La nuit venait de tomber. Mori blessée et inconsciente, avait été conduite chez Aisu. Raiu et les autres maudits se trouvaient à son chevet. Kijin lui, avait préféré s'isoler, laissant les Kamiaku seuls.

Le jeune homme s'était réfugié sur la terrasse du jardin. Il songeait à Tsuki. La pluie lui importait guère ! Ses pensées étaient entièrement tournées vers ce qui s'était passé au Manoir, à la colère de Tsuki... Pourquoi avait-elle défendu Taiyou de la sorte !? Il avait éprouvé une telle jalousie qu'il avait été sur le point de commettre un meurtre pour assouvir cette pulsion destructrice ! Pourquoi l'avait-elle empêché de tuer cet homme ? Majinai n'en aurait fait qu'une bouchée !  Qu'importe  que ses mains soient de nouveau tachées de sang !

— Kijin ? chuchota une voix au-dessus de sa tête.

L'adolescent resta muet. N'obtenant aucune réponse de la part de son cadet, Kishin s'installa à ses côtés.

Les deux frères restèrent ainsi, de longues minutes, le regard pensif, bercés par le souvenir de cet homme qu'ils avaient adoré plus que tout au monde, ce père qui les avait protégés et élevés seul après la mort de leur mère. Ce père qui, en dépit des lois de son clan, n'avait pas sacrifié Kijin préférant mourir plutôt que de tuer son propre enfant.

— Pourquoi es-tu intervenu ? demanda alors Kijin. Cela ne te concernait pas !

L'adolescent tourna la tête vers son frère et lui décrocha un regard lourd de reproches. Kishin haussa les épaules et se tourna vers son cadet, ce dernier vit avec surprise que le regard de son aîné, si pareil au sien, était empli d'inquiétude.

— Je voulais t'éviter de faire une bêtise et sache que tout ce qui te concerne toi, me concerne moi aussi.

— Comment as-tu su que je me trouvais là-bas !?

— Au cas ou tu semblerais l'avoir oublié, petit frère, je possède quelques pouvoirs bien utiles me permettant de veiller sur toi.

— Cette fille, Chii Kamiaku, comment l'as-tu rencontrée ?

— Je dois dire que les pouvoirs des Akuma n'y sont pour rien. Nous nous sommes  rencontrés par hasard. Elle m'aide pour mes recherches. Elle aussi, cherche à détruire la malédiction qui ronge son clan.

— Vous êtes ensemble ?

L'exorciste baissa les yeux pour masquer le feu marquant ses joues.

— Non ! protesta-t-il un peu trop vivement. Non, bien sûr que non ! Kamiaku-san est charmante, très charmante, mais elle est bien trop jeune et un peu trop extravertie pour un homme tel que moi ! Et puis, dois-je te rappeler que je suis  fiancé à la jeune femme choisie par les vénérables Anciens de notre clan ? Non, Chii n'est rien d'autre qu'une amie. Une amie et rien d'autre !

Malgré la gravité de la situation, Kijin ne put réprimer un sourire : Il avait beau nié le contraire, les sentiments de son aîné crevaient les yeux ! Il était bel et bien amoureux de Chii Kamiaku.

Kijin pouvait comprendre les sentiments de Kishin : la jeune femme ne manquait pas de sérieux arguments, mais pas sûr que ses manières et son franc-parler plaisent aux membres du si respectable et si archaïque clan Akuma !

— Tu comptes lui en parler ?

Kishin ne sut que dire, jamais encore il n'avait échangé pareilles confidences avec son cadet ! Il savait cependant qu'il pouvait être sincère avec lui.

— Pour tout t'avouer Kijin, je l'ignore. Elle appartient certes à un clan respectable mais les Anciens pourront-ils l'accepter ? Elle est si différente de ma fiancée ! Je dois songer avant tout à notre famille. Après tout, je suis le futur chef du clan Akuma. Chii serait-elle d'accord pour assumer le rôle de femme du maître des Akuma, elle qui dit avoir les conventions en horreur ?

