Chapitre 72 : Les obscurités de la lune
Quelques jours plus tard, le voyage scolaire se termina. Les trois adolescents furent accueillis à la gare par Aisu et Raiu, accompagnés de Suna et de Mori. Ils allèrent célébrer leur retour dans un petit restaurant.
Kijin et Mizu, se comportèrent comme si de rien n'était, alors que deux savaient pertinemment que ce voyage avait sonné la fin de leur histoire. Après un repas qui se déroula dans la bonne humeur, Kijin, Mizu et Aisu regagnèrent leur demeure tandis que les autres et Juuki, qui devait passer la nuit chez Hayao, rentrèrent au Manoir.
Dès qu'il fut assuré que Aisu et Mizu dormaient profondément, Kijin quitta la demeure endormie et courut en direction du Manoir Kamiaku sous une nuit sans étoiles. Au-dessus de lui, la lune d'une grosseur surnaturelle le surveillait de son clair regard.
Le jeune homme parvint enfin devant l'immense propriété. S'assurant que nul ne traînait dans la rue, il s'approcha du portail et en commença l'ascension. Il eut une seconde de frayeur lorsque son pied droit dérapa et qu'il faillit s'empaler sur l'une des piques, mais il arriva sain et sauf dans le jardin.
Il attendit quelques minutes dans le noir, guettant le moindre bruit de pas ou de voix avant de reprendre sa petite expédition. Il se faufila à travers les arbres à fleurs de cerisiers et les rosiers.
Quiconque l'aurait vu à cet instant, l'aurait sans doute pris pour un spectre.
Sa course se termina sur la terrasse menant à la chambre de Tsuki. Il s'aperçut que la baie vitrée donnant sur l'intérieur n'était pas fermée et qu'il pouvait donc entrer sans trop de difficultés. Il entrouvrit avec précaution et pénétra dans la pièce.
— Tsuki ?
Ses yeux finirent par s'habituer à l'obscurité et il l'aperçut. Elle était là, recroquevillée dans un coin de la chambre. Sa silhouette, éclairée par les pâles rayons lunaires, lui semblait encore plus fantomatique qu'avant son départ ; quant à son visage, il était illuminé d'un sourire figé. Le sourire d'une morte.
— Le loup a enfin retrouvé sa tanière, ricana-t-elle avant de planter son regard dans celui de son visiteur nocturne. Que viens-tu faire ici ?
Kijin eut un haussement d'épaule désinvolte.
— Te voir, quelle question !
— Tu mens !
Elle se leva et s'approcha d'un pas mesuré vers lui. Kijin se pencha vers elle, prêt à recevoir un baiser, mais ce fut une gifle dont il se vit gratifié, sèche et brutale. Il releva la tête et jeta un œil surpris à l'adolescente, tout en massant sa joue endolorie. Les yeux de celle-ci étaient brillants de larmes, larmes qu'elle ne parvenait plus à retenir.
— Espèce de salaud ! s'écria-t-elle avant de se jeter sur lui et de lui rouer la poitrine de violents coups. Tu m'as abandonnée ! Tu m'a laissée seule ! Seule ici ! Je te déteste ! Je te hais !
Kijin la regarda vociférer et s'agiter pendant quelques secondes avant de la saisir par les poignets. Surprise, Tsuki cessa de crier et leva vers lui, un regard inquisiteur. Un curieux sourire se dessina sur les lèvres du jeune homme.
— Ne t'avais-je pas prévenu de ce voyage, Tsuki ?
— Tu parles ! Tu étais bien content de partir, de me laisser pour aller avec elle !
Le sourire de Kijin se changea en un rictus de triomphe : serait-ce possible que Tsuki soit jalouse de Mizu ?
— De qui parles-tu donc ? s'enquit-il d'un ton faussement étonné.
Une grimace démente apparut sur le visage de la jeune maudite. Ses yeux clairs se plissèrent, ne se réduisant plus qu'à deux petites fentes étincelantes de haine.
— Mais de ta traînée, bien sûr ! De ta sale petite grue de Mizu ! T'as couché avec elle, pas vrai ? C'est parce qu'elle te fait toutes ces choses dégoûtantes que tu la suis comme un bâtard de clébard suit sa chienne en chaleur ?
Kijin lui décrocha un regard narquois. Il s'attendait à tout pour fêter son retour : coups, larmes et cris, à toute forme de violence mais certainement pas à une crise de jalousie ! D'un autre côté, cela le rassurait... cela prouvait que Tsuki tenait à lui et qu'elle ne pouvait plus se passer de lui...
— C'est ridicule.
Ces simples mots eurent pour fâcheux effet d'accroître la fureur de la créature.
