2. Sentence à vie
En sortant de sa matinée de service, Sage réalisa que ce serait sa dernière chance de profiter d'un après-midi sans s'en faire pour le lendemain. Une fois qu'on lui aurait affecté un poste, elle devrait chercher un logement et subvenir à ses propres besoins. Beaucoup de jeunes ne parviennent pas à joindre les deux bouts et finissent à la rue dans les premiers mois après leur affectation. Heureusement, Sage savait pouvoir compter sur le soutien de sa famille en cas de coup dur.
Le jeune femme prit la direction de la Taverne Grivoise, là où sa mère travaillait de dix heures à minuit, six jours par semaine. Elle prit son temps, voulant passer devant chaque recoin de la ville où elle jouait, enfant, avec ses frères et sœurs, avant qu'on lui rappelle la dure réalité de Valdaren. La jeune femme fit courir ses doigts le long de l'écorce de l'arbre centenaire dans lequel elle avait l'habitude de grimper pour observer l'agitation de la place de la Victoire. L'année de ses 10 ans, elle avait raté une branche et s'était ouvert l'arcade sourcilière. Elle en avait gardé une petite marque, à peine visible, une cicatrice légèrement plus blanche que le reste de sa peau. Elle avait eu de la chance ce jour-là, les enfants estropiés atteignent rarement l'âge adulte.
Sage tourna à droite après la place et longea le canal. Les maisons étaient plus grandes de ce côté-ci de la ville. La caste des marchands faisait partie des privilégiés. Ils ne manquaient de rien, étaient en relation professionnelle avec les plus hautes sphères mais devaient quand même travailler chaque jour pour se maintenir à flot. Ça leur laissait un goût amer dans la bouche. Faisant d'eux les pires des manipulateurs et les plus virulents envers les castes inférieures. La mère de Sage lui avait un jour raconté qu'une des filles qui travaillait avec elle à la taverne avait oublié d'apporter une chope de bière à un marchand et qu'après son service, elle avait été attaquée sur le chemin du retour et rouée de coups.
En poussant la porte de la taverne, Sage fut assaillie par les odeurs de tourtes à la viande, de bière et de sueur. Un mélange qui lui retourna l'estomac. Ce n'était pas l'endroit le plus fréquenté de la ville, et les marchands qui s'y arrêtaient étaient souvent de passage dans la capitale. Aussi, ne s'étonna-t-elle pas, malgré l'heure, de déjà trouver quelques hommes saouls accoudés au comptoir en train de reluquer sa mère. Celle-ci ne leur prêtait pas attention, beaucoup trop habituée à ce genre de grossiers personnages pour en avoir quelque chose à faire. Quand elle se retourna et aperçut sa fille, son visage s'illumina, comme à chaque fois. Elle se précipita vers elle.
— Sage, je suis contente de te voir ! Comment s'est passée ton dernier jour de service ?
Elle passa derrière le bar et lui raconta sa journée, pendant que sa mère servait les clients. Quelques minutes plus tard, un marchand aux tempes grisonnantes entra et la mère de Sage se figea comme pétrifiée.
— Je crois qu'il vaudrait mieux que tu ailles faire un tour mon ange.
Ne comprenant pas, Sage suivit son regard affolé et tomba sur l'homme qui les observait. Elle allait demander pourquoi quand elle la poussa de derrière le comptoir et glissant une pièce rouillée dans sa main, lui ordonna d'aller acheter une miche de pain pour fêter le début de sa vie d'adulte. La jeune femme n'avait pas pour habitude de désobéir et la tension palpable dans la pièce lui serrait la gorge, aussi ne posa-t-elle aucune question avant de se diriger vers la porte. Elle n'avait pas l'intention de se retourner, mais au moment où elle allait laisser la porte se refermer, elle glissa un regard à l'intérieur. Sa mère se tenait proche du comptoir, un sourire figé sur les lèvres, alors que l'homme passait un doigt sur son visage.
Sage se mit à courir dans la rue, son cerveau incapable de comprendre la scène qu'elle venait de voir se jouer sous ses yeux. Elle savait que les castes était un système injuste, où chacun devait revoir son sens de la morale pour survivre, mais elle n'avait jamais cru que sa mère avait besoin de s'abaisser aussi bas. Les larmes lui brouillaient la vue et elle se retrouva bien vite dans les ruelles de son quartier. Elle se laissa glisser au sol et sanglotant. Si sa mère, si fière et si droite, devait subir ce genre de choses, alors comment Sage pourrait-elle passer à l'âge adulte sans que sa fierté et son honneur ne soient piétinés par tous ceux qui lui étaient supérieur ?
Ses mains s'ouvraient et se refermaient convulsivement. Elle sentait la rage bouillir dans ses veines. Elle avait toujours été sujette à ce genre de crise. Face à tant d'injustices, tant de pauvres personnes rabaisser en permanence, Sage avait toujours eu du mal à détourner le regard. Alors très jeune, elle s'était instauré une sorte de routine quand ça lui arrivait. Elle inspirait profondément, et en expirant, récitait les prénoms de ses frères et sœurs. Ils avaient de la chance de n'avoir perdu personne en cours de route. Nombre de familles voyaient leurs enfants mourir de faim, se faire renverser par un carrosse ou bien jeter dans le fleuve trop jeune pour le plaisir des castes supérieures qui pariaient sur combien de temps le pauvre pouvait s'agiter avant de couler d'épuisement.
