Chapitre 95 : Un parfum empoisonné (2)
Quand Aisu pénétra à l'intérieur de la demeure, plusieurs paires d'yeux se posèrent sur elle. Les domestiques cessèrent leurs activités et se mirent à la dévisager telle une bête curieuse, mais la jeune femme n'y prêta guère attention.
Elle croisa également quelques membres de son clan. Ces derniers s'arrêtèrent à son passage, la saluant avec un respect feint ; ils la considéraient comme la favorite de Taiyou et, dans leur naïveté de courtisans, croyaient qu'en étant agréables à Aisu, ils l'étaient aussi au Maître. L'écrivain ne leur accorda même pas un regard. Lorsqu'elle fut suffisamment loin d'eux, ils se mirent à chuchoter sur son compte. Aisu réussit à entendre quelques-unes de ces paroles.
Son absence prolongée loin du Manoir et surtout loin de Taiyou, alimentait bien des ragots. Certains s'interrogeaient, se demandant si elle n'avait pas commis un crime de lèse-majesté en prenant un amant hors de ces quatre murs. Aisu ne put réprimer un sourire amusé : ces pauvres courtisans, qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, étaient vraiment loin de la vérité ! Un petit sourire malicieux éclaira son visage à cette simple pensée et ce fut d'un pas plus léger, amusée par ces commérages, qu'elle s'aventura dans le couloir menant aux appartements de sa rivale.
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Raiu arriva devant le lourd panneau de bois coulissant. Il s' y attarda un moment afin d'observer les gravures l'ornant. Les peintures, aux couleurs chatoyantes, représentaient toutes des scènes galantes, tirées de légendes ou de vieux contes, transmis de génération en génération. Il observa plus attentivement la scène centrale du panneau, celle contant la mésaventure cette ancêtre qui les avait condamnés à cette malédiction.
La jeune fille, ayant pour seul ornement une fleur de camélia rouge dans les cheveux, se tenait entre Majinai et Asahi, le dieu solaire. Tous les trois faisaient face au tribunal composé des onze kamis désignés par Majinai. Un peu à l'écart, Mikazuki toisait sa rivale d'un œil dédaigneux. Si la jeune fille était belle, Mikazuki était tout simplement divine dans sa prestance et sa jalousie. Cette légende, que beaucoup avait oubliée, revivait à présent sous les yeux du médecin.
Il ne put réprimer un sourire amusé : si un jour cette malédiction venait à disparaître, il faudrait dessiner une fresque sur l'un des murs du manoir représentant les Douze enfin libérés de leurs chaînes !
Reprenant son air grave, Raiu pénétra dans l'immense chambre. Un capiteux parfum envahissait la pièce. Il s'avança parmi les meubles encombrés de fanfreluches et de bijoux étincelants. Il passa devant la coiffeuse majestueuse débordant de fards et d'accessoires en tout genre.
Sen se tenait alanguie sur une méridienne couleur pourpre, telle une reine au milieu de son bric-à-brac. Le pauvre maudit écarquilla les yeux de stupeur : la maîtresse du Manoir était vêtue d'un kimono des plus légers, ne dissimulant en rien sa plastique irréprochable. Son obi couleur de flamme pendait autour des pans de son vêtement entrouvert.
Comme si elle avait senti sa présence, la créature battit des paupières. Entre ses ongles écarlates, elle tenait un somptueux éventail à la teinte colorée, orné de plumes et de pierreries.
Elle eut un bâillement, s'étira avec grâce avant de poser son regard brillant de convoitise, sur son visiteur.
— Mon cher Raiu, minauda-t-elle de sa voix suave, câline comme le ronronnement d'un chat, quelle agréable surprise !
Elle se redressa, le bas de son kimono remonta le long de sa jambe, révélant sa peau couleur de miel. Raiu tenta de demeurer impassible mais ses yeux ne purent s'empêcher d'effleurer cette cuisse parfaite, qui lui était jetée en pâture. Il sut à cet instant, lorsque son regard penaud croisa celui de la créature, qu'il venait de se faire piéger.
