Dis...
Chère maman,
Oui, c'est moi. Ta fille. Lucie. Ta petite Lulu. Ton unique enfant.
Tu sais, aujourd'hui j'ai regardé les nuages. Il faisait bon, le soleil était haut, haut dans le ciel. J'ai commencé à fredonner un peu. J'étais bien.
Mon cœur battait fort, oh si fort, là, dans ce champ, seule. Il y a des fois où je me demande ce que je fais ici, dans ce monde, sur Terre. Aujourd'hui était une de ces fois-là. Alors je t'écris. Ça me fait oublier mes questions sans réponses.
J'aimerais revenir sur mon histoire, notre histoire, maman, si tu veux bien. J'en ai sûrement besoin, quelque part.
Je suis née dans un hôpital de Normandie. Après quelques complications, tu m'as enfin tenue dans tes bras. Ta petite fille.
Et puis, tu as su que tu n'aurais pas d'autre enfant.
Tu t'es résignée, et a décidé que puisque je serai ta seule fille, tu ferais tout pour que je me sente bien. Que tu prendrais soin de moi. C'était ta résolution.
Maman... Si tu savais, à quel point tu t'es trompée.
J'ai commencé à marcher d'abord. Vers un an, peut-être. J'adorais découvrir des choses, alors je traversais la maison de long en large sur mes petites jambes pour tout voir, tout toucher, tout goûter. J'étais émerveillée du monde.
Ça n'a pas duré.
Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs et continuons ce récit.
Peu après, j'ai commencé à parler. D'après ce que tu m'as dit, mon premier mot aurait été « ciel ». J'ai toujours adoré le ciel.
Et puis, après les mots sont venues les phrases. Les pas maladroits sont devenues des foulées confiantes. Mes yeux émerveillés se sont transformés en yeux conquérants, les yeux de ceux qui se jettent dans la vie comme dans un combat de boxe, gonflés à bloc et très sûrs d'eux.
Yeux de ceux qui ne savent pas encore qu'ils vont être mis au tapis si violemment qu'ils ne pourront plus se relever.
Ces yeux-là.
À cinq ans, j'étais admirée de tous. À la fois des adultes, qui s'émerveillaient de ma débrouillardise et de ma combativité, et à la fois de mes camarades de classe, pour qui j'étais une sorte d'héroïne toute puissante. De celles qui protègent les plus faibles de la cour de récré, et qui marchent avec un pas si assuré que tout le monde se recroqueville à leur passage. Le genre qui en impose.
Je me rappelle d'une amie que j'avais, en maternelle. Laura, ou Lana. Quelque chose dans ce genre-là. La première fois que je l'ai vue, je l'ai trouvée étrange. Elle restait toujours seule dans son coin, ne parlait jamais ou presque, rougissait ou bégayait dès qu'on lui posait une question... Et à la curiosité, s'est vite succédé l'ennui. En fait, à la place d'une enfant de mon âge, je la voyais plutôt comme une plante verte. Elle restait là, et le monde oubliait presque qu'elle existait. Presque.
Et puis il y a eu ce jour-là. Elle s'est mise à pleurer, et j'ai été la réconforter. De là est née une amitié incongrue entre le soleil et la lune.
C'est à ce moment-là que j'ai appris ce qu'était la timidité.
Avant de la rencontrer, j'avais parfois entendu ce drôle d'adjectif " timide ". Mais c'était un obscur concept sur lequel je ne m'étais jamais attardée.
Cette fille, cette amie, me l'a appris. Même si je ne comprenais toujours pas d'où venait la timidité, et surtout, quel en était l'intérêt.
Finalement, j'ai arrêté de me poser des questions là-dessus, Laura ou Lana a déménagé, et tout ceci s'est envolé parmi les nombreuses choses que l'on vit enfant, et dont on ne se souvient plus jamais, à moins de le vouloir vraiment.
