Chapitre 3 - Rafael
De la tía Tania, j’ignore presque tout.
Elle et mon père se déchirent depuis deux décennies et jusqu’alors, les seules preuves de son existence provenaient des malédictions qu’il grinçait à mon encontre. « T’es bizarre comme ma putain de sœur ». Rien d’autre.
De fait, la réponse de la tía Tania se résuma d’abord à peu de choses. Un silence. Un soupir. Un « fait chier » claqué contre le haut-parleur.
J’ignore ce qui lui opposa mon père mais, dès le lendemain, il me conduisit au ferry à destination d’Ometepe. Nos adieux furent laconiques.
— Sois sage.
— Oui.
— Bonne chance.
— Merci.
Sur sa sœur, ou sur un éventuel retour à la maison, il n’ajouta rien. À vrai dire, cette froideur ne m’encombre pas outre mesure. Qu’espérer d’autre ? Dix-sept ans d’inconfort mutuel conclus en apothéose ; il n’y a rien à ajouter. Le souvenir de ma mère, lui, me remue davantage. Par vague me reviennent ses « désolée », dont elle me poignardait au sortir de la maison. Désolée, désolée, désolée. J’emporte d’elle sa silhouette mangée d’ombre – et de nous, toutes ces choses que nous ne nous sommes pas dites.
Même si le ferry tangue à peine, j’ai l’impression qu’un typhon me renverse.
Accroché au bastingage, je me concentre sur l’horizon. Je dois respirer. M’enivrer de bleu, de vert, de vent. Au loin, Ometepe se dévoile par couches successives. D’abord s’esquisse le liseré pâle des plages, le lacis de palmiers, les plaines couvertes de bananeraies. Quelques maisons bourgeonnent au milieu, avant que les contreforts n’entraînent l’œil vers le haut. Vers ces volcans massifs, majestueux, dont la cime effile les nuages et écorche le ciel. Car Ometepe se résume à cela. Deux cônes parfaits posés sur l’eau, dont l’un crache sa fureur et l’autre le veille. Conception et Maderas, ainsi se nomment-ils – deux cratères pour une seule île.
Espérons qu’ils gardent leurs éruptions pour eux... et moi aussi. Un remous me renvoie déjà à ma nausée.
— Ça ira, gamin ? me demande-t-on de loin.
Je me contente d’un signe. Dans ma déveine, je conserve un brin de chance : le pont est suffisamment large pour que je m’isole des autres passagers. S’ils approchaient, si leurs Malheurs me glissaient sous le nez, je m’effondrerais dans la seconde. Être arrivé ici constitue un miracle, mieux vaut ne pas ajouter une conversation à ma torture.
Il ne s’agit pas d’une victoire. Les Malheurs restent imprédictibles. Combien de fois ai-je pensé m’en défaire, avant qu’ils ne me précipitent vers l’abîme ? Le repos ne dure jamais, je le sais assez – je reste l’amas de mes espoirs avortés.
La traversée s’étire. Moi, l’enfant gavé de pénombre, je sature de sensations. Et ce soleil ! Il lèche la sueur à mes tempes, me ceignant au passage d’une couronne d’or blanc. Même sous mes paupières entrouvertes, il brasille encore. Clapotis des flots. Odeur d’algue. Vibration du pont. Le soleil brûle ma nuque et je désespère d’arriver. J’ai l’impression de voguer depuis l’éternité.
Lorsqu’enfin le ferry heurte l’embarcadère, la fuite me prend aux tripes.
Sauf que nous sommes une cinquantaine, animés par la même hâte, à nous presser vers la passerelle. Les femmes rassemblent leurs enfants, les hommes leurs paquetages - tous portent au-dessus d’eux la nuée de leurs Malheurs. S’ils m’enfermaient dans leur lente marche vers la sortie, la folie serait ma seule échappatoire.
Alors je bondis. Joue des coudes, parfois du pied. Sinue entre les corps, sourd à l’indignation des autres.
— Doucement, chavalo, pas la peine de pousser !
Au contraire, il faut faire vite. Chaque contact diffuse une piqûre à la périphérie de mon âme. J’ai l’impression que mille mains me retiennent, que mille ongles me lacèrent. « Regarde-moi, je suis sa pauvreté. Sens-moi, je suis son adultère. Touche-moi, je suis son malheur ». Je me faufile entre les badauds avec l’impression de m’écorcher vif.
Un effort, encore, le dernier. La passerelle résonne sous ma semelle. D’un bond immense, j’abandonne le navire.
