Chapitre 5 - Rafael
Deux choses me heurtent dès mon réveil : les doigts de Tia Tania contre ma joue et un goût nauséabond sur les lèvres. Je roule sur le côté, hérissé comme un chat, recrachant l’infâme mixture dont elle m’a barbouillé. Ma haine dégueule en même temps :
— Laisse-moi partir d’ici ! Convaincs mon père de me reprendre. Appelle-le, appelle-le, dis-lui que je veux retourner pourrir dans ma chambre. Ometepe me dévore déjà, laisse-moi partir !
— Non.
Tia Tania brûle d’une force nouvelle. Elle me tient le visage, toute douceur évaporée. Je suis captif d’elle, de sa fureur sourde, de son regard à l’aplomb du mien. Elle y fouille comme comme personne ne l’a osé avant elle – pas même ma mère.
— Regarde la maison, ordonne-t-elle.
Voudrais-je la satisfaire que j’échouerais à me déprendre de la teinte fauve de ses yeux.
— Rafael, regarde la maison.
— Tu sais déjà ce qu’il se passera. Désolé, mais j’ai déjà été le cobaye de trop de curiosités malsaines.
Un long soupir lui échappe. Cette femme ne se nourrira pas de mon refus.
— Faisons quelque chose, propose-t-elle. Regarde une dernière fois la maison. Si tu t’évanouis, je te renvoie à la capitale. Mais si jamais tu résistes, nous aborderons ces sujets qui t’effraient tant.
Par dépit, par désespoir peut-être, je me tourne vers la bâtisse. Allons-y – que le calvaire s’achève maintenant. Que les Malheurs m’arrachent le cœur et me précipitent loin de cette île !
J’ouvre les grand les paupières, grand à en craquer les coins… et la stupeur me coupe la respiration. La maison est normale ! Évaporées, les ondes troubles, la fumée, les braises. J’affronte une réalité autrement plus terre à terre.
— Pourquoi ? Je ne comprends rien... D’habitude, c’est moi qui doit fuir, les choses ne s’améliorent jamais d’elles-mêmes.
Derrière son indifférence, Tia Tania exulte. Les indices de son triomphe ? La manière dont elle m’époussette, trop affable pour être sincère ; l’ombre nouvelle de son rictus ; son malheur qui frissonne. Celui-là ne prend pas corps. Il ondule, pulse, roule, me laisse croire à une forme pour mieux la dissoudre ensuite. Comment parvient-elle à le restreindre ? Cette pudeur me déroute. J’ai l’impression d’affronter une créature rongée par l’oubli.
Tia Tania s’éponge les tempes.
— Épargnons-nous un interrogatoire en plein soleil. Lève-toi, allons au jardin.
La verdure nous avale sitôt les premiers bougainvilliers franchis. Bientôt, la maison disparaît derrière le feuillage – seul persiste un coin de crépi bleu.
— Quel est ton don, Rafael ?
Je sursaute ; je ne m’attendais pas à une si brusque entrée en matière. Mes années d’esquives reviennent par réflexe.
— Un don ? Autre que celui d’attirer les emmerdes ?
Tia Tania ne rit pas, ni même ne bronche. Elle ne cille pas, peut-être même ne respire plus. Statue d’ambre, son visage me rappelle à mes promesses. Arrêter de mentir et enfin avouer.
Je trébuche face à elle.
— Tia, personne ne qualifierait mes... errements de don, je te le jure.
— La sémantique importe peu. Mes ancêtres l’appelaient brujeria, certains évoquent aujourd’hui le paranormal ; ceux qui l’encensent parlent de chamanisme, les autres de paranoïa. Les mots ne m’intéressent pas. Raconte-moi ce que tu vis.
Mille questions crépitent en moi, dont l’essence se résume en une seule : « qui de nous deux est le plus fou ? ». Nous restons figés dans l’attente de l’autre, elle engoncée dans son aplomb malgré le silence, moi, rongé par mes doutes. Et si cette conversation me menait droit à l’asile ?
— De quoi as-tu peur, Rafael ?
De tout.
— Tu ne devrais pas, réplique ma tante comme si mes pensées lui appartenaient. Tu foules une terre de feu et de légendes, de lacs et de volcans. Une terre labourée par les ouragans, oubliée du monde ; une lande forgée par les pirates, la traite des noirs et d’autres fléaux plus modernes. Si le Nicaragua infuse sa puissance en toi, n’entrave pas ce qu’il t’offre.
— Tu ne répéteras rien à mon père ? marmonné-je.
— Son seul acte louable a été de t’envoyer ici. Pour le reste, je me porte mieux en oubliant son existence.
