Chapitre 100 : Le Dernier Pardon
Tsuki Kamiaku, la dernière maudite encore prisonnière de ses chaînes, se terrait dans sa chambre. Debout devant la baie vitrée, elle contemplait d'un œil embué de larmes, le ciel de cette nuit hivernale, loin de l'agitation régnant dans le manoir, elle s'était replongée dans ses souvenirs.
Elle posa son index sur le verre gelé et le laissa glisser le long de la paroi, pareil à cette larme perlant au coin de sa paupière mais qui se refusait à rouler sur sa joue. Dix-huit. Elle avait déjà vécu dix-huit ans. N'était-ce pas suffisant ? Elle avait déjà connu tant de peines et de souffrances ! Ne valait-il pas mieux qu'elle disparaisse pour de bon ? En dix-huit ans, combien de rôles avait-elle dû jouer ? Celui d'un garçon pour satisfaire les caprices d'un père qui n'en avait jamais été un ; celui d'une adolescente folle à lier, déchirée entre différents sentiments ; celui du bourreau lui-même victime, celui d'une possédée ; celui d'une amante perdue ; celui d'une jeune fille amoureuse...
La larme parvint enfin à couler le long de sa peau et atteignit la commissure de ses lèvres. Elle la lapa d'un coup de langue, savourant avec délice, son goût amer et salé, cette étrange saveur mêlant la tristesse et la résignation.
Raiu et Aisu libres, ce n'était plus qu'une question d'heures avant que Majinai ne se décide à briser les chaînes maudites de Taiyou, la condamnant ainsi, à une agonie certaine et douloureuse pour qu'enfin, s'accomplisse la vengeance du démon !
Mikazuki s'était tue et semblait s'être résignée à son sort. Elle ne cherchait plus à lutter, ni à attiser la folie de son enveloppe charnelle. À quoi bon ? Elle avait de nouveau échoué. Tsuki savait que ses larmes n'étaient pas uniquement les siennes, mais aussi celles du kami lunaire pleurant sa défaite, sa déchéance et surtout, son amour perdu à jamais.
Soudain, une vision s'imposa dans l'esprit de l'adolescente. Éblouie par la lumière aveuglante de ses images remplaçant le jardin enneigé, elle vacilla et tomba à genoux.
Une chaleur bienfaisante se glissa dans ses veines et un rayon de soleil, jaillit d'un ciel bleu et vint lui caresser le visage. Elle ferma les yeux et laissa son corps se couler dans cette lumière blanche, si apaisante.
Elle se trouvait à présent loin de l'univers froid et enfermé du Manoir, dans un champ immense, éclairé par un soleil aux rayons consolateurs. Elle effleura des doigts, ce tapis de verdure s'offrant à ses paumes crevassées et lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle aperçut la cime majestueuse des arbres recouverts de fleurs blanches. Au loin, elle crut distinguer la forme cristalline d'un lac entouré de roseaux. Où se trouvait-elle donc ? Était-elle donc morte ? Pourtant... elle se sentait si vivante ! Comme si la vie coulait à nouveau dans ses veines.
N'aie crainte, Tsuki murmura alors Mikazuki. Ce royaume est celui des kamis. Regarde ! La vie de nouveau reprend ses droits.
La jeune fille releva la tête et là, non loin d'elle, elle aperçut la silhouette de Kijin, recroquevillée sur le sol. Elle voulut courir vers cette ombre, mais la voix de Mikazuki l'en empêcha :
Non, Tsuki. Pour le moment, tu dois laisser Kijin seul. Majinai doit d'abord retrouver les siens, ses kamis avant de nous rejoindre, nous. Et enfin, tout sera terminé... nous serons tous libérés...
Peu à peu, le jardin disparut et Tsuki retrouva la sinistre atmosphère de sa chambre.
♠♠♠
Kijin ouvrit les yeux. Il venait de rêver d'un aigle majestueux emportant entre ses serres, une tigresse au regard couleur de glace. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : Raiu et Aisu, les derniers maudits venaient d'être libérés.
Où se trouvait-il donc ? Il ne reconnaissait pas ces lieux désolés, recouverts de glace et de neige, fouettés par une brise hivernale et foudroyés par des éclairs.
Kijin se redressa avec peine et scruta l'horizon d'une regard vitreux. Peu à peu, les ombres devinrent un paysage : il devina les collines, de vastes étendues qui courraient jusqu'à perte de vue. Était-il mort ? Se trouvait-il dans l'autre monde ?
Il sentit une brusque chaleur envahir tout son corps et jaillir du bout de ses doigts pour réchauffer l'herbe chatouillant ses pieds. Surpris, Kijin baissa la tête et découvrit avec stupeur que la neige avait laissé place à un verdoyant tapis !
Il continua sa marche et comprit, après un moment de flottement, qu'au fur et à mesure de son avancée, la vie reprenait ses droits dans cet univers désolé.
Bientôt, il se retrouva dans une plaine immense, tapissée de fleurs inconnues et de papillons aux ailes chatoyantes. Les arbres se recouvrirent de leur feuillage, de fruits et de fleurs. Le roucoulement de diverses espèces d'oiseaux se fit entendre tout autour de lui. Un gigantesque lac limpide coulait à présent près de lui.
