Chapitre 83 : Rivalité nocturne
Le souffle court, Kijin arrêta enfin sa course éperdue à travers la ville. Bravant une nouvelle fois le danger, il se trouvait à présent dans le jardin du Manoir, face aux statues représentant les différents kamis. Son regard se posa sur la biche en pierre. Son cœur se serra en songeant à Mori. Tant de choses avait changé ! Lors de sa rencontre avec la jeune maudite, il l'avait prise pour une enfant, il ne connaissait pas encore Tsuki, il n'éprouvait que de la curiosité pour cette malédiction touchant le clan Kamiaku, alors qu'aujourd'hui, son destin était intimement lié à celui de cette famille !
D'un geste mécanique, il remonta le col de son blouson, comme pour se protéger des ombres se tapissant dans la nuit, attendant patiemment leur heure avant de s'emparer de lui. Le vent de cette nuit faisait hurler les feuilles des arbres. Le monde tout entier le mettait en garde contre le danger, l'invitait à la méfiance. Il ferma les yeux et palpa l'air de ses narines, tel un loup aux aguets.
Une pluie drue, glaciale comme les mains d'Aisu ou le regard de Tsuki, s'abattit sur son visage aux paupières closes et vint se mêler à ses larmes. Les gouttes d'eau glissaient le long de ses joues et se faufilaient à travers ses lèvres entrouvertes. Elles possédaient un goût amer. Le goût de la honte et de la culpabilité. Il ouvrit les yeux et fixa un point entre les arbres que lui seul pouvait apercevoir : lui, le monstre, avait-il le droit d'éprouver de pareils sentiments ? Si terriblement humains... il aimait Tsuki. Il l'aimait au-delà de toute raison ou morale. Il aimait sa folie, ses violences. Il l'adorait à en perdre l'esprit. Cet amour, aussi brûlant qu'une flamme était un feu encore plus dangereux et dévorant que celui de Majinai. Et elle, que ressentait-elle à son égard ?
Rien. Rien du tout, lui chuchota la voix du démon au creux de l'oreille.
— Tais-toi ! hurla Kijin tout en se plaquant les paumes contre les oreilles.
Il tentait d'échapper aux paroles haineuses de Majinai, mais rien n'y fit. Il continuait à les entendre, chacun des mots du démon était un coup de poignard entaillant sa chair et son âme.
Mikazuki se sert de Tsuki pour t'attirer dans son piège infernal. Le seul sentiment qui t'unit à cette créature est le même que celui qui me lie à son kami : la haine.
— C'est faux !
Kijin, ne dit-on pas que la haine est une forme particulière de l'amour ? Ils ne sont en réalité que les deux faces d'un seul et même sentiment.
— Tsuki m'aime !
Tsuki te hait.
— Akuma-san ? chuchota une voix dans l'obscurité.
Une sombre lueur traversa le regard de Kijin Akuma. Cette voix d'homme, il la reconnaissait ! Il se retourna et aperçut une silhouette entre les arbres. Se sachant débusqué, l'ombre s'avança vers lui. L'éclat de la lune, révéla un visage d'homme, dans lequel étincelaient des yeux couleur de pierre.
Kijin enfonça ses ongles dans ses paumes pour contrôler l'aversion que lui inspirait cet homme. Ishi Kamiaku. Ses yeux gris, qui étaient ceux d'un homme aux multiples facettes, le scrutaient avec curiosité. La lumière lunaire s'intensifia, baignant le visage de cet homme d'un halo particulier.
Kijin se rappela alors d'une phrase proférée par Suna : « peut-être qu'ils couchent ensemble ». La perfection des traits d'Ishi Kamiaku ne pouvaient contredire ces propos lancés sur le ton de la plaisanterie !
Comme s'il percevait son malaise, Ishi Kamiaku esquissa un bien curieux sourire.
— Pourquoi me détestes-tu autant, Kijin Akuma ? murmura-t-il d'un ton assuré. Je peux le lire dans ton regard : je te dégoûte.
Kijin prit un air menaçant. Le maudit s'immobilisa.
— Serait-ce à cause de Tsuki, Kijin ? Tu aimerais connaître la nature de notre relation, pas vrai ?
Les yeux de l'adolescent prirent une teinte écarlate.
— Vous couchez avec elle ? demanda-t-il d'une voix plus rauque qu'à l'accoutumée.
Le maudit ne put réprimer un ricanement avant de planter son regard dans celui du possédé.
— Tu empestes la jalousie, Kijin Akuma. Si tel était le cas, comment réagirais-tu ?
