Chapitre 2.3
Le soir tombait sur Chronopolis. On sentait dans l'avancée précautionneuse de la pénombre quelque soulagement à clore cette journée.
Le crépuscule vint, efficace, sans son cortège de flamboyantes couleurs, balayer le jour en toute humilité. C'était un de ces soirs timides dont on ne remarquait la suprématie qu'en regard des étoiles.
Avec un soupir, Opaline hissa la caisse à bord du fiacre. Le rebord était haut, aussi concentra-t-elle son effort au passage de l'obstacle. Il y eut un tintement de fort mauvais augure, mais la caisse finit par passer.
Alors que Liam chargeait les dernières fioles, elle s'accorda un instant de répit. Ses mains, brunes de poussière, repoussèrent les mèches échappées de son chignon, traçant au passage une ligne sur la peau.
De ses yeux d'ambre, elle engloba les environs. Ils se trouvaient dans le hangar de l'Onirium, aussi haut de plafond que noir de crasse. Des cartons s'empilaient en tours instables, parfois mouvantes selon que les rats manifestaient ou non leur présence. Et devant, par la béance de laquelle on apercevait la rue, se dressait une porte immense. Ses vantaux rivetés de fer affichaient un aspect fort dissuasif.
Opaline s'approcha du fiacre ; harnaché à sa tête, le cheval agita une oreille dans sa direction. Sa main se tendait vers la crinière lorsque le cocher pénétra dans la pièce. Son entrevue réglementaire avec la directrice venait de s'achever. Il tenait au creux de son poing un bon de livraison, obtenu de Miss Rudoie. Quand il le tendit à Liam, Opaline mesura combien l'homme était massif face à lui.
- Partons, dit-il alors.
La compagnie s'installa tant bien que mal aux commandes du véhicule. L'homme fit claquer les rênes sur la croupe de sa monture. Ils franchirent les portes au grand trot.
La morsure de l'air fut pareille à un coup de fouet pour la jeune femme : dès lors, elle couvrit d'un regard émerveillé chaque bâtisse. La mine de Liam prenait une expression pareillement gourmande.
A mesure que la course se déroulait, ils s'indiquaient l'un à l'autre les beautés aux alentours : qui une fontaine figée par le gel, qui la surface adamantine de la place Orage.
Le trot vif du cheval éclatait dans les rues désertes et cela berçait leurs découvertes.
Pleine, magnifique, la lune projetait l'ombre du cortège sur le pavé. Opaline la surprit à les suivre, filant à leurs pieds. Elle faisait une montagne sombre avec, d'où partaient les guides, une fenêtre lumineuse. La place du cocher.
Le temps se parait d'une saveur abstraite. Il parut à Opaline que les heures s'écoulaient dans cette poursuite de beautés inaccessibles. Le froid resserrait son étreinte ; qu'importe. Et puis...
Ses ongles s'enfoncèrent dans la manche du garçon.
- Quoi encore ?
Pour toute réponse, Opaline raffermit la prise de ses doigts. Là-bas ! Ses yeux s'écarquillaient avec une avidité féroce.
- Regarde... Regarde ! souffla-t-elle.
Elle fut saisie d'entendre comme sa voix tressautait.
- Où ça ?
Liam dut se satisfaire d'un index vaguement agité. Fébrile, la jeune femme se mordait les lèvres jusqu'au sang. Elle retint un cri lorsque les iris céruléens du garçon scintillèrent. Enfin, il voyait.
Il y avait là, au faîte du toit voisin, un phénomène fort singulier.
Un oiseau de paradis s'ébattait en silence. A chaque inclinaison de son bec minuscule, des flammes irisées s'en échappaient. Cela faisait un amas d'étincelles. Ses plumes renvoyaient mille éclats ; de leur frémissement naissait nombre gouttes de lumière liquide. Quant aux serres, elles dessinaient sur les tuiles un entrelacs somptueux, satiné, dont la brillance semblait dissoudre jusqu'aux ombres.
L'oiseau pencha son aigrette en direction de l'étrange cortège. Il semblait étonné. Ses ailes battirent dans une cascade de teintes délicieuses et il fila haut, très haut dans le ciel. Là, nimbé d'argent, il éclata, s'accordant le panache d'un feu d'artifice. Une à une, les évanescences suspendirent leur chute. Et, presqu'avec délicatesse, fondirent leur lumière à celle des étoiles.
Ils restèrent interdits le temps que l'émoi se dissipât, jusqu'à ce qu'un murmure osât franchir la bouche d'Opaline :
- Qu'est-ce que... ?
