Chapitre 32 : La Marque du démon
Un matin, alors que les trois amis se rendaient en cours, quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils virent Suna Kamiaku vêtu de l'uniforme scolaire, adossé contre un mur, entouré par une horde de jeunes filles. Lorsque ses cousines et Kijin s'approchèrent du groupe, l'adolescent leur adressa un petit signe de la main. Juuki serra les poings et, écartant les groupies, s'avança d'un pas furieux vers son cousin.
— Puis-je savoir ce que tu fous ici, Suna Kamiaku !? s'écria-t-elle, poings plantés sur les hanches.
Le jeune homme lui lança un regard indifférent avant de porter sa main à son oreille qu'il gratta d'un geste las.
— Je fais connaissances avec mes nouvelles camarades de classe.
— Tu quoi !? s'étrangla l'adolescente.
Un curieux sourire se dessina sur les lèvres de Suna, ce qui fit tomber en pâmoison quelques filles présentes autour de lui.
— Je te l'ai dit Juu, c'est fini la vie peinarde. Suna Kamiaku est de retour dans ton existence!
Pour une fois, il ne plaisantait pas, son ton était des plus sérieux. Juuki en resta bouche bée et ne sut quoi répondre. Mizu s'approcha de son cousin, Kijin fit de même et tous deux allèrent saluer leur cadet, qui se trouvait à présent dans la classe inférieure.
Alors qu'il discutait avec Suna, Kijin ressentit une brûlure lui grimper le long des entrailles. Une voix masculine se fit alors entendre dans son esprit :
Retourne-toi, Kijin Akuma et regarde.
Le jeune homme s'exécuta et sentit ses jambes se dérober sous lui. Non loin du petit cercle, se tenait un jeune homme, vêtu d'un kimono noir. L'homme balayait le le petit groupe d'adolescents de son regard perçant, pareil à celui de Kijin. Le regard de l'adolescent et de l'adulte se croisèrent. Kijin se recula d'un pas et voyant que l'homme venait de le repérer, il prit son élan, se fraya un chemin entre les groupies de Suna, et sourd aux appels de Juuki, s'enfuit loin des salles de classe.
Essoufflé par sa course éperdue à travers les couloirs du lycée, Kijin trouva refuge dans les toilettes et verrouilla la porte derrière lui. Le pas tangent et le visage couvert d'une sueur poisseuse, il tituba jusqu'au lavabo. Il s'y agrippa et eut un haut-le-cœur. Un flot de sang jaillit de ses lèvres et se déversa dans l'évier, quelques gouttes se dispersèrent autour de lui, tachant le sol, ses vêtements et le miroir accroché au-dessus du lavabo.
Le jeune homme releva péniblement la tête et décrocha un regard fiévreux à son reflet, se dessinant au milieu des gouttes de sang. Ses ongles s'enfoncèrent et se blessèrent sur le marbre maculé du liquide rougeoyant. Ce qu'il craignait le plus, venait d'arriver. Depuis quelques jours déjà, il avait senti sa présence. Il savait que tôt ou tard, il finirait par le retrouver, qu'un chasseur n'abandonnait jamais le loup qu'il traquait. Il avait simplement espéré que leur confrontation n'arrive un peu plus tard !
Kijin. Il est là, tout près.
Je sais.
Alors qu'attends-tu pour me libérer, Kijin Akuma ?
Non !
Kijin, laisse-moi...
Non !
Le jeune homme se pencha et se prit la tête entre les mains pour échapper à la voix malfaisante qui, une fois de plus, venait le tourmenter. Il se griffa les joues afin d'oublier cette voix en se concentrant sur la douleur provoquée par ce geste. Peine perdue ! La chose prenait un malin plaisir à venir s'emparer de son esprit.
Laisse-moi me libérer pour que je lui règle son compte, Akuma.
Je refuse !
Fais-le, pour sauver notre vie !
Je ne suis pas un meurtrier !