De toute façon, la timidité ne me concernait pas. De ce que j'avais saisi, ce n'était pas du tout quelque chose qui me caractérisait, bien au contraire. Moi, j'étais une force de la nature, déjà à cinq ans, je n'avais peur de rien, je regardais les garçons de deux ans mes aînés dans les yeux en les défiant d'essayer de me frapper, alors que je devais avoir l'air pathétique, dépassée de vingt bons centimètres par ces gaillards.
Je ne capitulais jamais. Ja-mais. Dans le code génétique Lucie, la notion de soumission n'avait pas été ajoutée, et ne le serait jamais. C'était dans mes gènes.
En revanche, il y avait autre chose de bien ancré dans ces mêmes gènes : la curiosité. Et à cet âge-là, des questions, on en a.
Jusque-là, maman, tu avais toujours répondu à mes questions avec patience, ne t'énervant pas lorsque je ne comprenais pas ou te demandais de répéter. Mais ça n'a pas été la même chose ce jour-là. Ou plutôt, ça n'a pas été la même chose à cette question-là.
Où était mon papa ?
Ce n'est pas que j'étais triste de ne pas en avoir; pas vraiment. Mais j'étais curieuse : pourquoi les autres avec deux parents lorsque moi je n'avais que ma mère ? Que toi ? Ne me manquait-il pas quelque chose ? Était-ce normal ?
Je ne sais pas ce que je donnerais pour effacer ce moment de ma mémoire, ou pour revenir dans le temps afin de ne jamais, jamais poser cette question.
Le visage que tu as fait quand ces mots ont quitté mes lèvres pour atteindre tes oreilles. Je m'en souviendrais toute ma vie. À peine ai-je prononcé les sons qui ont formé ma question que j'ai tout de suite voulu être capable de rattraper les mots, je les ai imaginés flottant dans l'air, et moi tendant la main pour les cueillir et les ramener précipitamment à mon cerveau pour ne plus jamais les laisser sortir.
Maman, je ne sais pas si tu en as conscience, mais à ce moment-là, tu avais un visage de folle. Une expression de pure rage mêlée à quelque chose... Que je ne peux pas définir. Si la folie avait un visage, ce serait le tien, ce jour-là.
Quand j'ai vu ta réaction je me suis figée, et je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie. J'en ai fait des cauchemars pendant des semaines, maman. Des semaines.
Et en plus, je n'avais pas eu de réponse à ma question.
Mais j'avais appris là ma première leçon à tes côtés : ne jamais, jamais, jamais évoquer mon père. Ne serait-ce que prononcer le mot était dangereux. Je l'ai vite compris et n'ai jamais retenté l'expérience. Comment aurais-je pu, alors que le souvenir de tes yeux fous emplissaient ma tête à longueur de journées, en plus de mes cauchemars ?
Alors l'incident a été enterré. Nous n'en avons jamais reparlé, tu n'as jamais essayé d'expliquer ta réaction ou de te justifier, et ma question est restée sans réponse, enfermée à double-tour dans un coin de ma tête. Jusqu'à ce que j'en oublie, moi-même, l'existence.
Les années ont passé, et rien de semblable ne s'est reproduit. Oh, il y a bien eu des petites choses. Des évènements isolés, difficiles à assembler, à faire correspondre. Des choses que je n'ai pas su voir, aussi, ou que j'ai volontairement ignorées. Des détails insignifiants dont je suis bien incapable de me rappeler, et que je n'écrirai donc pas ici. Mais rien de véritablement notable.
Et ainsi les chiffres formant mon âge sur les gâteaux d'anniversaire ont commencé à augmenter, lentement mais sûrement, changeant au fil du temps sans que je m'en soucie réellement. Il y a eu ma première lecture, mon premier 20/20, mon premier amoureux, notre première dispute, mon premier claquage de porte...
Tant de choses qui ont rythmé notre quotidien à deux, juste toi et moi.
Nous avions nos rituels, nos rires complices, nos habitudes...
Et pourtant. Pourtant je commençais déjà à dépérir, et je ne m'en rendais même pas compte.
Oui, maman, je commençais à dépérir. Par ta faute.
Ta faute.
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