Chapitre 1 - Rafael
Depuis toujours je collectionne le malheur des autres.
Perles obscures, leurs peines morcellent ma vie, roulent dans ma mémoire et parfois claquent contre ma conscience. Je m’en accommode la plupart du temps, non par choix, mais par nécessité. C’est ça, ou l’asile.
Ma résilience me hisse au-delà de tout inconfort. Je porte mon flegme en étendard et rien ne me trouble outre mesure… Pas même le prête qui gesticule à mon chevet.
— Nous t’exorcisons, esprit immonde ! N’ose plus, perfide serpent, tromper le genre humain ou persécuter l’église de Dieu !
Le bonhomme n’économise pas sa peine, il faut l’admettre. Le col de travers, il m’asperge autant d’eau bénite que de postillons. Je crains qu’il ne s’étouffe avec ses prières.
— Lutte, mon fils, crache le mal ! Rejette le venin, exsude-le même si tu souffres.
Pour l’heure je ne ressens rien, sinon peut-être l’envie de pisser, le poids de mes entraves et un ennui croissant. Quand ravalera-t-il sa litanie ? Comprendra-t-il que ni Dieu, ni le Diable, ne pourront me sauver ? Mon regard s’égare sur sa face rougeaude. Je vois la bave poindre à ses lèvres, et avec quelle avidité il s’enivre de mots. Je comprends qu’il ne cessera pas.
Alors je cède à mes démons.
Cela me vient si aisément ! Il me suffit de fixer le prêtre. Le contempler vraiment, lui, tout entier, sans chercher refuge derrière mes paupières.
Il n’y a d’abord, par dessus son épaule, qu’une forme obscure. Cendres, poussière, fumée ? Peu importe. Lovées contre sa nuque, les volutes changent de forme et de texture. Elles flottent dans son ombre, frôlent parfois la chair, descendent sur son front. L’homme n’en frémit même pas, car cette boursouflure, moi seul en distingue les contours.
Pour moi, les hommes se confessent en silence. Je ne demande rien, jamais. D’une œillade pourtant j’absorbe leurs malheurs, l’intime, la pourriture de l’âme. Je connais les drames, la honte, les larmes, le pire ; j’avale l’âpreté des cicatrices et des regrets. Tous portent cette chose au-dessus du crâne – et ces choses se déversent dans mon esprit. Voilà donc ma vérité : depuis toujours je collectionne le malheur des autres.
Le prêtre se penche.
— La noirceur s’étend dans ton cœur, mais tu dois revenir à la lumière.
Il se trouve si proche que je flaire son haleine – dans le même temps, son malheur s’abaisse à ma portée. Ses pans forment une silhouette mouvante, grisâtre, faite d’étoffes déchirées. Elle ressemble à une marionnette assise sur l’épaule de son maître, dont elle susurrerait tous les secrets. Elle me parle de lui. Longtemps. Lascivement. Lorsqu’enfin les chuchotis se taisent, l’ironie retrousse ma lèvre :
— Dites-voir, mon père ?
— Mon fils, te libères-tu enfin ?
— À vrai dire, je m’inquiète pour vous. Vous souffrez d’alcoolisme… et de parjure.
Il blêmit :
— Comment ?
— M’ordonner de combattre la tentation, alors que vous-même succombez au rhum après chaque messe… Cela ne me semble pas très moral, mon père.
L’homme sursaute, se signe et, pour faire bonne mesure, me gifle avec son crucifix.
— Tu es l’enfant du démon !
— Je suis l’enfant que ma mère vous a supplié de sauver. Mais dites-lui que vous échouerez ; que dans mes ténèbres la lumière divine ne percera pas.
— Ces mensonges, halète-t-il, ces mensonges que tu profères !
— Je pourrais les raconter à d’autres si vous ne partez pas.