Un rire méprisant se fit alors entendre à l'intérieur de son corps : Vraiment ? Ainsi donc, tu es innocent et pur comme l'agneau qui vient de naître... étrange... dis-moi Kijin Akuma, tes doigts ne sont-ils pas souillés de sang ? Celui de ta chère mère, celui de ton...
Tais-toi ! Cesse de me tourmenter !
Et comment le pourrais-je, Akuma ? Je te rappelle que toi et moi, nous sommes liés corps et âmes. Tu es à moi, tu m'appartiens. Nos deux sangs, nos deux esprits ne forment qu'un. L'aurais-tu oublié, misérable mortel !?
Kijin ressentit une brûlure lui déchirer le bas-ventre. Il ne put réprimer le second haut-le-cœur qui lui saisit les entrailles et une nouvelle gerbe de sang, constellée de gros caillots noirâtres explosa contre le miroir. Le jeune homme essuya sa bouche humide d'immondices du revers de sa manche.
Regarde bien ce visage, Kijin Akuma. C'est celui d'un meurtrier, d'un homme maudit. Pourquoi refuses-tu de me libérer ? Un cadavre de plus ne changera rien à ta condition. Tu es né maudit et tu mourras en maudit.
Les mains de l'adolescent furent saisies de tremblements. Tout son corps était soumis à une force surnaturelle qui le dépassait.
Je te l'ai déjà dit, cesse de t'entêter, Akuma ! Tu ne peux lutter contre moi ! Je fais partie de toi, je suis toi. Tes sentiments si ridiculement humains ne peuvent rien contre mon pouvoir ! Tu ne peux résister à ma volonté ! Laisse-moi nous sauver une fois de plus, avant que ta lâcheté ne vienne nous condamner !
Non.
Un vent glacial s'engouffra dans la pièce. De la brume apparut autour de l'adolescent penché au-dessus du lavabo. Le hurlement sinistre d'un loup aux abois se fit entendre.
Regarde ton reflet, Kijin Akuma.
Le jeune homme s'exécuta. Lorsque son regard se posa à nouveau sur son double de verre, il vit le reflet d'un autre homme se dessiner à ses côtés. Un homme doté d'une aura surnaturelle, quasi divine. Il flottait au-dessus du sol tel un spectre malfaisant. Son visage, blanc comme la mort, étincelait d'un sourire sanguinaire ; quant à ses yeux couleur de sang, ils brillaient d'une lueur infernale.
Retourne d'où tu viens, démon !
Oh non, Kijin.
La main de l'homme se posa sur le cou de l'adolescent. Une griffe apparut à son index. Griffe qu'il planta avec une certaine délicatesse dans la chair du jeune homme. Une goutte de sang jaillit de la plaie, que l'étrange démon s'empressa de nettoyer d'un petit coup de langue.
Pourquoi résister Akuma ? Alors que tu sais que je suis le seul qui puisse sauver nos deux existences.
Kijin vit avec terreur ses propres mains se pourvoir d'une épaisse fourrure noire et de griffes acérées. La créature infernale se pencha vers sa proie et effleura son oreille de son haleine putride, pareille à l'odeur d'un cadavre en décomposition.
Oui, c'est ça, Kijin... laisse-moi m'emparer de toi...
La main pâle quitta la nuque de l'adolescent et se coula, serpentine, jusqu'à son torse et s'arrêta là où se trouvait l'empreinte maudite. Kijin ne put soutenir le regard de son ennemi et ferma les yeux pour échapper à ce reflet démoniaque. Il sentit la main se faufiler à travers les pans de sa chemise et se poser sur sa cicatrice. Il ne put réprimer un gémissement douloureux lorsque cette main, molle et glaciale, se mit à parcourir la marque infamante.
La créature adressa un rictus aux deux reflets enlacés et d'un geste vif, planta l'une de ses griffes dans la cicatrice brûlante. Kijin poussa un second cri, encore plus inhumain et terrifiant que le premier, ce long cri de souffrance résonna dans la pièce vide, tel un appel au secours que nul n'était en mesure d'entendre.