Mes pas m’entraînent loin de la foule, vers la lisière calme des plages. Je titube en automate, certain d’avoir abandonné au ferry une part de moi-même. Je voudrais que ma mère soit là. Combien de mes crises a-t-elle bercée de prières ? « Respire, Rafa, respire », répétait-elle à m’en tatouer la mémoire.
Peu à peu, je ravale mes émois. J’assortis mon souffle au rythme des vagues ; la nausée se délite. Je me retrouve à fixer l’embarcadère où la foule s’agite encore et dont, petit point nerveux, une femme s’extirpe.
— Rafael ? Rafael Rivas ?
La silhouette se précise. J’en reste bouche bée. Tia Tania, puisque c’est elle, déborde de partout. La chair dépasse de son short délavé, de sa brassière, de ses colliers cliquetant, même de ses sandales ; elle déborde de partout, donc, sauf de son malheur. Celui-ci ressemble à une tête d’épingle. Une pauvre bille d’ombre sans visage, sans passé, sans avenir.
— Rafael Rivas, c’est toi ?
Elle déboule à ma hauteur, trop vive pour me laisser l’affronter. Ses yeux flamboient.
— Ton père parlait d’une tare… Tu es donc sourd ?
Ses doigts me pincent le menton – odeur de tabac.
— En tout cas, tu ne lui ressembles pas.
— Merci.
Je jurerais qu’un sourire lui écorne la bouche.
— Il m’a dit de chercher un gosse souffreteux… J’avoue t’avoir reconnu à la seconde même où tu es descendu du bateau.
Je m’esquive :
— La traversée m’a rendu malade.
— Le mal de l’oiseau trop habitué à sa cage, n’est-ce pas ?
Elle me dévisage. Cela dure une seconde, peut-être moins, mais dans son regard passent les ombres bleues de la compassion. Je te connais, avoue-t-elle sans mot. Et moi, je te vois toute entière, sans la crasse de ta douleur, brûlé-je de répondre.
Mais déjà, Tia Tania s’ébroue.
— Allez, ne traînons pas. Nous avons de la route.
Elle m’entraîne de l’autre côté de l’esplanade, marchant sans m’attendre, sans laisser quiconque infléchir sa route, impérieuse comme une reine – ou comme une damnée. Je trotte dans son sillage :
— Tu as une voiture ?
— Mieux encore.
Le mieux en question consiste en un tuk-tuk délabré. Entre la rouille et les accrocs, c’est à se demander comment la carrosserie tient encore. Le siège arrière croule sous les plantes en tout genre, les pots, les pelles, les sacs de sable…
— Je n’ai pas eu le temps de ranger, s’excuse-t-elle, évasive, en s’allumant une cigarette. Installe-toi ou tu peux.
Ai-je le luxe d’hésiter ? Les choses ne se dénoueront plus. Je me fraye une place, Tia Tania s’installe, et nous partons.
Ometepe défile au gré des chemins de poussière ; je flaire, d’une bouffée, toute l’intensité de l’île. M’emplirai-je un jour, tout entier, de ses multiples fragments ? À chaque virage, une nouvelle couleur me retient. Il y a le lac dont l’éclat nous poursuit. Il y a l’ombre mouvante des feuillages et celle, lointaine, des maisons qu’ils dissimulent. Il y a, toujours plus haut, le bleu massif des volcans et, plus haut encore, les nuages filés à leur sommet. Nous doublons des paysans dont les sourires très blancs évoquent des comètes.
— De quoi vivent les gens, ici ?
Tia Tania tire sur sa cigarette.
— De la terre.
— Et toi, m’enhardis-je, tu cultives ?
Par dessus les braises de sa clope, son œil me cingle. Elle ordonne :
— Passe-moi le bouquet de lianes, là, à côté de toi.
— Mais…
— Là, les lianes !
Je tâtonne et finis par lui tendre cinq bâtons quelconques. Leurs hypothétiques usages me semblent multiples : déloger un papier du pare-brise ; chasser les moustiques ; me fouetter peut-être. À vrai dire, je ne m’attends à tout – mais ma tante parvient encore à me surprendre.
Avec une ferveur proche de l’urgence, elle carre le fagot entre ses lèvres. L’allume. Tire une bouffée si longue, si lourde, que ses joues s’en crevassent. Lorsqu’elle souffle enfin, les vapeurs glissent dans l’habitacle. Nous nous enroulons de volutes amères, lesquelles me rampent sur la langue.
— Tia, c’est quoi cette horreur ?
— Les sujets futiles peuvent être égrenés à tous les vents mais pour parler de nous, je préfère purifier l’atmosphère.
— La purifier avec cette puanteur ?