Kijin massa son crâne endolori. Il éprouvait comme un curieux sentiment de déjà-vu. Il connaissait ces lieux paradisiaques... à moins qu'il ne se trouvât dans un endroit appartenant jadis à Majinai ? Ce qui expliquerait sans doute, l'aspect magique et bucolique des lieux, pareils à ceux décrit dans les contes d'Aisu ! À moins qu'il ne s'agissait d'un rêve...
— Maître, chuchota une voix de femme derrière lui.
Kijin se retourna. Onze silhouettes se tenaient en cercle autour de lui. Les kamis maudits par Majinai.
Celle qui venait de parler, s'avança. C'était une déesse de petite taille, vêtue d'une longue robe qui semblait être faite de glace. Ses yeux, de la même couleur que son abondante chevelure elle aussi de glace, brillaient d'une lueur qui n'avait rien de haineuse, bien au contraire...
— Majinai, je suis si heureuse de vous revoir parmi nous.
Kijin aperçut alors son reflet dans le lac. Les griffes acérées, responsables de tant de crimes abominables, tombèrent au sol et se changèrent en poussière. Il se dressa sur ses deux pattes, comme un être humain. La sombre fourrure recouvrant son corps disparut, ses crocs rétrécirent jusqu'à redevenir de simples dents. Une longue chevelure noire, nouée en une queue de cheval portée basse, encadrait à son visage humain retrouvé. Une longue cape, faite de la fourrure drue d'un loup noir recouvrait ses épaules.
Kijin ou plutôt Majinai, ne parvenait plus à détacher son regard de son reflet : celui d'un homme à la puissante carrure, aux traits princiers et aux yeux couleur de sang. Un homme à la beauté surnaturelle. Le Maître des kamis, qui, comme ses anciens adversaires venait de retrouver son apparence divine première.
— Koori, chuchota-t-il d'une voix plus grave que celle de son enveloppe charnelle, à l'intention de la déesse.
Il s'approcha d'elle et la serra contre lui. La déesse ferma les yeux pour mieux savourer cette étreinte. Après tant de siècles de séparation et de haine, elle venait de retrouver son frère cadet, son fier Majinai qu'elle avait adoré et protégé comme une mère !
— Jure-moi de ne plus jamais nous laisser, lui souffla-t-elle au creux de l'oreille avant de se détacher de lui.
Elle s'écarta de quelques pas et s'agenouilla respectueusement face à lui. Une par une, toutes les divinités s'avancèrent vers leur Maître et s'inclinèrent devant lui : Yaudachi, le kami de foudre, au regard d'aigle et à la silhouette impressionnante ; Fubuki, un jeune adolescent au teint pâle, vêtu d'un kimono fait de neige ; la déesse Tsuchi, jolie femme à la figure d'argile dont le corps était à peine dissimulé sous un voile léger couleur de terre. À ses côtés, se tenait un peu intimidée, la discrète Seisu, peu loquace kami de l'eau, emmitouflée dans un habit aquatique dans lequel nageait des poissons aux couleurs étranges et diverses plantes d'eau. Hii, la flamboyante déesse du feu, à la tignasse aussi rouge que le feu teintant ses joues, était revêtue d'un long kimono sur lequel se consumait des flammes tantôt violettes, tantôt orange ou rouges. Elle tentait tant bien que mal, d'échapper au malicieux Hayashi, le kami du vent, qui tenait d'éteindre les flammes de son costume à l'aide de son souffle froid. Son petit jeu fut rapidement arrêté par Nakasu, un beau jeune homme à la crinière dorée, le protecteur de Hii et puissant kami des sables qui, bien que de constitution fragile, était l'un des esprits les plus redoutables des Douze. Ce petite querelle amicale amusait grandement la pétillante Hayashi, la plus jeune de tous les kamis, celle qui parcourait les forêts et jouait des tours pendables aux mortels s'aventurant dans les bois. La petite chipie riait aux éclats tout en tirant sur sa longue tresse auburn parsemée de fleurs et de feuilles. Un peu à l'écart, se trouvait, immobile et comme figé dans la pierre, l'impassible Kiseki, le kami au regard de granit.
Tous les dix kamis libérés, tous sans aucune exception, saluèrent leur ancien Maître. Majinai tendit la main vers eux, indiquant par ce simple geste qu'il leur pardonnait leur trahison passée.
Les derniers nuages peuplant le ciel disparurent et le vent froid fut remplacé par une apaisante brise, aussi douce que la caresse d'un soleil de printemps. Le Royaume divin venait de retrouver sa sérénité et sa magie perdues depuis des siècles.
Koori, la déesse des glaces, se redressa, s'approcha de Majinai et serra ses mains dans les siennes.
— Et maintenant Maître, qu'allez-vous faire ? Allez-vous rester parmi nous ?
— C'est là mon désir le plus cher, Koori. Mais pour le moment, je ne peux m'y résoudre... Mikazuki a besoin de moi, Asahi la tient encore en son pouvoir.
Les yeux de Koori s'écarquillèrent de stupeur.
— Lui avez-vous pardonnée Maître ?
En guise de réponse, Majinai s'inclina et déposa un tendre baiser sur le front de sa sœur aînée. Au regard dont il l'enveloppa, elle comprit que le temps avait réussi à apaiser son courroux.
Le Maître se retourna ensuite vers ses kamis, leur adressa un dernier salut avant de disparaître dans un tourbillon de fumée noire. Les dix kamis restèrent un long moment à regarder l'endroit où leur Maître venait de disparaître. Ils espéraient tous son retour, en compagnie de Mikazuki.
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