Nous nous affrontons, lui ahuri et moi incisif, prêt à user mon fiel. L’instant s’allonge. Le temps me cadenasse. Je contemple l’anthracite du Malheur, sa petite figure bouffie, sa voracité, ses tentacules contre la joue du prêtre. Je devrais baisser les yeux. Si je persiste, je sombrerais dans un royaume de souffre et de sel, vaincus par ses murmures perfides. Sa laideur me perdra là où l’humanité ne pousse plus. Résisté-je vraiment ? Le malheur m’ouvre ses abysses et, sans même un regret, j’ouvre la vanne à son venin :
— Je connais les pensées qui vous viennent avec l’ivresse. Vos désirs muets. Vos atroces fantasmes. Ils vous tordent, c’est vrai. Vous les cachez bien, c’est vrai aussi. Mais ils rampent en vous plus loin qu’ils ne le devraient, mon père.
L’autre suffoque comme si je l’étranglais à mains nues.
— L’enfer sort par ta bouche !
— Dieu me pardonnera.
Une ronce lui vrille l’œil, si pleine de culpabilité et de choses ravalées qu’elle ressemble à une larme. Mais celle-ci ne coulera jamais. Revêtu de son malheur comme d’un suaire, le prêtre quitte la chambre. Il ne m’aura même pas adressé un dernier signe de croix.
Avec la solitude, ma rancœur reflue.
Me traversent encore, par éclair, les brûlures de sa honte. Tant pis – l’oubli les avalera tôt ou tard. Pour l’heure, autre chose m’inquiète : je suis toujours ligoté à mon sommier.
— Comme si le Diable craignait vraiment les entraves, je grogne.
Le prêtre n’a pas lésiné sur la corde. Trois tours me ceignent chaque poignet.
Je tire. La brûlure s’avive à la mesure de mes efforts. Je tire. La douleur ronge la chair. Je tire encore – quelque chose dans cette mutilation me fascine. Si je la supporte là, maintenant, si la peau fend, si les os craquent, si sur mes lèvres meurent mes soupirs, peut-être les malheurs m’abandonneront-ils enfin.
— Prenez votre dû, bon sang. Allez, aspirez toute la souffrance et laissez-moi tranquille !
Mon cri vibre de sanglots. Quel imbécile ! Supplier mes démons ne résoudra rien. Ils ne cèdent ni au chantage, ni aux larmes.
Un coup à la porte annonce ma mère – et ma délivrance.
— Rafael, soupire-t-elle.
Sa douceur me blesse plus que tout le reste.
Elle hésite. Je la sens trébucher. Comme toujours sa présence s’incarne dans cette lassitude qui englue ses gestes, au point de la faire agir à contretemps. Je ne la regarde pas – je ne la regarde jamais. Ma mère est un fantôme d’odeurs et de velours.
— Le padre Lopez était bouleversé. Qu’est-ce que tu lui as dit ? Tu avais promis de faire de ton mieux…
Elle froisse l’air jusqu’à mon lit puis s’attaque à mes liens. Je geins.
— Montre-moi ton visage, Rafael.
— Non, je ne veux pas.
Que répondrais-je d’autre ? La vérité s’embourbe en moi ; les mots sont les étoiles qui éclaboussent mon silence. Lui dirais-je : « Non, maman, ne me supplie pas. Arrête avec cet amour, il me lacère. » ? Lui dirais-je encore : « Mes yeux ne te méritent pas, car ils ne savent pas te voir. Ils s’attacheraient à tes malheurs, dépèceraient tes drames, traqueraient tes brisures et la disgrâce. Laisse-moi te deviner. Dans mon néant, tu restes entière. » ? Non, bien sûr. Depuis dix ans que les malheurs me hantent, le mutisme reste préférable.
— Si tu t’ouvrais davantage, les choses s’arrangeraient certainement…
— Pardon de te causer tant de soucis, marmonné-je quand bien même rien ne m’absoudrait.
Adoucie, elle repousse les cheveux poissés sur ma nuque.