— Ne sois pas sarcastique, cela colle mal avec ton rôle d’enfant perdu.
Un cahot nous envoie valser dans les ornières. Lianes entre les dents, Tia Tania redresse le cap. Je lui trouve un air de pirate, quoique son tuk-tuk constitue un bien piètre vaisseau.
— Tu m’as demandé si je cultivais, reprend-elle lorsque les secousses s’apaisent. Il s’avère que les plantes poussent dans mon jardin et que je connais leurs vertus. Mais je préfère cultiver les choses intangibles.
— Je ne comprends pas.
— Je pense que si. Dis-moi pourquoi ton père t’a envoyé ici.
— Pour les raisons qu’il t’a énoncées au téléphone, je suppose. Instabilité mentale ou quelque chose du genre.
Depuis le rétroviseur, ses yeux me guettent. Ils possèdent une couleur miel, un brun très clair frangé d’ambre pareil à ceux des jaguars. La route ramène Tia Tania à elle : le contact se rompt ; je respire.
— Mon frère est un imbécile. J’aimerais entendre ta vérité.
Un spasme me crispe. Comprend-elle quel sacrifice elle exige ? À sept ans, pour la première fois, je partageais avec ma mère mon monde de fantômes. « Tu as quelque chose derrière-toi maman. C’est drôlement moche, et puis ça parle tout le temps. Tout le monde en a. Ça fait comme des chapeaux noirs, ou des sacs à dos plein de pierres que les gens porteraient. Tu les vois toi aussi, maman ? ». Depuis ce moment, on m’a traîné de médecins en exorcistes et j’ai appris à me taire.
Comme ma tante s’impatiente, je feinte :
— L’enfer devait être trop loin pour lui, alors il m’a précipité sur Ometepe. La vraie question reste de savoir pourquoi toi, tu as accepté que je vienne ?
Elle se contente de hausser les épaules.
— Comme tu voudras… Ma sincérité naîtra avec la tienne.
Ainsi se soldent nos tentatives d’approche. Chacun se cantonne à ses songes, et le voyage se poursuit dans un mutisme mêlé de fumée. Plusieurs fois, je cherche son malheur, petite ombre insignifiante dont les secrets m’échappent. De quel feu se forge donc cette femme ?
Au détour d’une bananeraie, un village apparaît.
Tia Tania n’a pas besoin de ralentir. Je sais où nous allons. Je le sens.
Rien ne la distingue pourtant de ses voisines. Il s’agit d’une modeste maison crépie de bleu, d’apparence banale. Mais les murs, le toit, les pauvres fenêtres... tout exsude le trop-vécu. Une multitude d’ombres érafle la charpente. C’est comme si un secret logeait sous chaque tuile.
Une prière m’échappe :
— S’il te plaît, dis-moi que tu n’habites pas ici.
Elle pourrait me taxer de prétentieux ou même d’imbécile. Quel ingrat refuserait le seul logis où on l’accepte encore ? Tia Tania invoque plutôt le silence. Elle attend que quelque chose rompe. Ma carapace ? Ses certitudes ? Je l’ignore.
Le tuk-tuk s’immobilise dans l’allée.
Plus je la contemple, plus la maison me susurre d’odieuses promesses au coin du cœur. Les choses qui, jadis, rampaient sous les fondations sont prêtes à s’éveiller pour moi. « Bienvenu. Il y a longtemps que nous t’attendions. »
D’une bourrade, Tia Tania interrompt ma torpeur.
— Tu ne descend pas ? Il faut décharger les plantes.
Je m’attelle à la tâche. Les pots sont lourds, la journée chaude, mais l’effort ne suffit pas à diluer mes craintes. Pour chaque pas près du seuil, un nouveau frisson m’étrille.
— Rafael ? Tu m’as l’air bien pâle.
J’échoue à répondre, d’autant que Tia Tania m’entraîne vers l’intérieur.
— Allons boire un peu d’eau, nous finirons après.
J’aurais voulu m’enfuir. J’aurais aimé défaire son étreinte, doucement, lentement, et peut-être disparaître – au lieu de cela, j’affronte l’obscure béance de la porte.
Tout me submerge d’un coup. Les cris. La souffrance. La fumée, âcre, épaisse, si vivace que j’imagine presque l’incendie courir sous ma peau. Je titube.
— Qu’y a-t-il eu ici ?
— Rafael ?
Un pas. Deux. La maison m’appelle. Son brasier fraye avec les limites de ma conscience ; les brûlures m’emplissent de cendres, elles tombent, tombent sur le monde… et les ténèbres m’emportent.
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