L'exorciste s'interrompit, poussa un long soupir avant de poursuivre :

— D'ailleurs, pourquoi parler de l'avenir ? Peut-être qu'elle n'éprouve aucun sentiment à mon égard... Je suis vieux, je suis empoté et je n'y connais rien à l'amour. Que peut-elle espérer d'un homme tel que moi ? Elle, elle a besoin d'un homme qui saura la protéger et l'aimer comme elle le mérite et je ne suis pas sûr de pouvoir assumer ce rôle-là... Père m'a appris comment devenir chef de clan, pas à devenir le mari dont rêve Chii Kamiaku.

L'adolescent l'écoutait parler avec attention. Les questions que se posaient Kishin lui rappelaient étrangement les siennes. Lui, le possédé avait-il le droit d'aimer ? D'aimer Tsuki ?

— Tu sais, je pense que tu devrais lui avouer ce que tu ressens pour elle. Après tout, tu n'as rien à perdre ! Qu' importe ce que pourront dire les vieux et les autres Akuma, ton bonheur est bien plus important que l'honneur familial ! Regarde notre père, lui, il n'a pas hésité une seule seconde à braver les interdits pour me sauver ! Ryuji Akuma lui, n'aurait pas hésité une seule seconde entre l'amour et les conventions !

Un curieux sourire se dessina sur les lèvres de Kishin.

— Je trouve que tu lui ressembles chaque jour davantage, tu ferais un bon chef de clan.

Un pli amer apparut au coin de la bouche de l'adolescent.

— Tu sais très bien que les monstres n'ont rien à faire parmi les Akuma.

— Tu n'es pas un monstre.

— Tu ne t'es jamais soucié de moi en dix-sept ans d'existence ! s'écria Kijin en se levant d'un bond, tu m'as toujours repoussé, tu me détestes ! Alors pourquoi soudain, as-tu décidé de te mêler de ma vie, en cherchant à me sauver !? Pourquoi, Kishin ? Pour respecter une promesse faite à notre père ? Pour montrer combien tu es un chef de clan courageux et respectable ? Pour ne pas avoir de remords le jour de ma mort !? Pourquoi !?

Kishin leva la main et attrapa le poignet de son cadet. Il releva lentement la tête vers lui. Le regard des deux frères se nouèrent l'un à l'autre. Kijin ne put réprimer un frisson : face à lui, il croyait voir le spectre de son père ! L'adolescent se mit à dévisager la figure de son aîné avec fébrilité. Son cœur se serra à cette pensée. Son père, cet être à la fois chéri et respecté...

— Kijin, murmura Kishin. Kijin, je te demande pardon.

Le regard de l'adolescent se voila de larmes. Ce n'était plus Kishin qui se trouvait devant lui, ni même le spectre de Ryuji Akuma mais son cadavre. Ce cadavre mutilé, brisé par les griffes meurtrières de Majinai. Ce corps qui n'avait plus rien d'humain, un simple amas de chair et de sang.

Le regard de l'adolescent se posa sur sa main, inerte dans celle de Kishin. Cette main qui avait été couverte de sang, cette main qui était celle de Majinai et qui avait déjà commis de nombreuses atrocités. Cette main de presque-adulte, souillée par le sang paternel. Une larme glissa le long de sa joue et atteignit le coin de ses lèvres. Il la lapa d'un coup de langue, elle possédait un goût étrange, un goût de sang.

— Kijin, chuchota Kishin tout en attirant l'adolescent à lui.

L'adolescent se laissa tomber à genoux. Kishin l'attrapa par le menton et le força à le regarder en face.

— Kijin, je te jure que bientôt, tout cela sera fini. Je t'en fais la promesse. Mais pour le moment, tu dois me faire confiance. Écoute-moi, j'ai enfin compris le lien qui unit la malédiction des Akuma à celle des Kamiaku. Je crois avoir trouvé le moyen d'y mettre un terme.

Les deux frères Akuma ignoraient qu'ils étaient épiés. En effet, Chii Kamiaku les observait depuis une fenêtre de l'étage, donnant sur la terrasse. Dissimulée derrière un rideau, la jeune femme avait les yeux fixés sur les deux jeunes hommes et tout particulièrement sur le plus vieux des deux.

Quand elle vit le regard grave que posa Kishin sur Kijin, elle ne put s'empêcher de frissonner... avant de se traiter d'idiote ! Elle devait se rendre à l'évidence : elle s'était bel et bien entichée de l'aîné des Akuma !

La jeune fille poussa un soupir, s'écarta des rideaux et se dirigea vers l'une des chambres de la demeure.