Lentement, le rythme cardiaque de Sage se calma et elle put respirer normalement. Passant une main sur son visage, elle chassa les dernières traces de sa crise. C'était son petit secret, ses parents seraient morts d'inquiétude s'ils savaient toute la colère que Sage cachait en elle.
Elle se releva et se dirigea vers le marché, elle acheta du pain, comme demandé et rentra chez elle. Le bourg était en vue et bientôt, elle distingua sa petite maison. Elle se composait seulement de la chambre de ses parents, et d'une pièce à vivre de taille plutôt correcte comparé à ce qu'elle avait vu chez les autres. La jeune femme dormait là avec ses trois frères et sœurs restants sur des tapis qu'ils roulaient soigneusement tous les matins.
Quand tous furent rentrés de leur différentes tâches, la mère de Sage prépara un ragoût et ils se partagèrent le pain. Tous bavardaient joyeusement en spéculant sur l'affectation qu'elle recevrait le matin lors de son rendez-vous avec l'Office de Réglementation. Personne ne remarqua l'air absent de la principale concernée. Personne ne vit qu'elle pâlissait à vue d'œil ni l'angoisse dans ses yeux. Personne car toute sa famille savait réellement où était leur place et qu'il ne servait à rien de rêver à mieux. Tous sauf elle. Sage pensait depuis toujours qu'elle arriverait à s'y faire, qu'avec le temps l'être humain s'adaptait à sa condition, qu'il se résignait. Mais la boule dans sa gorge et la bile dans son ventre n'étaient jamais parties.
Ce soir-là, en se couchant, la jeune fille pleura silencieusement. Et lorsque la petite main de Rick, chercha la sienne sous la couverture en un geste d'apaisement, elle se mordit violemment la lèvre pour se calmer et ne pas l'effrayer.
L'aube arriva beaucoup trop vite, et le sommeil agité dont avait profité Sage n'avait pas été réparateur. Elle tenta de se réveiller en plongeant sa tête dans le seau d'eau froide mais rien n'y fit. On l'interpella de la maison voisine.
— Prête pour le premier jour du reste de notre vie ?
Elle se retourna vivement, un peu honteuse d'avoir été prise la tête dans le bac et salua Jamie, son voisin et ami d'enfance. D'aussi loin qu'elle se souvienne, il avait toujours fait partie du paysage. Il était plutôt grand et bien bâti pour quelqu'un de son quartier. Ses parents travaillaient dur et étaient des gens biens comme on en croisait peu souvent à Valdaren. Sage se rappelait qu'un hiver, ils lui avait apporté du potage alors qu'elle se battait contre un méchant rhume qui l'avait cloué au lit pendant des semaines prise de quintes de toux incontrôlables.
— Si on veut, répondit-elle après un instant.
Alors qu'il s'approchait elle lui demanda doucement.
— Tu es excité toi ?
— Plutôt terrifié si tu veux tout savoir.
C'était tout lui de répondre avec une franchise déconcertante. Même quand cela ne le mettait pas en valeur, il répondait la vérité. Simplement. Mais rien n'était jamais simple de là où ils venaient. Elle l'observa, la tête relevée vers son visage. Jamie n'était plus un garçon, c'était un homme et il la dépassait d'une bonne tête.
— Moi aussi, confia-t-elle.
— Ne t'en fais pas Sage, tout ira bien.
Il avait toujours été d'une extrême gentillesse envers elle. Même quand, à l'âge de six ans, elle avait déclaré haut et fort devant tous qu'il était son pire ennemi après qu'il lui eut tiré les cheveux. Il avait peu à peu gagné une place spéciale dans son cœur, chaque jour, par ses petites attentions, par sa prévenance et sa présence.
Il s'éloignait déjà en lui balançant un grand sourire, les pouces levés en signe d'apaisement.
— Tu vas très bien t'en sortir, répond juste aux questions honnêtement et tout ira bien !
C'était facile à dire pour lui. Il était honnête et rentrait parfaitement dans le moule préconçu par la société de Valdaren. Elle était prête à parier que son âme était aussi pure que celle d'un enfant. Sage, elle, savait que ses pensées seraient sévèrement punies si elle osait les formuler à voix haute. On la qualifierait de traître à la couronne, seulement parce qu'elle voulait plus. Plus de liberté, plus d'équité, plus de justice. Mais il y a bien longtemps qu'elle avait compris que de bonnes intentions n'étaient pas récompensées.
Jamie était le gendre idéal. Et dans un monde parfait c'est exactement comme ça que Sage le verrait. Comme son futur mari, le père de ses enfants, son coéquipier. Elle avait bien compris qu'il l'appréciait plus que les autres filles. Qu'il était plus prévenant avec elle qu'avec n'importe qui d'autre. Mais elle n'avait jamais réussi à lui retourner ses discrètes avances. Pas parce qu'elle ne l'appréciait pas. Non, elle aimait beaucoup le jeune homme, mais parce qu'elle savait au fond d'elle que lui l'aimait profondément. Et ça aurait été injuste de sa part que de lui donner des raisons de penser qu'un jour, ils s'uniraient.
