Chapitre 6 - Sol
Mes évasions ne varient jamais.
Dès que le jour meurt, les joints de ma prison se dénouent. Il faut se rompre entre les interstices, se faufiler, se tordre, ramper vers la nuit pour lui échapper tout à fait. Même là, je m'écarte d'un bond, effrayé qu'un reflux me ramène vers ses mâchoires. Évadé en sursis, le spectre de mes barreaux emprisonne encore mes heures de répit.
Le jardin accueille toujours mes craintes. Il étend ses ombres tel un havre : je m'y laisse couler.
- Bonjour, je souffle aux caféiers.
Leurs baies luisent comme autant d'yeux ouverts sur mon passage. Plus loin, la maison attire les lucioles. Je me suis souvent demandé ce qui nous reliait. Pourquoi sa façade veille-t-elle chacune de mes renaissances ? Pourquoi, par réflexe ou par désir, mon âme s'égare-t-elle vers ses fenêtres ? Quelque chose en elle me pousse en avant ; aussi discontinues que soient mes nuits d'errance, son seuil en constitue toujours la première étape. Cette masure bleue, si semblable aux autres, distille un sentiment de réconfort. Si j'avais existé, j'aurais vécu ici.
Ce soir, un brasero vacille aux frontons du patio.
- Étrange, confié-je au vent. Ça n'arrive jamais.
J'avance entre les troncs. Une rumeur sinue jusqu'à moi, à-demi assourdie par le feuillage
.
- N'insiste pas, Rafael.
- Allez, Tia, considère-ça comme un cadeau de bienvenue.
- La vérité ne se marchande pas. En outre, mes compétences s'arrêtent aux désenvoûtements. Je ne saurais t'éclairer davantage sur les Malasuertes.
- Quel intérêt alors de les mentionner ?
- Je les connais sans les connaître. Tous les chamanes les évoquent : ils sont le pendant négatif du monde spirituel. De nombreuses légendes les concernent - toutes fausses, au demeurant. Certains disent qu'il reste une tribu au Guatemala. Je ne sais pas. À vrai dire, tu es le premier Malasuerte que je rencontre.
La première voix appartient à la femme. Je l'associe à l'odeur du tabac, de la terre - de la vérité. Il s'agit d'un timbre plaisant, un peu rauque, qui se savoure volontiers à la faveur d'un conte. L'autre, en revanche, m'est inconnue. Amère. Fuyante. Jeune, aussi.
Je pourrais passer mon chemin mais la nouveauté constitue le sel de cette vie sans bagage. Je vogue toujours d'une découverte à l'autre, désireux de m'en coudre l'éphémère sur le cœur. Il n'y a que ça pour me faire tenir. Alors j'avance.
Le garçon apparaît de trois-quarts. Tout semble construit de travers, chez lui. Trop grand, trop maigre, il se voûte pour ne plus exister. J'ai l'impression de me reconnaître en lui, à ceci près que ses paupières restent entrouvertes, comme s'il se réfugiait derrière... là où les miennes ne s'emplissent jamais assez du monde. Il retient sa respiration, ses mouvements, même ses mots. Il grince :
- Tia, ta potion ne fonctionne plus. Je vois les malheurs qui reviennent, ils s'agitent devant la porte.
De quoi parle-t-il ? La bâtisse baigne dans l'ombre apaisée du soir, fidèle à l'image que j'en récolte nuit après nuit. Rien ne se presse à son seuil. La femme répond toutefois :
- Je t'avais prévenu. Je purifierai ta chambre, en espérant que cela les maintiennent à distance.
Quoi ? Quelle ironie ! Ils captent l'invisible mais m'oublient encore !
- Quand cela changera-t-il ? lancé-je aux étoiles.
Elles n'ont pas le luxe de me répondre car le temps soudain se délite. La réalité me cisaille. Je sens l'écume du monde éclater contre ma conscience, détails distillés en perles éparses.
- Quand cela changera-t-il, ai-je donc crié - songé, prié je ne sais plus.
L'écho s'est évadé vers le patio, destiné à y mourir sans plus d'impact. Sauf que voilà : ses bribes engourdies s'enroulent autour du garçon. Un frisson lui remonte l'échine. S'il se fige ainsi, si sa nuque oscille, prête à ployer, si dans ses yeux s'embrase cette trouble lueur, c'est qu'il m'entend, n'est-ce pas ? Il m'entend ?
Je fige. Je fends. L'immobile me lacère mais tout autre geste me fuit. Je suis le fugace en quête de devenir, l'invisible presque évaporé. Je suis l'instant qui meurt à force d'expectative.
- Regarde-moi.
Le garçon hésite. La lumière rampe au coin de sa pommette, allongeant ses cils dont chaque sursaut me heurte.
- Regarde-moi.
Il s'exécute. Me trouve. Nous lie.
Tout ce que j'ai été n'importe plus ; tout ce que je serai naît maintenant. Suffit-il d'un reflet dans la rétine d'un autre pour vivre enfin ? Se sculpte-t-on à être trop scruté ? Je voudrais que l'éternité me prenne, suspendu à cette œillade en biais. Allez, admire-moi, que je m'amarre. Sois mon miroir. Construit-moi, irise moi, existe-moi. Peint mes frontières à petites touches immortelles mais surtout, n'arrête jamais de me voir.
- D'accord, répond sa pupilles à mes prières muettes.
- Rafael ? Que se passe-t-il ?
La femme se dresse devant moi, à l'affût des ombres du jardin. Ce retour au réel me cueille , aussi brutal que l'aube.
- Rien, il n'y a rien, rétorque l'autre.
Son regard promet le contraire.
Que dois-je faire ? La rupture menace. Je me dédouble entre l'encore et la fin ; je brûle qu'il me contemple mais saigne par revers. Mes émotions me dévorent. Me déforment. C'est trop pour ce soir, par assez pour une vie.
- À bientôt, voudrais-je jurer au garçon avant de disparaître.
Je ne peux que retenir les bribes de mon être éparpillé. Et, alors que je renoue avec les ombres, glissant vers le feuillage, une certitude nouvelle infuse mes veines.
J'existe.
****
De très loin mon chapitre préféré ❤️
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