Chapitre 9 - Rafael
- Bravo, estupido ! De tous les Malheurs, il a fallu que tu exaltes le pire !
Les imprécations heurtent mon souffle déjà court. Je m'emmêle entre respirer ou médire, marcher ou courir - en tout et pour tout, je titube sur le chemin de poussière.
Estupido, estupido. Le sang bat à mes tempes. Mon corps entier résonne de cette cadence contenue ; il devient l'instrument de ma honte, empli d'échos qui me rappellent mon père et accélèrent mon pas. Estupido ! Où vais-je, au juste ? Je l'ignore. L'île m'a déroulé ses sentiers comme une invite à l'oubli. Elle déplie chaque courbe de chemin pour mieux épuiser ma hâte, m'éloignant des plages et des palmeraies.
La jungle commence à s'étendre. Son foisonnement nourrit mes envies de perte. Entre lianes, ficus étrangleurs et autres épiphytes, mes remords trouvent de quoi s'étouffer. Je fends le végétal en automate. Les moustiques me dévorent, la chaleur ajoute sa moiteur à mon mal-être. Putain de chaleur ! Comment peut-elle à ce point m'écraser ? Elle coule sur ma peau pareille à du plomb, gonfle ma chair, perfuse mes veines, monte en vagues lascives couver sous mon crâne. Dans l'obscurité de ma chambre, je m'étais bien gardé d'un tel calvaire !
- Ridicule, je marmonne en me raccrochant à une branche, je dois être le seul nicaraguayen à ne pas supporter trois pas en plein soleil.
- Hé, gamin !
L'appel m'arrache un regard en arrière. Comme s'il manquait encore un manifeste à mon impotence, un vieil homme remonte le chemin. Le bougre a le pied agile ! En quelques foulées, il se hisse à ma hauteur et désigne le tronc contre lequel je m'affale.
- Je ne m'y frotterais pas trop, si j'étais toi. Il y a souvent des serpents dans les talus.
Il possède le Malheur flétri des gens de peu d'envergure mais le sourire d'un prince. Ses yeux aux longs cils couvent des étoiles, sa peau collectionne les rides et ses mains les cals. Sans hâte, il attend que je le salue. Je grince plutôt :
- Excusez-moi, on se connaît ?
- Tu dois être le neveux de Tania.
- Et vous le supposez parce que...
- Parce que les nouvelles circulent vite, et les nouveautés sur l'île restent rares.
- Vous me suiviez ?
- Pas du tout. C'est toi qui marche sur mon chemin.
Derrière lui, son Malheur s'allonge. Ses ombres dissimulent les cicatrices d'une âme déjà rompue aux tracas, moins dévastée par le regret que par la crainte du lendemain. Combien de temps avant que sa carcasse ne s'effondre ? Combien de réveils avant que l'aube cueille un corps froid ? Le Malheur prend le visage d'une douleur trop laide pour être contemplée.
- Votre chemin ? je grommelle en fuyant son regard. La forêt est à tout le monde.
- Elle appartient à ceux qui la comprennent.
Pourquoi se tient-il là, l'imbécile, comme s'il attendait quelque chose de moi ? Qu'il rentre, qu'il prie, qu'il couve donc sa maladie puisque son Malheur le suggère. Je n'ai rien à lui dire.
Avec une grimace pour adieu, je me détourne ; le vieux me suit. J'accélère ; il me double.
- Où vas-tu ? s'enquiert-il.
- Peu importe.
- Dans ce cas, je te suggère de faire demi tour.
Son index tordu désigne un arbre proche. Une famille de singes s'y prélasse, jouissant de la fraîcheur des cimes - tout à ma fuite, je ne les avais pas vu.
- Si tu t'approches, ils vont t'asperger d'excréments.
J'hésite. Après tout, je ne suis plus à ça de merde dans ma vie.
- Je ne veux pas rentrer, avoué-je finalement.
- Je peux t'emmener ailleurs.
Acquiescé-je vraiment ? Tout au plus une moue indécise se suspend-elle à mes lèvres, un pauvre sourire en forme d'excuse qui m'écorche les gencives.... Presque rien, donc.
Cela lui suffit.
Avec une joie sauvage, il m'entraîne à sa suite. Nous glissons sur les pierres humides, trébuchons contre les racines. Il faut attendre d'avoir bifurqué sur une autre sente pour ralentir enfin. Le grand-père exulte : de nous deux, je suis celui qui ahane le plus.
Le relief nous offre un panorama dégagé. Là, tout près, un champ de maïs brise les perspectives, traçant une ligne nette au ras de la jungle. S'y agitent des hommes, s'en échappent des cris. Je prends en pleine face le choc de la civilisation retrouvée.
- Je ne pensais pas que vous me ramèneriez au village.
- Tania et moi nous connaissons depuis longtemps, confesse-t-il comme s'il ne m'avait pas entendu. J'ose dire que nous veillons la solitude de l'autre. Elle est parfois étrange, mais rien ne justifie qu'on la fuie.
Mon regard le lacère sans troubler son calme. Il me renvoie même un sourire de gamin.
-Je ne voudrais pas qu'elle s'inquiète. Mes fils travaillent au champ, je vais leur demander de la prévenir. Attends-moi ici.
Le vieil homme s'échappe. De loin, son Malheur semble immense. Il écrase son crâne à la manière d'un titan aux doigts d'orage. Nuées grises ; idées noires. Son spectre avale l'horizon. Voilà pourquoi les Malheurs me répugnent autant. Ils exhument les entrailles des âmes anonymes. J'aurais voulu que le vieillard du chemin reste un inconnu, non pas cette silhouette écrasée par les ombres, si frêle qu'une rafale suffirait à le tordre, si légère que je redoute ses chutes. Le vieil homme du chemin n'existe plus : il porte le masque de ses tourments.