— Ce n’est pas de ta faute. J’espérais peut-être trop du padre Lopez. Sa réputation le précède dans tout le Nicaragua, tu sais ? J’attendais un miracle…
J’imagine ses grands yeux sombres si semblables aux miens, sa peau, sa bouche, son cou. Je dessine celle que je brûle d’étreindre. Mais ce petit garçon en mal de tendresse, je l’ai oublié. Je ne l’ai sans doute jamais été.
La seconde entrave lui donne un peu de mal. Lorsque les fibres s’arrachent de ma chair, ma mère décide d’y ajouter une douleur supplémentaire.
— Tu es libre, viens. Ton père veut te parler.
— Non, je me hérisse. Non, je préfère qu’on m’oublie.
— Tu n’as plus le choix, Rafael.
Elle emploie, au lieu de fuir, une rigueur nouvelle. Sa poigne me redresse. Comment peut-elle se montrer si forte et si lasse à la fois ? Je me traîne dans son sillage, certain de courir vers ma perte. Vers quoi me précipiterait-elle, sinon ?
Nous atteignons la cuisine, où déjeunent mon père et mes trois jeunes sœurs.
— T’as encore merdé, Rafa, raillent les enfants.
Mon père, lui, feule :
— Que vais-je faire de toi ?
Me cacher au monde, ai-je envie de rétorquer. Et me cacher à ta culpabilité. Je sais quelle angoisse le ronge : sur son épaule, fait de vices et de cloques mêlées, trône mon double. Moi, le fils infâme, dérangé, moi dont il ne supporte plus rien. À moi seul, j’incarne tous les Malheurs de mon père.
— C’est ça, tais-toi, reprend-il. C’est encore ce que tu fais de mieux.
Il se lève, sa silhouette emplit la pièce. Ma mère dénoue un peu de sa lassitude pour s’essayer au reproche.
— Ernesto, ne sois pas cruel avec lui.
— Tu le défends encore ? Avec tout cet argent gaspillé pour les médicaments, tous ces docteurs vus en vain, et ce pauvre père Lopez que tu as dû supplier des heures durant pour qu’il vienne à son chevet !
— Il fallait essayer.
— Et nous l’avons fait. Dieu sait que j’ai prié pour un fils capable de travailler avec moi.
Je tangue d’un pied à l’autre. Ne suis-je venu que pour témoigner de leur empoignade ? S’il s’agit d’absorber les plaintes à mon propos, autant le faire dans la pénombre de ma chambre. Mais brusquement, mon père s’adresse à moi :
— Rafa, tu as dix-sept ans.
S’il le dit… J’ai parfois l’impression que les malheurs m’en ajoutent cent.
— Je ne peux plus te garder ici, oisif, comme lorsque tu étais gamin. Je ne me tue pas à la tâche pour que tu restes dans ton lit.
Mes sœurs gloussent entre elles :
— Sa maladie s’appelle la fainéantise.
— Peut-être qu’à force de rien faire, il est vraiment devenu dingue.
— Moi aussi, si j’voulais, je m’évanouirais dans la rue et on me laisserait tranquille.
Elles sont jeunes, naïves, captives de leur normalité. Leur dédain devrait glisser sur moi, mais il me poignarde à revers. Riraient-elles encore si leur univers se muait en une nuée de marasmes ? Fendraient-elle la noirceur sans jamais faillir ?
— Les filles, proteste mollement ma mère.
Mon père, lui, étouffe mal son ironie :
— Je crois que nous sommes tous d’accord. J’appellerai ma sœur, Tania. Si elle accepte son incapable de neveux, je l’enverrai chez elle, sur l’île d’Ometepe. Prions que le lac Nicaragua l’aide davantage que nous – mais ne dit-on pas que ses eaux exaucent les plus infortunés ?
Ne pas ciller. Ne pas crier. Ne pas supplier. Surtout, ignorer le fracas de mon cœur. Je vais partir.
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