Un soupir enfle sous mon cœur. Il aspire tout mes secrets, se tissant de ces vaines années gaspillées à attendre. Attendre quoi ? Que le monde me recrache… ou que quelqu’un m’entende ? Face à ma mère l’amour me muselait. Quant aux autres, leurs rejets constituaient le terreau de mes angoisses. Dénouerais-je le mystère pour cette tante dont je ne sais rien ? Je la contemple. Lentement, très lentement, ses paupières clignent. C’est une promesse frémissante, une douceur étendue sur l’irréel de la scène. Tant pis pour elle – ou pour moi. Je lâche la bride :
— Trop de mauvaises choses me hantent.
— Lesquelles ?
— Celles que les autres traînent sans le vouloir. Les hontes, les échecs, les souffrances.
— Toutes les cicatrices d’une existence ?
— Elles m’aveuglent, tia. Je ne sais plus voir les hommes sans leur laideur.
Le silence s’étend, je pressent la suite. Combien demanderaient « Et moi, que distingues-tu en moi » ? « Et moi, à quoi ressemblent mes peines ? » Combien chercheraient en mes fêlures le reflet des leurs ? Mais Tia Tania semble se faire un devoir de ne jamais conforter mes a-priori. Elle demande plutôt :
— Sais-tu pourquoi la maison t’a tant affecté au premier regard ?
— Il y a parfois des drames si terribles qu’ils s’accrochent aux murs. Je les devine et ils me bouleversent.
— Dans ce cas, pourquoi le second t’a-t-il épargné ?
Sa voix infuse une note de défi. Elle me presse, toujours sans y paraître, de cueillir la vérité en moi. Sauf que j’arpente un jardin garni de mes seules épines.
— Je te l’ai dit, je ne comprends pas. La morsure des malheurs ne s’atténue jamais sans raison.
— Réfléchis.
— Je ne sais pas.
— Alors devine.
— Je ne sais pas !
Mon cri se brise net ; non par remord, non par fatigue, mais parce que Tia Tania fouille sa poche. Entre ses doigts apparaît un flacon aux reflets rouges. Je ravale une saveur amère, la langue soudain râpeuse. Peut-on être plus lent d’esprit ? Je m’en serais giflé.
— Tu m’as donné cette chose… Quand j’étais évanoui, j’ai senti ce goût atroce me déchirer de l’intérieur. Qu’est-ce que c’était ?
— Une teinture de rocouyer.
— Du rocouyer ? Tu te fiches de moi ? Une simple épice n’aurait pas tant d’effets.
Ma tante hausse le menton :
— Simple pour les autres. Pas pour nous.
Avec une grâce consommée, elle exhibe la substance. Une goutte tombe sur sa main – une seule. Elle y brille comme un grain de grenade, plus rouge encore, plus sombre, tel un œil de vérité éclos entre nous.
— L’usage du rocouyer remonte à loin. Les Mayas s’en peignaient le corps, leurs prêtres l’ajoutaient à leurs breuvages pour amplifier les transes. Mais pour ma part…
D’un revers, Tia Tania étale le rouge. Si je devais lui concéder quelques pouvoirs surnaturels, celui de me maintenir en haleine figurerait en tête.
— Pour ma part, reprend-elle, je lui ai découvert d’autres vertus. Additionné à divers ingrédients, il entrave les perceptions énergétiques. Je m’en sers parfois pour retrouver un peu de banalité – et cette banalité, là, maintenant, tu l’expérimentes aussi.
Je la regarde. Ses yeux ne m’arrachent pas à ma sensation de flou. Au contraire : ils miroitent au centre du mirage, si vifs que j’en suis réduit à fixer le sol.
— Tu veux dire que ce truc me rendrait normal ?
— Il souligne plutôt ton extraordinaire.
— Mais si je continuais à en boire…
— Ses effets s’estomperaient vite. C’est irréversible, mon pauvre neveu, il n’existe rien pour entraver ta nature. Tu resteras à jamais un Malasuerte. Une âme maudite.
Ma tête déborde de pourquoi incisifs. Je vacille, retenu au réel par un reste d’orgueil : hors de question de succomber aujourd’hui. Il faudra encore mille secrets suintants pour me mettre à genoux.
— Un Malasuerte ?
Tia Tania avance une main impérieuses :
— Assez de révélations pour aujourd'hui ; elles attirent l’insomnie, la migraine et les mauvais présages.
— Mais…
— Nous avons trop à apprendre de l’autre pour l’étancher en une seule fois. Je tiens à ma quiétude. Quant à toi, tu as déjà assez d’émotions à digérer. Nous parlerons demain. Je répondrai à trois questions.
Elle hésite, suspendue entre ici et ailleurs,
— Oui. Trois. C’est ainsi : les duos divisent, les trios apaisent. Pose toujours tes questions par trois, Rafaël, et peut-être obtiendras-tu une vérité.
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