Chapitre 11 - Rafael
Appuyer ; pousser ; ramener. Appuyer ; pousser ; ramener.
La répétition du geste m’allège l’esprit. Entre mes mains, le mortier écrase des graines dont tia Tania n’a pas précisé le nom ni la vertu. Elles exhalent un parfum aigre qui se mélange mal à la chaleur du jour. Appuyer ; pousser ; songer.
Mon esprit, délié de ses entraves par l’effort, revient sans cesse à Sol. À sa joie d’exister pour moi – par moi – qui éclipse des questions autrement plus brûlantes, à sa naïveté, à sa solitude et surtout, à sa silhouette vierge de tout Malheur. D’où vient-il ? Je soupçonne la vérité de s’enfouir sous les cendres de la maison. Ce lieu draine trop de non-dit pour céder aux coïncidences – tout finira par se lier.
— Rafael, attention, tu en renverses partout.
Affairée au dessus de sa marmite, ma tante s’esquisse à peine au travers des vapeurs. Elle est trahie par l’intensité de son regard fauve.
— Le silence possède bien des vertus mais là, tu m’angoisses. Tu n’as pas décroché un mot depuis ce matin.
— Crois-tu que les fantômes puissent ignorer leur mort ? lâché-je, la voix trop rauque d’intérêt contenu.
— Peut-être. Sur Ometepe, tout est possible.
— Mais toi, tu parles aux esprits. Tu devrais savoir.
La chamane secoue la tête. Si les exhalaisons du feu la nimbent d’un voile opaque, je devine toutefois l’ombre d’un rictus.
— Leur parler ? Ce n’est pas le S.A.V de l’au-delà. Je prie, j’entrevois, je flaire ; aucune certitude, tout passe par le frisson.
Elle renifle.
— Et puis sache que les esprits diffèrent des fantômes. Les premiers appartiennent au plan spirituel tandis que les seconds n’ont jamais trouvé le chemin du repos. Mierda !
Une goutte lui a éclaboussé la main et elle y porte aussitôt la bouche. La saveur doit être atroce, car elle grimace à s’en tordre les lèvres. Cette amertume, un instant, dénoue l’étroitesse de son Malheur : je vois un visage de suie penché sur l’épaule de ma tante, celui d’une femme dévorée par sa folie. Et puis l’instant passe. Tia Tania reprend contenance, ses ombres se replient.
— En tout cas, il existe bien des hommes qui oublient de vivre. Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des mânes insoucieuses de leur mort ?
Le silence se love entre nous. J’en viens à croire que je m’en tirerais ainsi, mais c’est à mon tour de me faire épingler par sa curiosité.
— Ce genre de considération ne vient jamais au hasard. Tu as vu quelque chose ?
Je n’hésite même pas. Sol appartient à ma nuit. Sa légèreté ne mérite pas d’être lestée au poids du réel, alors je biaise :
— Les mêmes laideurs que d’habitude.
Elle semble s’en satisfaire. Ses bras vigoureux s’agitent au dessus de la marmite ; la fumée lèche le plafond. Finalement, sa voix étouffée revient fendre les volutes.
— Je me suis parfois demandé si les fantômes n’étaient pas tous des Malheurs exilés, car après tout, personne n’a jamais parlé de mort heureuse. Quoiqu’il en soit, préviens-moi si tes visions empirent, j’essaierai un nouveau désenvoûtement.
— Compte sur moi…
Tia Tania a déjà purifié la maison trois fois et, pour l’heure, ma survie consiste à ne pas regarder les ombres en face. Rien ne justifie d’attiser ses tâtonnements mystiques.
Les grains crissent contre le bol, le mortier râpe, mon souffle s’ajuste à la cadence pour tisser l’écho du silence. Ce dernier, pourtant, ne se destine pas à durer. Je sursaute lorsqu’un coup ébranle la porte.
— Doña Tania, ouvrez ! Doña Tania, s’il vous plaît !
Sans se défaire de son indolence, ma tante s’exécute. Les gongs grincent et dans l’embrasure apparaît une femme soutenant une créature de l’Enfer – une mère soutenant son fils. Elle, elle se distingue par son insignifiance ; toute petite, toute courbée, assez humble pour s’excuser d’être là. Mais lui… Je n’ai jamais vu ça ! Il porte son Malheur comme une seconde peau. Du sommet du crâne jusqu’à la ceinture, les vapeurs dégoulinent, rampent et s’emmêlent contre lui. L’ombre s’est cousue à son être. Il n’a plus de visage, plus rien d’humain. Sous l’étoffe mouvante, des murmures sourdent. « Tu m’appartiens. Tu n’iras nulle part, tu m’appartiens ! ».