Lorsqu'il revient, je ne parviens pas à le regarder en face.
- Allons-y.
Nous marchons longtemps, lui devant, moi derrière, l'œil en errance sur les talus. Je guette les papillons ; par éclair ils fusent, jaunes, blancs, bleus ou bruns. Leur lustre déloge de ma rétine l'empreinte des malheurs.
Le cœur de l'île s'éloigne, la jungle aussi. Sur la lisière des plages défile le lac dont l'azur se confronte au ciel. Lequel est le plus bleu ? Le plus beau ? Ils semblent parfois s'emmêler, comme si Ometepe flottait sur un écrin de nuées.
Le silence qui nous escorte ne se dénoue qu'une seule fois, lorsque ma démarche heurtée attire la compassion du vieillard.
- Ne t'inquiètes pas, nous arrivons bientôt. Je t'emmène là où aucune rancœur ne peut pousser. Tu t'y oublieras, et Dieu sait comme cela soulage.
Un tel endroit peut-il exister ? Je m'imagine un morceau d'Éden, même si toute ma vie j'ai prié pour un tel havre sans jamais le trouver. Fallait-il s'égarer si loin pour l'effleurer enfin ?
La réalité nue me gifle.
Tout est plus féroce que je le l'escomptais. Plus vivant.
J'affronte une lande du bout du monde, une lance sur les eaux, un sursaut d'Ometepe jeté là pour le seul plaisir d'être battu par les vagues. Les remous la cingle comme en plein océan. C'est un isthme entre ici et ailleurs.
J'avance - je vole - sur le sable gris. Mes cheveux suivent la fantaisie des embruns et mon souffle la mélodie du vent. La pointe est faite pour s'enivrer de lointain. Derrière, certes, Concepcion impose la perfection de son cratère mais devant... Devant... L'eau éclabousse mes chaussures. Je suis parvenu à l'extrême limite des terres, seule l'écume me fait face. Bras tendus à m'en craquer les épaules, j'essaye de l'embrasser toute entière.
- T'es pas banal, muchacho. La plupart des gens ici contemplent l'île, pas le lac.
- Mais c'est le large qui m'appelle.
- Mauvaise présage. La légende raconte que les larmes d'une déesse Maya ont crée ces eaux, c'est donc que la tristesse t'attire.
La sentence n'attends rien en retour, alors je m'absorbe dans le reflet de l'onde. Le reflux entraîne mes pensées à la dérive. Ma mère aimerait cet endroit. Elle qui n'a connu que le fracas de mes cauchemars se réinventerait dans le chant des vagues. Que dirait-elle, si Tania me renvoyait déjà ? Convaincrait-elle mon père de m'épargner l'hospice ?
- Vous m'avez menti, monsieur, marmonné-je. Ce n'est pas tranquille, ici. Même sur votre lopin de paradis, mes soucis me poursuivent.
Le vieux soupire.
- Ben voyons. Vous, les jeunes, vous faites toujours une montagne d'un rien.
Un vol de mouettes passe sur la baie.
- Monsieur ?
- Appelle-moi Pedro.
- Pedro, savez-vous si ma tante est prompte au pardon ?
- Cela dépendra de tes excuses. Si elle se hérisse si vite, c'est qu'elle protège ses cicatrices. Tu as l'air de savoir ce que c'est. Mais cette colère est éphémère : il n'y a pas de rancune dans le cœur de ceux qui ont tout perdu.
Adossée au seuil de la maison, Tania fume. Son Malheur pulse au centre des volutes avec la timidité d'un colibri. La chamane de bouge pas. Oui, le long panache suspendu à sa bouche s'évapore, oui, son œil flamboie sous sa paupière fixe, mais le reste est royaume d'immobile. Frémit-elle, en dedans ? Bondira-t-elle, si je m'approche trop près ? J'en jurerais... Pourtant, elle reste de marbre lorsque je m'assoie à ses côtés.
- Je suis désolé.
Elle exhale une odeur de tabac et, peut-être, de « dit m'en plus ».
- Ce que ton Malheur m'a montré, je n'aurais pas du le voir. Voilà ma malédiction, tia : m'emplir des mauvaises choses sans qu'on ait consenti à me les confier. Je n'aurais pas dû regarder. J'aurais dû lutter davantage.
- Qu'as-tu vu ?
Mes sourcils se froncent.
- Beaucoup de choses floues... Des visages et des formes étranges, comme des silhouettes d'entre-monde.
Tia Tania s'emplit d'une nouvelle bouffée. Le jardin entier en frissonne. Moi, je m'accroche à son profil impassible, priant qu'une émotion en rompe la rectitude.
- Excuse-moi, dis-je encore.
Enfin un regard. L'ambre m'érafle mais je ne m'esquive pas - j'attends la suite. Elle viendra, escortée de son rictus et de sa chape de fumée :
- Ça ira. Même le meilleur singe fait tomber sa banane, et nous deux, nous ne sommes pas les meilleurs singes.
- Il semblerait.
- J'implorerais les esprits pour plus de résilience.
- Ne te donne pas cette peine, tia, j'ai compris la leçon. Les questions toujours par trois, et jamais rien de personnel.
La braise de sa cigarette rougeoie ; les ombres projetées ruissellent, l'air de rien, le long de son sourire.
***
L'endroit où Pedro amène Rafael existe vraiment, c'est la Punta Maria Jésus sur Ometepe 😍
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