Sen, consciente du pouvoir qu'elle exerçait sur cette proie convoitée depuis des années, esquissa un sourire lascif, ce qui fit frémir le maudit. Elle porta la main à son front et écarta d'un geste gracieux les quelques mèches de cheveux recouvrant sa figure aux traits sensuels. Tout en Sen, invitait à la luxure : le pli insolent de ses lèvres charnues et écarlates, son nez fin et long, comme celui d'une ancienne reine d'Égypte, ses grands yeux noirs, ourlés d'un lourd trait de khôl, brillant de mille et une pensées libertines. Là où Mizu n'était que innocence et fragilité, sa mère elle, était concupiscence et cruauté.
— J'ai une de ces migraines... et moi qui croyais pourvoir me reposer en toute quiétude loin de tout ce tumulte !
Elle décrocha un regard lourd de sous-entendus à sa proie avant de passer une langue taquine sur sa bouche.
— Quelque chose me dit que ma sieste va être plus intense que prévue...
Raiu déglutit avec difficulté et voulut s'échapper, mais il était pris dans les filets de cette sirène perverse. Seul Kaze, l'ami fidèle, savait que c'était entre les bras de la divine Sen que Raiu, alors encore un tout jeune adolescent, était devenu un homme. Aisu ignorait que son compagnon était devenu, le temps d'une nuit unique, l'amant de la femme de Taiyou.
Depuis ce jour, Raiu se tenait à distance respectable de Sen, craignant sans doute de retomber sous son charme diabolique ! C'était justement sa retenue qui titillait les instincts carnassiers de Sen Kamiaku ; elle ne supportait plus de voir cet homme, beau et plus jeune qu'elle, lui résister de manière aussi inflexible ! Depuis cette unique nuit, elle désirait Raiu et elle mettait tout en œuvre pour le posséder, sans jamais y parvenir ! Une fois de plus, elle voulait tenter sa chance...
Elle tendit la main vers lui et lui fit signe d'approcher. Raiu s'exécuta bien malgré lui, envoûté par sa voix délicieuse et son parfum lourd d'équivoque. Il s'agenouilla à ses côtés. Sen passa ses doigts dans la chevelure du maudit. Elle caressa la nuque offerte avec langueur avant de la griffer amoureusement.
— Tu as toujours été le plus beau des deux, Raiu, murmura-t-elle sans cesser ses caresses, à côté de toi, ton demi-frère, aussi puissant soit-il, ne fait pas le poids...
Elle le sentit frémir sous ses caresses. Elle savait combien ce sujet le blessait au plus profond de lui-même. Lorsqu'elle se permettait d'évoquer, à mots voilés ou non, son lien de parenté avec cet homme, Raiu devait se faire violence pour ne pas se révolter et hurler qu'il n'avait en rien en commun avec cet homme répugnant, cet être qu'il détestait chaque jour davantage. Qu'ils étaient aussi différents que pouvaient l'être deux inconnus. Que malgré quelques traits en commun, ils ne possédaient rien de semblable... rien, excepté le sang paternel. Ce sang maudit et haï. Ce sang transmis lors d'une union non désirée...
— Tu ne dois pas en avoir honte, Raiu... après tout, ton géniteur était un homme puissant et respectable...
C'est faux, brûlait-il de lui cracher au visage. Comment ce monstre d'égoïsme, aussi violent dans ses gestes que dans ses paroles que Taiyou, pouvait-il être «respectable» ? il lui avait permis de naître, mais à quel prix ? Il était maudit et fruit d'une inclination non partagée. Sa mère l'avait aimé, protégé, mais il savait bien qu'il avait été son péché, la raison pour laquelle les gens du Manoir la méprisait. Et ce mépris l'avait détruite à petit feu...