Je comprends bien vite que moi seul les entends. De la même manière, il apparaît évident que ce Malheur ne m’entraînera pas dans ses ténèbres : je pourrais bien le caresser qu’il réserverait ses horreurs à son seul propriétaire, tant il ne pulse que pour lui.
Devant nous, la femme tremble sous son fardeau.
— Doña Tania, j’ai fait un long chemin pour vous trouver. Mon fils a besoin de vos dons.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il a rencontré une fille de la côté caraïbe. Je lui ai dit de ne pas l’approcher. Cette maldita vaudou a aspiré son âme !
La chamane s’avance au contact du garçon. Sans doute lui touche-t-elle la joue, mais moi, je vois seulement ses doigts disparaître au cœur des miasmes.
— Il a l’air de ne pas me sentir.
— Le monde le traverse comme de la brume. Le médecin a parlé d’épisode dépressif, mais je sais qu’il a été envoûté. S’il vous plaît, Doña, rendez-le à lui-même !
— Je vais essayer.
De soulagement, la mère sanglote. Elle oscille sur le seuil, prête à le franchir, mais Tania la rattrape.
— Non, pas ici !
Elle m’envoie un coup d’oeil équivoque.
— Des choses agitent la maison, ces derniers temps. Je ne voudrais pas brouiller les esprits ; allons dehors, l’air y est plus pur.
Elle nous conduit dans le jardin, fendant la végétation vers une partie sauvage que je pensais rendue à la jungle. Les hautes herbes s’emmêlent devant nous. L’Arbre, lui, nous écrase. Son tronc crève la canopée, ses branches raclent le ciel. Je me révulse presque les yeux à en chercher la cime. Pourquoi me semble-t-il que son feuillage bruisse d’un langage secret ?
— Voilà le Ceiba, explique Tania en lui flattant l’écorce. Les Mayas l’appelaient yaxché. Il symbolise l’axe entre les mondes. Puisse-t-il veiller l’âme du garçon.
Ce dernier ne réagit pas lorsqu’il se retrouve adossé à des racines plus grandes que lui.
— Et maintenant ? chuchote la mère.
— Au travail.
La chamane m’envoie d’abord chercher une brassée de fagots, puis elle m’indique où cueillir des herbes odorantes ; je ramène sous ses ordres bougies, encens, liqueur, tambour, pierres volcaniques et, enfin, un coffret d’acajou.
— C'est bon ? je grommelle au bout du cinquième aller-retour.
Tia Tania me carre le tambour entre les mains.
— À partir de maintenant, plus un mot. Tu bats le rythme de ton cœur, tu bats sans t’arrêter, mais tu te tais. Vale ?
Ses yeux couvent un éclat insoutenable. La petite femme replète a disparu, dévorée par la force de son pouvoir. Lorsqu’elle ouvre le coffret, un masque tribal apparaît. Un jaguar. Bien sûr – rien ne lui conviendrait mieux. De bois ouvragé, l’objet évoque la sauvagerie ; une fois porté, ses lignes brutes subliment le profil de ma tante, révélant seulement la braise de son regard. L’ensemble est saisissant.
— Joue, gronde-t-elle.
Je m’exécute. Les pulsations écorchent l’atmosphère, marquant la naissance du rituel.
Du feu, d’abord.
S’embrasent la paille et l’encens, dont l’haleine opaque baigne doucement la scène. La fumée s’emmêle au vent, mais il semble qu’un reflux éloigne sans cesse ses vapeurs du malade. Lui renifle seulement la fragrance de son Malheur.
De la sève, ensuite.
La chamane se saisit du bouquet d’herbes pour en fouailler le garçon. Elle procède avec vigueur. Du sommet du crâne jusqu’au bout des doigts, elle n’épargne aucune parcelle de chair. Elle frotte le vert contre ce gris que moi seul distingue. Et comme il enrage, ce gris ! Les vagues furieuses gonflent au contact de sa main, la houle sombre se hérisse mais ne s’évapore pas.