— Je vous tuerais !
Ishi ne paraissait pas du tout inquiété par les menaces proférées à son encontre.
— Vraiment ? Tu serais prêt à tuer pour elle ? Tu l'aimes donc à ce point ? J'ai appris ce qui s'était passé avec Mori, je n'ai qu'un seul conseil à te donner, Kijin.
— Lequel ?
Le regard du maudit était empreint d'une certaine gravité.
— Éloigne-toi de Tsuki avant qu'il ne soit trop tard. Avant que cet amour maudit ne vous détruise tous les deux. Je sais quel lien unit vos deux malédictions. Tsuki, contrairement à toi, est sous la totale emprise de son kami et elle n'éprouve aucun sentiment à ton égard. Son unique objectif est de se venger de Majinai même si pour cela, elle doit se sacrifier.
— Pourquoi !?
— Mikazuki et elle ont passé un accord. En échange de sa vengeance, la kami va accorder la liberté à Tsuki. Tsuki se moque de vivre ou de mourir, du moment qu'elle soit libre, le reste lui importe peu. Elle l'a promis à Kumiko.
— Kumiko, murmura Kijin, sa mère...
Ishi acquiesça.
— Je vois que Tsuki t'en a parlé. Kijin, il est temps pour toi de connaître la vérité sur Tsuki et peut-être que cela te permettra d'y voir plus clair dans ses manigances...
Il s'écarta de l'adolescent et se plaça près de la statue de la louve qu'il se mit à caresser d'une main amoureuse. À contrecœur, Kijin se rapprocha du maudit, laissant ses doigts effleurer les flancs de la statue. De longues minutes passèrent ainsi, simplement brisées par le bruit rageur du vent et le clapotis des gouttes d'eau sur le sol bitumé.
Ishi se racla la gorge et se décida enfin, à prendre la parole :
— Kumiko, la mère de Tsuki, n'avait même pas seize ans lorsqu'elle devint l'épouse de Taiyou, âgé déjà d'une vingtaine d'années. Cette union avait été décidée depuis bien longtemps par le précédent Maître de famille et le père de Kumiko qui était son confident. Aucun des deux époux ne put aller à l'encontre des volontés paternelles et ils se retrouvèrent mariés alors qu'ils se connaissaient à peine. Kumiko, malgré sa jeunesse, avait déjà tout une femme modèle : elle était docile, peu bavarde, entièrement soumise à son père. Nombreux furent ceux qui virent en ce mariage, l'union d'une fragile colombe et d'un prédateur sanguinaire et beaucoup plus encore, parièrent que la douce Kumiko n'aurait pas une vie facile... Ils n'avaient pas tort. Taiyou révéla assez rapidement son véritable visage, il se montrait brutal et violent avec cette jeune femme qui ne connaissait rien à l'amour, pour avoir un héritier le plus vite possible. Après à peine un an de mariage et de nombreuses nuits forcées, Kumiko, flétrie par cette année éprouvante, mit au monde un enfant. Un enfant chétif et maladif qui ne pleurait jamais, qui ne souriait jamais. Un enfant qui déçut Taiyou puisqu'il s'agissait non pas du garçon tant espéré mais d'une petite fille fragile, possédée par Mikazuki.
Kijin écarquilla les yeux de stupeur. Il mit quelques secondes à digérer cette information dont Tsuki ne lui avait soufflé mot. Ainsi elle et Taiyou étaient liés par le sang !?
— Tsuki... Tsuki est la fille de Taiyou !
— Tu l'ignorais ?