La main aux ongles écarlates quitta sa nuque et vint se poser sur sa joue. Il releva la tête. Sen se pencha vers lui et d'un petit coup de langue, effaça les larmes perlant au coin de ses paupières.
— J'aurais dû t'attendre Raiu, chuchota la maîtresse du Manoir avant de déposer ses lèvres sur celles du maudit.
Elle le saisit par les épaules et l'attira contre elle. Raiu ne put résister davantage à ce chant maléfique. Il répondit à ses caresses et laissa ses mains se faufiler entre les pans ouverts du kimono. Il ferma les yeux pour mieux savourer ces baisers épicés, si différents de ceux offerts par Aisu...
Le parquet craqua derrière eux. Surpris, ils se détachèrent l'un de l'autre. Sen se redressa et un sourire mauvais s'étira sur ses lèvres, lorsqu'elle reconnut la silhouette qui les fixait d'un œil ébahi, bras pendant autour de son ventre que déjà trahissaient les courbes d'une prochaine maternité.
Raiu se retourna à son tour et son regard croisa celui d'Aisu. Le maudit voulut s'arracher à cette étreinte, mais Sen le retint contre elle. Les deux femmes échangèrent un regard qui en disait long sur les sentiments qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. Sen jubilait, savourant sa victoire sur cette rivale, plus jeune qu'elle, qui par son insolence et sa beauté particulière, avait réussi à troubler l'esprit de Taiyou et de Raiu, les deux hommes les plus convoités du clan.
Aisu dut se faire violence pour refouler ses larmes. Elle se mordit les lèvres pour résister à l'envie de se jeter sur sa rivale et de lui arracher les cheveux avant de l'étrangler à mains nues ! Non, elle ne devait pas monter sa jalousie et sa peine, Sen n'attendait que cela. Elle devait rester calme et détachée, pour ne pas laisser cette femme avoir le plaisir de la faire souffrir ! Elle ne devait pas se montrer faible devant cet infidèle de Raiu ! Son acte prouvait qu'il n'était pas aussi digne de confiance que cela et qu'une fois de plus, il l'avait trahie ! Son soi-disant amour n'était pas aussi sincère et profond qu'il le prétendait, puisqu'il n'avait pas hésité à se vautrer entre les seins de cette courtisane de luxe ! Une fois de plus, il avait brisé tous les espoirs qu'elle fondait en lui.
— Je crois que je suis de trop, déclara alors Aisu d'une voix assurée.
Raiu lui jeta un regard désespéré auquel elle répondit par un sourire dédaigneux.
— Je vais donc vous laisser poursuivre ce charmant tête-à-tête et vais de ce pas, rejoindre mon cher Taiyou. Il doit sans doute s'ennuyer et il n'y a pas de raison que seulement deux personnes s'amusent !
Ce fut sur ces dernières paroles acerbes qu'elle tourna les talons et quitta la chambre, la tête haute.
Raiu, après un court instant de flottement, parvint à se soustraire à l'emprise de Sen. Celle-ci se leva d'un bond et voulut le rattraper avant qu'il ne franchisse le lourd panneau de bois ; Raiu la repoussa avec violence et lui décrocha un dernier regard haineux avant de sortir de la pièce.
Sen écrasa les plumes de son éventail entre ses doigts : elle n'avait pas encore dit son dernier mot ! Ces deux-là allaient payer pour l'humiliation cuisante qu'ils venaient de lui faire subir ! Car s' il y avait bien une chose que Sen Kamiaku détestait, c'était bien l'échec...
Elle se retourna vers un coin de la pièce, une silhouette replète sortit de l'ombre. La petite femme ingrate, vêtue du kimono des domestiques, se pressa au côté de sa maîtresse. Sen se pencha vers elle.
— Suis-le, ordonna-t-elle tout en caressant la joue de la disgraciée, et tu seras récompensée.
L'ingrate baisa les doigts de sa maîtresse avant de se lancer à la poursuite de Raiu.
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