— Arrête de te foutre de moi ! Tu es son petit ami, non ? Tu as donc dû déjà partager sa foutue couche !
Les lèvres bleuies de l'adolescente se muèrent en un sourire maléfique. Le visage qu'elle arborait à présent, n'avait plus rien d'humain, au contraire, il était celui d'un animal en proie à la folie.
— La sage petite Mizu Kamiaku, minauda-t-elle en imitant le timbre de voix de la timide maudite. Une vraie Sainte-Nitouche, une adorable petite pucelle, tu parles ! Tu veux savoir la vérité, pauvre idiot ? Ta précieuse petite chienne, ça fait bien longtemps qu'elle a vu le loup ! Et tu veux savoir avec qui ?
Elle planta son regard dans celui du possédé avant de reprendre :
— Avec ce cher Taiyou. Notre cher Maître à tous et elle aimait ça, ta petite oie blanche ! Elle avait beau pleurnicher à chaque fois qu'il lui rendait visite, ses airs de petite vierge ne trompaient personne et surtout pas moi ! Il la faisait crier et elle adorait ça et elle en redemandait encore et encore !
Elle prit une voix haut perchée et se mit à crier :
— Allez-y Maître ! Faites de moi tout ce qu'il vous plaira ! Je suis votre maudite, votre servante, votre esclave ! Cher, très cher Maître !
Elle éclata d'un rire démentiel avant de reporter son attention sur Kijin.
— Avoue-le Kijin Akuma, que cela te dégoûte. Dis-le que tu aurais aimé être le premier à passer sur le corps de cette traînée !
Kijin la repoussa.
— Ce qui me dégoûte, ce sont tes paroles. Comment peux-tu tenir de tels propos !? N'as-tu donc aucune pitié ?
Tsuki se plaqua les mains contre les oreilles comme pour se protéger de la voix du jeune homme.
— Tais-toi !
— Tu vénères Taiyou, mais ne vois-tu donc pas que c'est lui, l'unique responsable de tous vos malheurs ? Ne peux-tu donc pas comprendre la souffrance de Mizu ? Le ton de Kijin se radoucit brusquement : Tsuki, tu n'es pas seulement née pour haïr mais aussi pour aimer. M'aimer. Toi aussi tu souffres, comme Mizu, comme Aisu... comme tous les autres maudits. Tsuki, tu n'es pas seulement une maudite, mais aussi une femme.
Kijin interrompit son discours et observa la créature : cette dernière paraissait touchée par ses mots. Son visage avait perdu son air malfaisant et des larmes, bien réelles, glissaient à présent le long de ses joues osseuses. Des larmes d'enfant.
Gênée par ce regard trop insistant, qui venait de la percer à jour, la jeune femme tenta de maîtriser les tremblements de son corps.
— Tais-toi... je t'en supplie, tais-toi... murmura-t-elle d'une voix entrecoupée de sanglots. Tais-toi...
Kijin tendit la main vers elle et lui caressa la joue.
— Calme-toi, Tsuki... je suis là...
La jeune fille lui décrocha une seconde gifle, encore plus brutale que la première.
— Ne me touche pas ! Je t'interdis de me toucher ! Je ne suis pas une de ces femmes, moi ! Je suis une maudite ! Les femmes m'écœurent ! Ce ne sont que des traînées qui ne savent que séduire les hommes ! Et les hommes me font vomir car ils succombent aux charmes de ces créatures dégoûtantes ! Et toi...
Elle se racla la gorge et lui cracha au visage.
— Je te déteste ! Je te hais ! Si seulement tu pouvais crever comme un bâtard de chien au milieu des ordures, je serais la plus heureuse des créatures !
Elle poussa un cri rageur avant de frapper, de nouveau, la poitrine de Kijin.
— Va-t'en ! Va rejoindre ta traînée puisque tu l'aimes tant ! Va-t'en ! Laisse-moi crever ! Je n'ai pas besoin de toi ! Je n'ai besoin de personne !
Des larmes jaillirent de ses yeux clairs.
— De personne, tu entends ? De personne ! personne... Je ne suis pas née pour vivre ou aimer mais pour mourir... seulement mourir...
Les coups cessèrent aussi brusquement qu'ils n'avaient commencés. La jeune fille se détacha de Kijin et se laissa glisser au sol. Le bas de son kimono s'ouvrit, formant un pétale de rose flétrie.
Kijin s'agenouilla devant elle et la regarda, sans proférer la moindre parole. Passé un court instant de silence, un faible murmure jaillit des lèvres de la créature :
— Jin, esceketumaimes ?
— Je te demande pardon !?
Tsuki releva la tête et planta son clair regard dans celui si sombre, du jeune possédé.