Kijin secoua la tête en signe d'affirmation. Ishi lui coula un étrange regard avant de poursuivre son récit :
— Taiyou décida que sa fille serait élevée comme un garçon. Je suppose que c'était une façon pour lui, de punir Kumiko qui l'avait trahi en ne mettant pas au monde un héritier. Après la naissance de Tsuki, Taiyou les délaissa et obligea même la pauvre Kumiko à se terrer dans l'une des chambres les plus éloignées de la sienne. Les années passèrent, Tsuki grandit tant bien que mal, sous les regards moqueurs des membres de la famille Kamiaku qui connaissaient le secret de sa naissance et des domestiques qui n'étaient pas dupes des mensonges de Taiyou. Kumiko devint une femme effacée, méprisée de tous. Elle vivait au Manoir en paria. Elle n'assistait à aucune réunion de famille ou cérémonie. Son monde tournait uniquement autour de Tsuki, qu'elle considérait comme l'instrument de sa vengeance. Tsuki adorait sa mère qui lui rendait bien et qui lui promettait la liberté en lui répétant qu'un jour, elles quitteraient le Manoir pour commencer une nouvelle vie. Tsuki se mit à croire à ses paroles insensées, aux histoires de cette mère qui refusait de voir en son enfant, une maudite. Elle crut à ses mensonges jusqu'à cette nuit d'hiver, Tsuki avait à peine six ans... Cette nuit-là, une violente dispute éclata entre ses parents. Kumiko supplia Taiyou de la laisser partir loin du Manoir. Elle lui promit de partir sans rien, pas même Tsuki... Tous deux ignoraient que Tsuki, cachée dans un coin de la pièce, assista à cette querelle. Peux-tu comprendre ce qu'elle a pu ressentir à cet instant, lorsqu'elle comprit que sa mère était prête à l'abandonner pour acquérir la liberté ? Taiyou refusa. On ne pouvait quitter le
Maître des Kamiaku ! La querelle dégénéra et Taiyou, sous les yeux de sa fille, tua Kumiko.
— Taiyou a assassiné Kumiko !?
— Tsuki refuse d'en parler, sans doute par peur de raviver ce souvenir. On fit croire au suicide de Kumiko pour masquer le crime de Taiyou.
— C'est pour ça que Tsuki a autant peur de Taiyou... elle craint qu'il ne la tue...
— Les rapports de Tsuki et de Taiyou sont assez complexes. Il la terrifie mais en même temps, elle aimerait être aimée de lui. Deux ans après la mort de Kumiko, Taiyou...
— Prit une seconde épouse, l'interrompit Kijin. Une jeune veuve qui était sa maîtresse attitrée, Sen Kamiaku, la mère de Kaze et Mizu. Aisu m'en a parlé.
— Je suppose que tu connais la suite...
— Oui. Je sais tout ce que Mizu a enduré à cause de Taiyou et ce, avec le consentement de sa propre mère !
— Taiyou était littéralement fasciné par Mizu. Elle était la proie idéale pour un prédateur tel que lui : belle, esseulée et surtout très fragile. Il faisait tout pour lui être agréable, la couvrait de compliments et de présents tous aussi somptueux les uns que les autres. Il tenta de remplacer le père de Mizu, mais ses caresses et ses baisers, eux n'avaient rien de paternel ! Tsuki qui ne savait que faire pour attirer l'attention de son père qui la méprisait, conçut au fil des années, une véritable jalousie à l'encontre de Mizu. Elle ne voyait pas à quel point Mizu souffrait de cette situation. Tsuki est incapable de comprendre les douleurs d'autrui. Sa jalousie envers Mizu n'avait d'égal celle qu'elle portait à Chii.
— Chii !?
Kijin se rappela la jeune maudite qui était devenue l'amie de son frère.
— Pourquoi était-elle jalouse de Chii ?
Le visage d'Ishi se fit plus sombre.
— Les lois de notre clan sont très claires à ce sujet : le Maître peut faire ce que bon lui semble de ses maudits. Taiyou ne s'est pas contenté de Mizu ; avant elle, c'est de Chii dont il a abusé. Ma petite sœur.
L'adolescent se tourna vers le maudit et se mit à le scruter avec attention : il est vrai que certains traits d'Ishi, lui rappelaient ceux de Chii.
— Contrairement à Kaze, reprit le maudit, je n'ai jamais pu supporter et encore moins ignorer la situation. Je ne rêvais que de vengeance...
Le jeune homme prit une profonde inspiration :
— Il y a de cela trois ans, je me suis libéré de ma malédiction.
— Trois ans, répéta Kijin.
C'était précisément à partir de là, qu'il avait commencé à faire ces rêves étranges et surtout, à entendre cette petite voix, différente de celle de Majinai, qui le poussait à quitter le manoir familial pour rejoindre un lieu qui lui était encore inconnu.
Une nuit, après un songe des plus éprouvants, il avait senti une chaleur s'emparer de ses veines et la dernière chose qu'il avait vue, avant de sombrer dans l'inconscience, fut l'image d'un lézard brisant une chaîne. Maintenant, il venait de comprendre la signification de ce drôle de rêve : sans le vouloir, il avait libéré Ishi !
— En échange de mon silence sur ma libération, poursuivit Ishi, Taiyou accepta que Chii quitte le manoir. Mais il m'imposa une condition : puisqu'elle partait, plus jamais elle n'aurait jamais le droit de revenir. Je parlai de notre marché à Chii et elle l'accepta.
— Taiyou a tenu sa promesse ?