La plaie se mit à saigner et en coulant, le sang répandit son feu destructeur à travers tout le corps de l'adolescent. Il pénétra dans tous les pores de sa peau, grignotant ses muscles, sa chair, avant de s'attaquer à ses os et à ses entailles. Le feu démoniaque, petit rat aux crocs acérés, dévorait chaque parcelle du corps offert sans omettre le moindre recoin ; savourant avec délice, cette chair délicate et au goût ensanglanté, brûlante de peur.
Kijin parvint à ouvrir les yeux et, surmontant la douleur, il leva sa main droite et la posa sur celle de son rival.
Je t'en prie, laisse-moi.
Non, Kijin. Notre petit entretien est loin d'être terminé.
La créature resserra son étreinte, les doigts de l'adolescent se crispèrent sur la main du démon. Les deux adversaires échangèrent un regard haineux à travers le miroir. Tous les deux désiraient triompher, mais lequel des deux serait assez fort pour y parvenir ?
Nul ne peut renier sa véritable nature, Kijin Akuma.
Si, et je te le prouverai!
— Majinai, je t'ordonne de le lâcher !
Kijin blêmit en apercevant le troisième reflet se dessiner dans le miroir. L'homme, la paume de sa main droite tendue vers l'adolescent et la créature, s'avança vers les deux ennemis. Son regard ne trahissait aucune peur, la présence du démon ne paraissait guère l'intimider !
— Kijin, murmura l'homme, d'une voix plus douce. N'aie crainte.
L'adolescent en guise de réponse, décrocha un regard haineux à cet homme qu'il détestait presque autant que ce démon qui le possédait.
Le jeune homme desserra ses doigts de ceux du démon et posa sa tête contre sa poitrine, les yeux clos. Le démon esquissa un sourire victorieux et laissa son esprit pénétrer le corps de son maudit, afin que leurs deux âmes ne fassent plus qu'une.
— Kishin, murmura la créature qui à présent contrôlait le corps de Kijin, quel plaisir de te revoir parmi nous ! J'ai veillé sur Kijin et sache que ton cher petit frère a été des plus sages. Plusieurs fois, je l'ai tenté mais il a toujours su résister à l'appel du crime. Tu es venu pour nous tuer, n'est-ce pas Kishin ? Pour nous tuer tous les deux.
— Désolé de décevoir tes espérances Majinai, je suis venu uniquement pour toi. Tu es celui que je tuerai. Quant à Kijin, je vais le libérer de ton emprise maléfique !
Le démon éclata de rire. Son geste révéla une bouche aux crocs acérés et luisants de sang. Il s'approcha de l'aîné des Kamiaku. Kishin se recula et se retrouva acculé contre le mur, la face infernale de Majinai penchée au-dessus de son visage.
— Serait-ce un défi, Kishin Akuma ? Tu sais pourtant que j'ai horreur de ce genre de provocation ridicule! Ton géniteur a tenté de libérer Kijin, il en est mort ! Serais-tu à ce point stupide pour commettre la même erreur que lui ?
— Je réussirai, Majinai. Que tu le veuilles ou non, Kijin ne t'appartiendra plus !
— Quelle touchante déclaration !
Un cruel rictus se dessina sur le visage diabolique. Kishin fronça les sourcils, méfiant. Un frisson lui parcourut l'échine, mais il ne manifesta aucun signe de peur, il était prêt à en découdre avec le démon, si ce dernier s'avisait de tenter une attaque contre lui !
— Kijin ! s'écria le jeune homme, Kijin, je sais que tu peux m'entendre !
Non, je ne veux pas.
— Kijin, essaie de lutter contre lui ! Je sais que tu en es capable, résiste à Majinai !
Pourquoi me demandes-tu de résister ? Tu sais pourtant à quel point face à Majinai, je suis faible...
— Kijin !
Le démon écarquilla les yeux de stupeur et porta sa main à sa poitrine. Il s'effondra à genoux sans quitter l'exorciste du regard. Il avait sous-estimé les forces du nouveau Maître des Akuma !