— Jin, est-ce que tu m'aimes ? répéta-t-elle d'une voix timide.
En guise de réponse, Kijin fouilla dans la poche de son blouson et en retira le bijou qu'il avait acheté. Il se pencha vers elle et lui glissa le pendentif autour du cou. Il se redressa et lui déroba un tendre baiser. Les joues de la créature s'empourprèrent sous l'effet de la surprise. Au creux de ses seins, la petite rose brillait telle une larme argentée.
Le sourire de Kijin se changea en une grimace douloureuse. Il poussa un gémissement et posa sa main sur son ventre.
Maudit sois-tu, Kijin Akuma ! rugit la voix qu'il ne connaissait que trop bien.
Kijin enfonça ses ongles dans le tissu de sa chemise, comme pour chasser la souffrance le dévorant de l'intérieur. Sa cicatrice le brûlait, signe que Majinai venait de se réveiller.
Pauvre idiot ! Ne vois-tu donc pas que cet amour illusoire ne peut que te mener à ta perte !?
La souffrance était tellement insoutenable que Kijin ne fut pas en mesure de répondre au démon et poussa un autre cri de douleur. Tsuki tendit les doigts vers l'adolescent les déposèrent sur sa main crispée contre sa poitrine.
— Majinai ? demanda-t-elle.
L'adolescent acquiesça en se mordant les lèvres. Les doigts de Tsuki se détachèrent des siens et se faufilèrent à travers sa chemise. La petite main glissa le long de sa cicatrice en une pénétrante caresse. Ce simple effleurement accrut le feu qui brûlait en lui et Kijin dut se faire violence pour réprimer la haine de Majinai envers Tsuki.
Tue-la ! lui ordonnait le démon. Tue-la ! Tu ne l'aimes pas ! Elle est notre ennemie, Kijin. Elle se sert de tes sentiments pour m'atteindre à travers toi. Ce kami qui vit en elle, n'a qu'un seul désir : se venger de moi ! Akuma, arrête ! Akuma, écarte-toi de cette créature !
Kijin brandit sa main droite en un geste de rejet. Tsuki releva la tête et lui adressa un curieux sourire avant de se pencher vers lui.
Dès que les petites lèvres se posèrent sur sa cicatrice, il ferma les yeux. Les baisers de Tsuki, aussi froids qu'une bise hivernale, parvinrent peu à peu, à chasser les flammes se consumant dans ses entrailles.
Kijin fit glisser ses doigts le long du visage de l'adolescente. Celle-ci détacha sa bouche de sa peau et lui coula un dernier regard avant de se jeter à son cou. Ils tombèrent à la renverse et se roulèrent sur le tatami.
Ils luttèrent quelques secondes et ce fut Tsuki, qui sortit victorieuse de cette bataille. Assise à califourchon sur le torse dénudé de sa proie, elle la dévisageait,un sourire carnassier accroché aux lèvres, le même que celui qu'arborait Taiyou Kamiaku.
Ses yeux clairs étincelaient dans l'obscurité et brillaient d'une lueur de convoitise accentuant encore davantage sa ressemblance avec le kami la possédant. Elle était devenue louve. Une louve qui venait de trouver un nouveau jouet à son goût. L'étrange créature, rassemblant toutes ses forces, s'empara des mains de Kijin et les plaquèrent au sol pour éviter qu'il ne lui échappe et s'inclina vers lui pour lui dévorer le visage de baisers passionnés, parfois féroces, tantôt maladroits.
Leurs lèvres se livrèrent à une âpre lutte avant de s'unir en un sauvage baiser. Avec hargne, tels deux prédateurs enragés, ils se mordirent la bouche, mêlant leur salive et leur sang. Ce sanglant baiser, qui s'apparentait davantage à un déchiquetage de charognards qu'à un baiser entre deux amants, avait un goût à la fois amer et délicieux, de haine et de passion.
Tsuki se détacha de Kijin et se redressa en sursaut. Son visage était couvert de sueur. Elle fixait un point dans l'ombre qu'elle seule pouvait voir. Elle porta la main à son cœur et dut se faire violence pour réprimer la nausée lui grignotant les entrailles.
Soudain, le hurlement d'une louve à l'agonie résonna en elle et elle eut la vision d'une chaîne faite de fleurs et de feuilles se rompant, avant de se changer en frêle biche.
Tsuki poussa un cri de souffrance avant de s'évanouir. Un, encore un. Les liens maudits les unissant l'un à l'autre se disloquaient de toutes parts, tels la chair d'un cadavre en décomposition. Le cadavre qu'elle, Tsuki Kamiaku, serait bientôt.
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