Chapitre 1 - 1
Frissonnante, Opaline resserra le col de son manteau d'une main, tandis que l'autre se crispait au fond de sa poche. Lorsque ses doigts engourdis effleurèrent par mégarde la doublure, la jeune femme grimaça tant le contact du vêtement sur sa peau exsangue lui était inconfortable.
Une longue chape de fumée s'exhalait de la bouche rougie de l'adolescente, flottant derrière elle comme une bannière. Alors que ses yeux s'attardaient sur la buée, elle songea :
« Peut-être est-ce mon âme qui se disperse ainsi. Chaque souffle me détacherait de moi-même petit à petit. Respirer à m'enivrer. Respirer pour devenir nuage. Ce serait bien. »
A l'évocation de cette perspective, Opaline soupira. Comme il lui plaisait d'envisager une autre alternative à son existence ! Dans l'intimité de son esprit, une vie nouvelle s'esquissait ; une vie plus légère. Cependant, sa condition lui fut sèchement rappelée au moyen d'une poussée sur l'épaule. Son garde l'interpella :
— Cessez de rêvasser.
Il exigeait une cadence plus rapide. La jeune femme baissa la tête. Un désir d'hurler la prit à la gorge. Irrépressible, violent. Sa langue brûlait d'amertume contenue, avide de s'épandre en paroles venimeuses. Pourtant, elle demeura coite, le regard obstinément rivé au sol. A quoi bon lutter ? Pouvait-elle faire autre chose que museler sa colère, sinon dédaigner le monde alentour ?
Comme Opaline serrait âprement les poings, ses ongles incisèrent ses paumes. Ce fut à peine si elle cilla. Sous son crâne valsait le morne refrain du renoncement :
« Ma liberté n'existe plus. »
Un frisson hérissa la nuque de la jeune femme : un flocon venait de s'y poser, froid et aérien. Sa morsure s'atténua au contact de la peau, à mesure que l'eau se mêlait aux cheveux blonds-roux échappés de son chignon. D'un doigt tremblant, la jeune femme cueillit la goutte de neige fondue.
Ses yeux cherchèrent alors le ciel. Si blanc qu'on pût se méprendre quant à sa consistance et le confondre avec du coton, il était bas et lourd. On devinait dans l'air, où quelques flocons volaient déjà, la promesse d'une tourmente glacée. Ecrasée par l'ouate des nuages, l'adolescente courba l'échine. L'atmosphère morose reflétait bien son état d'esprit.
De nouveau, l'homme lui imposa sa cadence. Ils marchaient à grands pas dans les rues désertes, silhouettes solitaires et résolues. La respiration d'Opaline se fit erratique. L'hiver leur imposait de nombreux obstacles : tantôt des congères où le pied s'enfonçait, tantôt du givre sournoisement dissimulé au regard.
Chronopolis hibernait.
Le froid régnait sans partage sur la ville, laquelle ployait sous son emprise glacée. Où qu'elle portât le regard, Opaline ne distinguait rien qu'un écrin de gel recouvrant les bâtisses. Au détour d'une venelle, elle put deviner la courbe du fleuve, dont les flots se cristallisaient en vagues scintillantes ; plus loin, le dôme impérial étincelait de givre. Une bise cinglante lui fit replonger le nez dans son col.
Enfin, ils s'arrêtèrent à l'encoignure d'une allée obscure. La voix atone de son gardien résonna dans la ruelle :
— Nous arrivons.
D'instinct, Opaline referma les pans de son manteau autour d'elle. Ses yeux s'agrandirent, la prunelle noircie par le spectacle : une arche sombre ; une porte maculée de rouille ; un crépi lépreux. Désemparée, la jeune femme se tourna vers le gardien, dont les doigts empoignaient le heurtoir. Un souffle anxieux lui vint aux lèvres.
— Laissez-moi partir, murmura-t-elle. S'il vous plaît.
— Non.
Le fracas du butoir s'ajusta si parfaitement à la réponse de l'homme – tant par l'exactitude du choc que par le timbre – qu'elle en frémit. L'écho du coup fut emporté par une bourrasque, perdu dans le souffle aigu du vent.
Opaline espérait que personne ne vînt ouvrir, ou qu'il n'y eût rien par-delà la porte. Combien de temps resta-t-elle ainsi, à redouter que les gongs ne grinçassent ? L'espace de quelques battements de cœur ? Plus ? Assez longtemps, toutefois, pour qu'elle sursautât à l'entente d'un pas sur le gravier.
La jeune femme battit des paupières : elle diluait ses larmes naissantes. N'y avait-il donc rien qu'elle pût faire contre la main du destin ? Il lui semblait qu'un étau compressait ses poumons.
Le battant pivota sans bruit. Presqu'aussitôt, Opaline jeta une œillade farouche devant elle. Une dame se tenait dans l'embrasure, la mine affable mais l'allure sévère. Sa large bouche rouge souriait.
