'ait pu tenter quoi que ce soit.
— Je peux essayer ? J'ai lu un truc dans un livre y a pas longtemps... Je crois que ça peut marcher.
Curieuse, surtout qu'elle est à priori la seule au manoir occupée à tenter de traduire le grimoire codé, Anthéa lui fait signe de s'y mettre. Caleb prend alors une grande inspiration, il s'éclaircit la gorge et, le dos bien droit, il prononce :
— Alohomora !
Sans surprise, aucun déclic ne leur parvient de l'autre côté de la porte, et Anthéa lui lance un regard blasé.
— T'as vraiment cru que ça marcherait ?
Caleb hausse les épaules et glisse ses mains dans les poches de son jean, les joues un peu plus rouges qu'une minute plus tôt.
— Fallait bien tenter...
Mieux vaut ne rien ajouter, décide Anthéa, et elle se baisse jusqu'à se trouver pile face à la serrure. Elle pose la main dessus, ferme les yeux, et quelques secondes plus tard, ils entendent la clef commencer à tourner.
— Tu gères de ouf... s'extasie Caleb, les yeux ronds. Comment tu fais ?
— Je te montrerai.
La porte enfin déverrouillée, les deux adolescents l'ouvre et poussent un cri en découvrant le référent allongé sur le sol, face contre terre.
Terrifiés, ils se précipitent à ses côtés et le retournent. Il est vivant, mais son teint est cireux, ses pommettes saillantes et ses yeux plus cernés que jamais.
— Il est blessé, remarque Caleb en désignant ses bras nus, couverts de ce qui ressemble à des plaies dues à des éclaboussures d'huile ou d'acide.
— Et il a maigri, beaucoup maigri...
Ça leur a échappé jusqu'à aujourd'hui en partie parce qu'ils ne le voient plus qu'en coup de vent, mais aussi à cause de ses hoodies extra-larges et ultra-couvrants dont il ne se sépare jamais. Seulement, là, allongé inerte et en t-shirt sous leurs yeux, sa perte de poids est flagrante.
— Depuis quand il n'a plus dormi ?
D'ailleurs, est-il seulement en train de dormir ou s'est-il évanoui, épuisé par un manque de sommeil et de nutriments ? Agenouillée à côté de lui, Anthéa repousse les cheveux qui couvrent en partie son visage. Ils sont gras, ternes, et quelques fils d'argent qui ne s'y trouvaient pas deux mois plus tôt se sont glissés dans leur masse sombre.
— Je sais pas... Venacio ? Venacio, réveille-toi...
Caleb lui secoue le bras sans grand entrain. Toucher ce corps meurtri l'angoisse. Il craint de le blesser davantage, de le briser.
— Attends, l'arrête Anthéa, on devrait peut-être le laisser dormir, au contraire.
— Tu crois ? Il risque rien comme ça ?
— À part de se réveiller avec un mal de dos ? Non, je crois pas.
D'un commun accord, ils décident de lui laisser le temps dont il a besoin pour se régénérer. Ils glissent sous sa tête un coussin et sur son corps un plaid qu'ils ont été chercher dans la bibliothèque, et referment la porte avant de se mettre à fureter.
Alors que l'homme est d'ordinaire un maniaque du rangement, ne laissant jamais traîner la moindre boite de pétri et replaçant systématiquement ses livres sur les étagères après les avoir consultés, les deux amis sont surpris de découvrir que le laboratoire est sans dessus-dessous.
Sous les bureaux alignés le long du mur, des expériences ratées s'entassent dans des cartons mal fermés. Autour du microscope, nombre de lamelles brisées ou juste renversées ont été écartées et abandonnées. Sur toutes les surfaces disponibles, s'étalent ouvrages et magazines de science, des objets parmi les plus farfelus les déformant, car utilisés en guise de marque-pages. Bouchons de bouteilles, tapis de souris, vieux paquet de chips parfois même pas vides, pinceaux et lacets de chaussures. Toutes ces choses dénotent dans cet endroit qui fut, jadis, le temple de l'ordre et de la connaissance.
Un peu à part, quelques expériences qu'aucun d'eux ne parvient à identifier semblent encore en cours et ils choisissent de ne pas y toucher. À la fois par peur de les faire exploser, mais aussi car elles doivent être des plus importantes si c'est pour elles que Venacio s'est mis dans cet état.
Anthéa feuillette un livre de science qu'elle reconnaît comme étant celui qu'elle utilise à l'école et qu'elle pensait avoir perdu depuis quinze jours, quand la voix étouffée de Caleb la fait se retourner.
— Anthéa, viens voir ça...
Dans ses mains, le garçon tient un carnet à la couverture noire rempli de notes prises par le référent. Des équations, des ratures, des bouts de phrase et de pensées. De la panique, aussi. Des mots comme folie, pathologie, impossible, soulignés quatre fois. Des comptes-rendus d'expériences.
— Il a l'air d'obtenir des résultats impossibles. Il fait et refait les mêmes expériences en boucles depuis des semaines. Des choses simples, d'après ce qu'il écrit, mais les résultats ne sont pas ceux auxquels ils devraient arriver. Il dit qu'il perd la tête, que ses désirs influencent les résultats...
Commençant à comprendre, Caleb relève la tête. Sa bouche reste entrouverte et il lit dans les yeux d'Anthéa qu'elle aussi soupçonne la même chose. Il se remet à feuilleter le carnet pour trouver le moment où tout ça a commencé et chuchote :
— Il a la magie depuis quand, tu crois ?
Anthéa déglutit. Elle a arrêté de fixer le carnet ou même Caleb. Dans ses yeux, on ne peut plus lire que la solitude et le froid des Abysses.
— Trois jours après moi...
Caleb fronce les sourcils. Il l'interroge d'un regard, mais la jeune fille est toujours perdue dans ces souvenirs et sa culpabilité.
— J'ai senti un truc nous traverser quand il m'a rendu le collier, après qu'Ilias l'ait laissé sur la barrière, finit-elle par articuler. Au début, j'ai cru qu'il l'avait peut-être mis et qu'il avait de la magie, donc je l'ai surveillé, mais j'ai rien vu. Il avait l'air normal... Et surtout, j'ai été occupée. J'essayais de contrôler ma magie, tu le sais. J'ai pensé qu'à moi...
— C'est faux, la contredit-il. Tu as passé plein de temps à t'occuper de nous. On t'a tous demandé de l'aide et t'as jamais hésité à nous l'apporter, même si t'en savais à peine plus que nous.
Anthéa semble à peine l'écouter. Elle secoue la tête, comme pour réfuter ses arguments. Ses yeux humides refusent de se poser dans ceux de son ami.
— Ça fait un mois qu'il se débrouille avec ça. Tout seul, sans personne à qui en parler, sans même savoir d'où ça vient... À cause de nous, un peu. À cause de moi...
— Mais il est plus vieux que nous, contre Caleb qui lui agrippe les épaules et la secoue juste assez pour qu'elle pose enfin les yeux sur lui. On gère mieux tout ça quand on est adulte, non ?
— Comment on a pu ne rien voir ? Imagine ce qu'il a dû vivre...
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