L'homme ferma les yeux, croisa les doigts sous son menton et entama une prière destinée à libérer l'esprit de Kijin. Majinai poussa un cri terrifiant avant de sombrer dans l'inconscience, le corps enveloppé dans une épaisse nuée noire. Kishin ouvrit les yeux et inconscient du danger, accourut vers la forme allongée sur le sol. Il s'agenouilla et la saisit par les épaules. Il ne put réprimer un soupir de soulagement : son sort avait réussi, Kijin avait retrouvé son apparence humaine ! Le jeune exorciste posa ses doigts sur le front de son jeune frère et de son index, dessina un signe, l'emblème du clan, sur la peau moite de sueur. Peu à peu, l'adolescent reprit connaissance. Kishin l'attira contre lui et le secoua avec douceur.
— Kijin ? Kijin ?
— Kishin... murmura le jeune Akuma d'une voix faible.
Il ouvrit les yeux et enroula ses doigts autour du poignet de son aîné.
— Désolé, je n'ai pas su le contrôler...
— Tu plaisantes ! Sans toi, je ne serais jamais parvenu à le refermer dans ton corps !
— Tu es venu pour me ramener au Manoir, n'est-ce pas ?
Un éclat de tristesse traversa le sombre regard de l'aîné des Akuma.
— Je suis désolé, Kijin. Ton sort est scellé et je n'ai rien pu faire pour empêcher les Anciens de revenir sur leur décision, mais...
— Je suppose qu'elle est aussi la tienne, l'interrompit son cadet, pas vrai le nouveau Maître du clan ?
— Kijin...
Le jeune homme le repoussa et se releva d'un pas titubant. Kishin resta agenouillé au sol, les mains crispées sur ses genoux.
— Je suis sincèrement désolé, Kijin. Ce n'est pas de gaieté de cœur qu'ils... Kijin... écoute-moi. Je...
— Je suis de votre sang que quand cela vous arrange ! Le reste du temps, je ne suis que le paria !
Il se retourna vers son aîné et lui adressa un sourire empli d'amertume.
— Ne t'en fais pas, Kishin Akuma, j'accepte mon destin. Lorsque je reviendrai au Manoir, je vous remercierai tous de m'avoir condamné à mort. Comme tu as dû sûrement te le répéter à toi-même depuis que tu es parti à ma recherche, c'est ce qu'il y a de mieux à faire. Vous serez ainsi tranquilles, jusqu'à ce qu'un autre naisse avant de mourir et ainsi de suite jusqu'à ce que notre lignée maudite ne s'éteigne.
Kishin ne sut que dire et Kijin ne lui laissa pas le temps d'y réfléchir. Il poursuivit, toujours sur ce même ton oscillant sans cesse entre fatalité et rancœur :
— Avant de retourner au Manoir et affronter la sentence des Anciens, je souhaiterai faire mes adieux à ceux qui m'ont aidés. C'est curieux tu sais, pour la première fois, grâce à ces personnes, je me suis senti véritablement humain, ça ne m'était jamais arrivé auparavant.
Il se tut, ne désirant pas laisser son aîné percevoir sa tristesse. La tête basse, il se dirigea vers la sortie des toilettes. Kishin se releva et le suivit sans proférer la moindre parole. Lorsqu'il passa près d'un lavabo, Kijin jeta un furtif coup d'œil à son reflet dessiné. Il était redevenu Kijin. Il sentit son cœur se serrer à l'idée de son prochain départ. Aisu, Juuki et Mizu, sans savoir d'où il venait et qui il était, l'avaient accepté tel qu'il était. Elles l'avaient fait rentrer dans leur vie, lui avaient appris à devenir un homme presque « normal » et il ne savait comment les en remercier. Il aurait tant voulu pourtant, apaiser leurs tourments en les libérant de leur malédiction !
Un triste sourire se dessina sur ses lèvres : insensé qu'il était ! Il avait cru pouvoir leur venir en aide alors que lui-même était incapable de se libérer de son propre démon ! Sentant la présence de Kishin derrière lui, Kijin s'arracha de son reflet et sortit des cabinets.
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