- Un rêve libre, répondit Liam d'une voix rauque.
Le convoi s'arrêta enfin, aux abords d'une tour. Les balcons biscornus la distinguaient de ses voisines ; sur le porche, une affiche prisonnière d'un carcan de glace.
- Viens, dit Liam, allons d'abord apporter la facture.
Laissant le cocher à sa besogne, les deux jeunes pénétrèrent dans l'immeuble - non sans joie, car un feu y flambait haut. Très à l'aise, le garçon traversa le hall. Opaline sur les talons, il s'en alla frapper au battant d'une porte dérobée.
Elle s'ouvrit sur Baya Hautesort : étrange personnage ! C'était une vieille dame minuscule, fripée et ronde comme une pomme. On lisait l'humilité dans la voûte des épaules et la façon précautionneuse dont elle lissait son châle.
Au centre de sa figure joviale brillaient deux yeux à la pâleur laiteuse. La lune semblait dormir dans ces prunelles. Opaline frémit : était-elle aveugle ? Ses doutes se confirmèrent : Baya caressait à tâtons le chat roux posé en travers de ses épaules.
Le garçon s'empara d'une main ridée et la porta à ses lèvres. Il annonça ensuite :
- Madame Hautesort, c'est moi, Liam Chassemai. Vous embellissez davantage chaque fois que je vous vois. Quelle belle mine !
Et l'autre de glousser. Ses bajoues poudrées rosirent à un point inconvenant. Elle fit à Opaline l'effet d'une adolescente frivole ; la jeune femme esquissa un sourire devant ce spectacle. Cela suffit à trahir sa présence. La vieille dame leva vers elle un visage malicieux :
- Opaline Verrepois, je présume ?
- Comment... ?
- Le vent m'a parlé de vous, très chère, répondit Baya. Allons, entrez donc, mes enfants.
La pièce regorgeait de chats. Il en sortait de partout. Roux, blancs, tigrés, les pelages faisaient un camaïeu mouvant ; toutefois, Baya Hautesort l'enjambait sans peine. C'était à douter de sa cécité. Mais son bras heurta la table autour de laquelle ils s'installaient.
- Ce n'est rien, assura-t-elle. Le bleu représente la plus magnifique des couleurs. Mes yeux ne peuvent la saisir ; ma peau l'arborera donc dans quelques heures.
L'attention d'Opaline ne s'en détachait pas. Quelle femme fascinante ! Etrange, certes, mais Baya Hautesort dégageait une aura puissante dont on ne songeait pas un instant l'assimiler à une douce folie. Ses lèvres osèrent une question :
- Que faites-vous des rêves que l'on vous livre ?
- Je les sculpte, évidemment. Oh, il faut savoir adoucir leur soif de liberté, leur chanter de douces marches funèbres et, au moment où ils s'amollissent enfin, forger les volutes comme autant de vagues. Cela représente une sacrée valeur ajoutée pour la conso... Roger, veux-tu descendre de là ?
Un chaton touffu venait de bondir sur les genoux de la vieille femme. Comme il mâchonnait les plis de sa jupe, Baya l'en chassa aussitôt. Pour toute réaction, Roger s'appropria les cuisses de Liam. Il bailla avec insolence, à l'abri des foudres de sa maitresse, tandis que les doigts du garçon parcourraient sa fourrure.
- Comme je suis négligente, s'exclama soudain leur hôte. Aimeriez-vous du thé ?
Sa main s'agita en direction de la cuisine. On y voyait une concentration particulièrement dense de félins qui s'ébattaient dans un nuage de poils. Les jeunes gens échangèrent un regard et s'empressèrent de refuser.
- Si nous passions plutôt au contrat ? s'enquit le brun avec une politesse toute professionnelle.
- Bien volontiers, mon mignon.
Opaline étouffa un rictus devant la mine suggestive de la vieille. Sans se départir de sa nonchalance, Liam tira de sa poche une enveloppe au sceau de l'Onirium. Il la glissa sous la poigne de Baya ; reçut, en retour, un sac d'or. Une langue de cire en garantissait l'intégrité. Leur hôte gloussa :
- Avec les compliments impériaux.
Puis, d'une voix grave, infiniment sérieuse :
- Désormais, vous devriez aider le cocher à décharger, mes enfants. Le retour sera pénible ; il est difficile de goûter à la liberté pour la perdre ensuite. Ne courbez surtout pas la nuque quand le porche de l'Onirium vous écrasera. Non. Oh non, car il convient d'affronter son destin la tête haute.
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