Sage se présenta cinq minutes avant le début de son entretien devant le bureau des Réglementations. Ses mains étaient moites et de la sueur lui coulait dans le dos. Elle inspira un grand coup et se mit dans la file des jeunes gens qui patientaient comme elle. Les portes, avec la régularité d'un métronome, s'ouvrirent à sept heures précises. Un flot de Réglementaires jaillit du bâtiment et appelèrent les premiers.
— Sagittaire Jones.
C'était elle. Elle s'avança les jambes tremblantes et suivit le petit homme bedonnant et chauve vers un minuscule bureau. Il peina à faire passer son énorme ventre sous le bureau et Sage eut un haut le cœur en pensant à tous les gens qui crevaient de faim dans son quartier alors que lui mangeait à s'en évanouir chaque jour.
Elle se gifla mentalement pour ne pas penser à ça maintenant. Les prochaines minutes détermineraient le reste de son existence. Dans sa caste, on pouvait être affecté au service du palais, où l'on gagnait sa vie, quoique pas correctement, disons moins mal que si on était affecté au service de nettoyage des rues, là on était sûr de mourir de faim dans les prochaines années.
— Sagittaire Jones, vingt-deux ans, fille de Meg et Richard Jones, six enfants, il avait prononcé ses mots en haussant un sourcil surpris. Il ne devait pas avoir l'habitude des familles nombreuses. Déshabillez vous et montez sur la balance.
Sage se pétrifia. Il y avait quelque chose d'humiliant dans l'inspection et le regard que posait l'homme sur elle. Mais, se faisant violence, elle se leva docilement de sa chaise.
Baisse les yeux. Courbe l'échine. Fais-toi toute petite. Ne parle pas trop fort. Efface-toi devant tes supérieurs.
Baisse les yeux. Courbe l'échine. Fais-toi toute petite. Ne parle pas trop fort. Efface-toi devant tes supérieurs.
Elle se répéta son mantras pour ne pas penser. Avec des gestes mécaniques, elle se déshabilla entièrement, ne gardant que ses sous-vêtements grisâtres. Elle monta sur la balance.
— Alors ? la pressa l'examinateur.
— Quarente neuf, murmura-t-elle d'une petite voix.
Il se leva pour la rejoindre, il fit tomber du plafond un ruban jusqu'à ses pieds et nota à voix haute.
— Un mètre soixante-huit, pas si mal pour votre caste.
Sage frissonna quand il s'éloigna d'elle et se rhabilla aussi vite que possible.
— Nous allons procéder au questionnaire, je vous rappelle qu'une absolue transparence est requise.
S'ensuivit une longue liste de questions, allant du calcul mental, à ses aptitudes physiques lors de son service, si elle avait appris à coudre ou bien si elle savait cuisiner... Autant de choses qui étaient évaluées pour trouver sa "juste place dans la société".
Lorsque l'homme reposa sa plume, Sage avait l'impression d'être dans ce bureau depuis des heures alors que seulement trente minutes s'étaient écoulées.
— Bien, je crois savoir ce qui vous conviendrait et là où vous seriez le plus utile à la société.
Il laissa sa phrase en suspens, prenant le temps de l'étudier une dernière fois avant de couper court au suspense. Sage transpirait abondamment et peinait à trouver de l'air.
— Vous serez assignée à une maison noble pour répondre à leurs moindres désirs et besoins.
Il lui remit un papier, et lui intima d'aller retirer au comptoir son badge d'affectation. Ce qu'elle fit dans un état second.
— Servante, grogna l'homme au comptoir en lui tendant son badge. Y'a pire, vous avez eu de la chance.
De la chance ? Sage avait envie de hurler sa rage au monde. Quand on entrait au service d'une famille noble, c'était un peu comme quand on était assigné au château : on ne sortait jamais, on n'avait pas d'amis... pas de vie. Les rares moments de bonheur qui faisaient que tous se resignaient à vivre dans la peur et la faim disparaissaient. Notre existence entière tournait autour des caprices de cette caste si confortablement installée dans la soie qu'elle ne savait même plus à quel point le pain était un luxe et une denrée rare.
Elle ne reverrait que rarement sa famille, ne rigolerait plus avec Jamie dans une insouciance bienheureuse, ne se baladerait plus dans les rues pendant les longues journées d'été...
Elle ne vivrait plus.
Le cœur au bord des lèvres, elle se résigna à rentrer chez elle, rassembler ses maigres affaires et dire au revoir à tout ce qu'elle avait jamais connu.
***Bonjour à tous,
Comme promis, le deuxième chapitre dans la foulée du premier.
Sage va devoir faire preuve de courage dans les prochains chapitres...
N'hésitez pas à commenter pour me donner votre avis ou vos espoirs quant à la suite. Ou tout simplement cliquer sur la petite étoile !
A très vite,
WSC.
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