— Allons, approchez, susurra-t-elle.
Opaline tressaillit. C'était la voix la plus douceâtre qu'elle eût jamais entendue, et de laquelle il émanait un indistinct enivrement ; une de ces voix perverses qui vous charment toutefois.
Le sourire de la femme s'élargit :
— Vous ne m'avez pas entendue ? Approchez.
Un pas. Puis un autre. Apeurée, Opaline avançait par enjambées chancelantes. A mi-chemin de la porte, elle tiqua : le rictus de son vis-à-vis lui évoquait celui d'un prédateur. La voilà qui entrait dans la gueule du loup.
La neige tombait plus dru, à présent, et les flocons s'alourdissaient à vue d'œil. Ils faisaient comme un tourbillon de plumes épaisses, dont la chute emplissait la ruelle d'un murmure feutré. Le seuil du portail fut bientôt là. A peine l'eut-elle franchi que la femme se précipita : ses ongles rouges agrippèrent avidement le bras d'Opaline. La captive retint un geste de recul. L'emprise ces petits doigts gourds sur sa manche était tout à fait insupportable.
Côte à côte, elles regardèrent le gardien s'éloigner. Opaline fixa la silhouette, ultime lien avec son passé, se dissoudre, incertaine, fragile presque, dans le blizzard. Un flocon se posa alors sur ses cils – bref aveuglement. Lorsqu'elle recouvra la vision, l'homme avait disparu.
— Venez, glissa la voix mielleuse à son oreille. Rentrons nous mettre au chaud.
Interdite, la jeune femme ne bougea pas. Son cœur battait à ses tempes. Elle caressa l'idée de rester là, sous la neige, jusqu'à ce que chaque cristal duveteux l'eût enfouie sous sa froide morsure. L'autre la piqua alors :
— Vous ressemblez de manière frappante à votre mère. J'espère toutefois que vous n'aurez pas hérité de son entêtement, cela me contrarierait.
Opaline sursauta. Se pouvait-il que son cœur eût implosé après cette unique estocade ? Apparemment oui. D'un doigt tremblant, elle lissa son sourcil gauche ; mais cette machinale tentative de réconfort lui fut bien inutile.
Elles entrèrent dans le bâtiment.
Résignée, la jeune fille trainait des pieds. Ses yeux, captivés par la lente chute de la neige sur le sol, se voilaient à mesure que la porte approchait. Surtout ne pas regarder. Ne pas regarder la haute façade nue, ne pas regarder la béance noire de la porte. S'interdire de suivre du regard les tourelles acérées dont les créneaux perçaient les nuages. Pourtant, elle ne put s'empêcher de mesurer la laideur des barreaux aux fenêtres.
Le verrou claqua sèchement derrière elles. Un soupir échappa à l'adolescente.
« Piégée. »
En premier lieu – et cette impression devrait surpasser tout le reste –, la température impacta Opaline. Ses joues s'embrasèrent, la chaleur du hall flambait sous sa peau. Par contraste avec l'extérieur, l'atmosphère du lieu semblait plus étouffante encore ; plus moite.
Sans rien éprouver de son malaise, la femme l'enveloppa de sa voix soyeuse :
— Je suis Miss Rudoie, Directrice de l'Onirium. Depuis des générations, ma famille impose à cet orphelinat rigueur et constance. Respectez les règles et j'ai dans l'espoir que nous deviendrons bonnes amies.
Opaline se borna à baisser la tête.
A la lumière du flambeau dont s'était emparé la directrice, les murs semblaient s'étendre à l'infini. Il n'y avait aucun ornement, pas un tableau qui ne rompît la monotonie du couloir. Seules quelques lucarnes laissaient filtrer des flaques de lumière grise.
Les deux femmes gravirent une volée de marches branlantes. Opaline se laissait entraîner dans les sombres entrailles de la bâtisse. Pas un bruit ne venait interrompre le laïus de l'autre :
— Les repas sont servis à sept, douze et dix-neuf heures. Plusieurs professeurs assureront vos cours ; pour ma part, je m'occuperai de l'arithmétique et de l'histoire. Les punitions – quoique j'ose espérer que nous n'en arriverons pas à une telle extrémité – sont...personnalisées.
Étourdie de tous ces chuchotements, l'adolescente gardait les yeux dans le vague. Mais les prunelles ambrées d'Opaline s'agrandirent bientôt. Un garçon les croisait d'une démarche assurée – selon elle, l'aveu involontaire d'une certaine inconscience. Les mains dans les poches, il souriait en biais par politesse ironique à l'égard de Miss Rudoie. Lorsqu'il l'eût dépassée, ses lèvres articulèrent silencieusement :
— Bienvenue en Enfer.
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