— Oui. Ce fut assez facile pour lui, en fin de compte, puisqu'il avait un nouveau jouet en la personne de Mizu, et Chii commençait à l'ennuyer. Les premiers mois hors du Manoir de Chii furent assez éprouvants, elle vivait seule en ville, n'avait pas le droit de nous voir, bien que plusieurs fois, nous nous sommes rencontrés en cachette. Une fois qu'elle se retrouva seule, ses souvenirs revinrent et elle tenta de se suicider... heureusement, elle fut sauvée et petit à petit, elle réussit à reprendre goût à la vie, mais il lui faudra encore beaucoup de temps... Son départ ne me suffisait cependant pas.
Une curieuse lueur s'alluma alors dans les yeux gris du jeune homme.
— Je voulais me venger de Taiyou pour lui faire payer ce qu'il avait fait subir à ma cadette. Depuis que je suis enfant, je suis fou amoureux de Tsuki. Je l'ai toujours protégée, j'étais le seul maudit mis à part Raiu et Aisu, à connaître son secret. Alors, en plus de la liberté de Chii, je lui ai demandé de m'offrir ce que je convoitais depuis longtemps : Tsuki. Contraint, Taiyou m'a cédé une partie de lui-même.
Une lueur haineuse traversa le regard de l'adolescent.
— Salopard ! s'écria-t-il tout en s'écartant de lui. Vous ne valez pas mieux que Taiyou !
L'ancien maudit lui coula un œil attristé.
— Je n'ai rien à voir avec ce monstre, Kijin. J'aime Tsuki et même si je sais qu'elle n'éprouve rien pour moi, je ne peux m'empêcher de l'aimer. Tsuki est faible, entièrement soumise à Mikazuki et je sais pertinemment que c'est la kami elle-même qui la pousse vers moi, pour combler certains désirs... Tsuki a besoin de chaleur humaine ? Je lui en procure. Elle voit en moi comme un père de substitution ? Parfait, j'accepte ce rôle si cela me permet de rester à ses côtés. Mais ce que je n'accepte pas en revanche, c'est de te voir empiéter sur mon territoire ! Tsuki n'a jamais eu besoin de toi, nous nous suffisons à nous-mêmes !
Ishi releva la tête et chercha le regard de Kijin.
— Tu veux savoir quels sont nos rapports ? Soit, nous sommes amants. Tu ne représentes rien pour elle, excepté l'instrument de la vengeance de Mikazuki. Toutes les deux se servent de toi pour anéantir Majinai. Kijin, toi et Tsuki, vous jouez tous deux à une grossière mascarade qui ne pourra que vous mener à votre perte, cessez ce petit jeu avant qu'il ne soit trop tard. À ce que j'ai cru comprendre, la plupart des maudits t'apprécient et t'ont adopté comme un ami ou un frère. Un conseil, éloigne-toi de Tsuki. Votre amour est mensonger. Tu n'as rien à y gagner, tout à y perdre, y compris ta vie.
— Vous mentez, Tsuki m'aime !
Kijin se pencha vers l'ancien maudit et le saisit par le col de sa veste.
— Dans ce cas, pourquoi me garde-t-elle comme amant ? répliqua Ishi.
— Je sais pas, murmura l'adolescent tout en repoussant son rival. Mais ça n'a plus d'importance, car je vais faire en sorte qu'elle devienne mienne pour de bon !
Ishi s'apprêta à protester lorsqu'il vit les mains du jeune homme se pouvoir de griffes. Il pâlit et lorsque son regard croisa celui de Kijin, il ne put réprimer un petit cri d'effroi. Ce n'était plus un être humain qu'il avait à présent face à lui mais un monstre !
— Ki... Kiji... Kijin ? bredouilla l'ancien maudit. Que... Que comptes-tu faire ?
Il voulut se rapprocher mais l'adolescent l'en dissuada en lui montrant une griffe menaçante.
— Approche et je te tue.
Un éclair éclata dans le ciel obscur, masquant la lune ronde et pleine. Au loin, résonna le hurlement terrifiant d'un loup. Kijin brandit l'une de ses griffes et l'abattit sur la statue, la brisant net sous le poids de sa jalousie. Ishi tenta une nouvelle fois d'intervenir, mais ne put retenir le coup que lui porta le jeune homme dévoré par la colère de son démon. L'ancien maudit fut projeté au sol, sa tête heurta l'un des débris de la statue, et entre les gouttes de sang perlant le long de ses paupières, il vit Kijin disparaître dans la nuit...
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