De la voix, enfin.
Sous le masque couve un grondement d’orage. Des mots durs, cisaillés, crachés en contretemps du tambour. Je ne les comprends pas – je les sens. Ils rampent sous la peau, sous les Malheurs, sous l’écorce. Ils éclatent ici et partout ; peut-être même rompent-ils la trame des mondes. Quelle est cette langue ? Elle semble née de la terre elle-même.
À mes côtés, la mère sanglote.
— Pourquoi ne se réveille-t-il pas ?
« Tu ne vois pas l’épaisseur de ses tourments, ai-je envie de rétorquer. Tu ne sais pas comme ils luttent contre la litanie de Tania ». Je me tais cependant. Battre la mesure assez fort pour joindre nos cœurs dans le même unisson, tel est mon rôle et je m’en acquitte sans faillir.
Délaissant les herbes, Tia Tania s’empare des pierres volcaniques et les claque l’une contre l’autre. Clac! L’écho s’éternise sous le grand arbre. D’un seul choc, elle l’ébranle du tronc aux racines. Même l’apathique jeune homme en frissonne. Ressent-il, lui aussi, la vibration courir le long de ses vertèbres ? Comprend-il que quelque chose, bientôt, rompra face à la chamane ? Ce pressentiment doit l’atteindre car il s’enlace le torse et serre, serre, comme pour s’empêcher de sortir de sa chair. Clac ! Les pierres se heurtent juste au sommet du crâne. Clac ! Devant le visage. Clac ! Face au cœur.
— Ne me touche pas !
Le cri ne provient pas de la victime mais de son Malheur. Ses contours ondulent et il enfle, infernal furoncle aux contours de fumée. Je crois voir un oiseau. Les volutes ont refermé leurs ailes sur le corps : c’est un vautour sur sa charogne. Ils s’affrontent, l’oiseau et la jaguar. L’un gonfle ses plumes, l’autre l’inonde d’un regard de feu.
Je bas plus vite. Plus fort.
Tia Tania suffoque. Ses gestes s’empèsent, son propre Malheur palpite. D’une façon ou d’une autre, le rituel la ronge autant qu’il l’anime. Clac ! Un coup – le dernier. Les pierres se fendent sous l’impact… et leurs éclats, infimes accrocs, s’infiltrent sous l’étoffe du Malheur. Comment ma tante a-t-elle pu viser si juste ? Elle a atteint cette seconde peau sans même érafler la première.
Ils vacillent un peu. Se figent. La chamane repousse son masque.
— Rafael, appelle-t-elle. Amène-moi l’alcool.
Entendre mon prénom me surprend. Plus encore, l’usage de notre langue m’impacte comme une gifle tant il rompt avec sa litanie.
— Rafael, vite.
Je me précipite, lui carrant le goulot entre les mains. Tania ôte le bouchon avec ses dents. Ses joues se gonflent d’une goulée qu’elle n’avale pas. Au contraire. De toute la force de ses poumons, elle la pulvérise sur le garçon. Celui-ci convulse. Les gouttes, pareille à de l’acide, dissolvent son Malheur. Il condense, s’amenuise, rassemble ses vapeurs en un maigre nodule : voilà revenir les peines des gens ordinaires.
Pour la première fois, je distingue son visage. Ses yeux hagards cherchent le ciel ; sans doute voudrait-il pleurer, mais ce sont des larmes de suie qui crevassent ses joues.
— J’ai cru qu’on m’arrachait le cœur.
Tia Tania lui crache une seconde lampée en face.
— Cette pourriture vaudoue rampait loin en toi, s’excuse-t-elle en essuyant ses lèvres blêmes. J’ai rarement œuvré contre une puissance aussi perverse.
La mère s’élance pour l’étreindre mais déjà, la chamane se détourne. Rien ne l’atteint plus. Ni les « merci », ni les « comment », ni la main que je tends par réflexe lorsqu’elle vacille. Seul le Ceiba importe. Elle en flatte longuement l’écorce avant d’y verser un peu d’alcool.
— Pour les esprits. Et pour la chance.
Le reste, elle le biberonne en trois lampées. Une grimace lui tord la bouche. La faute à l’amertume ou à la morsure du réel qui la rattrape ?
Tia Tania titube. Frissonne. Cherche quelque chose – mon regard ?
Elle s’effondre sans un soupir.
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